Chapitre 34
DARREN
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L'orage gronde et il devrait bientôt faire nuit. En ce moment même, la princesse devrait être en train de se reposer dans sa chambre.
Je ne lui ai pas tenu compagnie. Je ne pouvais pas. Quelque chose m'a empêché, tout à l'heure, de me laisser aller. Je lui ai proposé de rester près d'elle car elle a visiblement peur des orages, mais la vérité est que je n'avais pas la force de lui mentir encore. Sourire. Mains sur son visage qui caressent lentement. Regard plongé dans le sien. Un tas de trucs que je me suis forcé à faire, mais que je n'ai pu me résoudre à continuer.
Toute cette histoire prendra bientôt fin. Je ne peux plus me voiler la face encore de longues semaines. Je ne peux plus rester dans ce tournoi. C'est pourquoi le bal tombe à pic. À dire vrai, mon objectif n'était pas de remporter le tournoi. J'avais un seul but : réussir ma mission. Je ne devais jamais aller aussi loin. Je devrais déjà être rentré à Kelinthos. Près de ma famille. Loin de ces rats d'Imir.
Mais je n'ai pas terminé ce que je devais faire. Je dois accomplir ce pourquoi je suis venu.
Sans un bruit, je m'éclipe de ma chambre. Pour la finale, on nous a répartis dans cinq pièces différentes, ce qui me laisse la pleine opportunité de m'éclipser sans alerter quiconque.
J'ouvre les portes battantes avant de me glisser sur le balcon. Il fait nuit noire. Mes yeux se lèvent vers le ciel et mon cœur se met à tambouriner fort. Mon père m'a envoyé une missive il y a quelques jours pour m'indiquer le jour et l'heure de l'exécution. Je n'ai pas réussi à le faire moi-même alors nous nous en tenons au plan initial.
La veille du bal du Jeu des Cœurs, la princesse Reyna d'Imir devait mourir. C'était là les directives initiales que mon père avait ordonné. L'exécution devait être aussi sanglante que possible, c'est pourquoi il a fait appel à des mercenaires pour m'aider dans ma mission. Ceux de la dernière fois n'étaient qu'un maudit rappel pour moi de ma faiblesse. Car je n'ai pas su la tuer moi-même.
Je me hisse le long du muret en pierres, et retombe habilement sur mes pieds. Je n'ai qu'une chose à faire ce soir : tuer la ribambelle de gardes qui protègent les murs de ce palais.
Je recouvre alors ma tête de ma capuche, et prend une grande inspiration. Je pourrais ne pas le faire. Si je ne les tue pas, les bandits mourront d'une flèche décoché par ces gardes en plein cœur. Et Reyna ne mourra jamais. Mais si je les laisse agir, la princesse lâchera son dernier souffle ce soir. La veille du bal. De toute décision possible.
Mon cœur tambourine fort. Mes oreilles bourdonnent et mes doigts s'agrippent tellement fort autour de ma lame que je rouvre mes blessures de la journée. Je lève de nouveau les yeux vers le ciel, et quelque chose en moi s'éteint. Cette... pulsion... cette émotion que j'avais pour Reyna ne dois plus exister. Je ne dois plus penser à elle de la sorte. Mais inconsciemment, ses boucles blondes s'ancrent dans mon esprit. Son sourire espiègle tournoie dans ma tête comme une malédiction. Son rire s'accroche à la moindre parcelle d'humanité qu'il reste en moi.
Je ne peux pas.
Mais il le faut.
C'est la première fois que je ressens cela pour quelqu'un.
Tu dois les laisser la tuer.
Je tombe à genoux. Les minutes sont comptées. Si je n'agis pas maintenant, je perdrais tout. Et ce n'est pas seulement Reyna qui mourra à l'issue de cette histoire, mais j'y laisserais ma peau aussi.
Je ne peux plus réfléchir. Je n'ai plus le temps. J'efface son prénom de mon esprit, je tais ces émotions, étouffe ses cheveux et ses grands yeux verts qui ont hanté mes nuits au palais. J'enfouis, et refoule ce que je peux taire.
Le cœur en miettes, je me relève. Lentement. Sereinement.
Je me mets à courir en direction des gardes postés le long des murs. Ils me voient arriver et se crient des ordres l'un à l'autre. Mais je ne suis plus qui je suis. Je ne suis que l'ombre de moi-même lorsque j'arrive vers l'un deux et transperce son torax de ma lame.
Ils sont des pères de famille.
J'en agrippe un par les cheveux, pousse un grognement et l'égorge comme s'il ne valait rien. Des hurlements s'écoulent de tous les côtés. Je me rue vers un autre qui brandit son épée, prêt à m'affronter. Son regard est tenace, et il est plus costaud que moi mais je saurais le vaincre.
Je sors de mon fourreau une fine et longue lame tranchante que j'abat sur ce garde. Il contre-attaque de son épée et me fait baisser ma garde. De son épée, il parvient à me trancher l'épaule et j'étouffe un grognement. Il est solide, mais je le serais davantage.
Je tombe sur mes appuis, roule en avant et le prends par surprise. D'un mouvement vif et habile, je parviens à lui planter ma lame dans le dos. C'est un coup bas, mais je dois m'en sortir. Il étouffe un bruit sourd avant de s'effondrer à genoux. Il sait que cela en est fini pour lui. Je ne réfléchis même pas en lui tranchant la gorge.
Je m'éloigne de lui, me dirige vers les deux gardes restants de la lignée. Les mercenaires ont fait le reste du boulot : l'autre rangée de gardes est complètement éteinte.
Je me rue vers le premier, le fait plier en lui enfonçant mon poing dans le ventre puis plante ma lame en plein dans son cœur.
Je suis le pire.
Je me hais.
Un mouvement d'hésitation me saisit lorsque je vois le dernier garde en train de lâcher son épée, complètement terrifié.
— S'il vous plaît, j'ai des... j'ai une fille et une femme... une petite fille... elle n'a que cinq ans... s'il...
Je me fige. Je veux avancer mais je n'y arrive pas. Les larmes coulent sur ses joues et quelque chose se brise en moi.
Ils étaient des pères de famille.
Dans son dos, j'aperçois les mercenaires en pleine action. Ils ne sont que trois. Et sur le point d'exécuter leur mission.
J'observe le garde devant moi. Je devrais le tuer. Mais je ne le fais pas. Au lieu de cela, je l'évite soigneusement et me lance à la poursuite des mercenaires. Je ne les arrêterai pas, je le sais, mais je veux voir. J'ai besoin de voir. Cela sera ma punition éternelle.
Je suis déjà loin quand j'entends un hurlement féminin. Celui de Reyna. Mon cœur bat si fort dans ma poitrine que j'en ai mal. J'ai ce besoin urgent de la rejoindre. J'ai ce... cette chose qui me pousse à aller la voir, la protéger, la serrer fort contre moi, lui dire que tout ira bien si elle reste avec moi.
Je n'ai jamais couru et grimpé aussi vite. Lorsque j'arrive dans sa chambre, elle est vide. Le loquet a été cassé et la vitre brisé. Je me rue vers la porte de sa chambre, arrive dans le couloir et suis le bruit jusqu'à être mené au début d'un couloir sans fin. Au loin, l'un des trois la saisit comme si elle ne pesait rien, et Reyna se débat, hurle, sa tresse s'agite dans tous les sens alors qu'elle se bat pour sa vie, lutte comme si c'était son dernier jour sur terre, et ça l'est, Reyna n'est pas supposée vivre plus longtemps, et quand je la regarde, quand je la regarde quelque chose s'effondre en moi car je ne l'ai jamais protégée, je n'ai fait qu'assouvir les désirs de vengeance de mon père et...
Je pousse un hurlement de rage. Je n'ai jamais crié de la sorte et encore moins pour une fille. Mon cri alerte le mercenaire qui se fige dans son geste et Reyna regarde devant elle. Ses yeux se posent sur moi puis sur les deux hommes qui me rejoignent : Sa Majesté et son bras droit.
Nos yeux se croisent, s'entremêlent et j'y vois une éternité de peine pour moi. Car je ne suis qu'un lâche. Je ne l'ai jamais aimée comme il le fallait. Comme elle le méritait. Car malgré toutes les horreurs que j'ai pu dire, cette fille reste ancrée en moi. Elle s'est faufilée entre mes entrailles, a tatoué son nom sur la peau de mon cœur, m'a chuchoté les rêves d'un futur qui n'existera jamais. Un futur que j'ai détruit.
Je n'aurai été que le traître depuis le début de cette histoire.
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