Chapitre 9 [2/2]
J'ai d'abord remarqué l'odeur. Une odeur infâme d'œuf pourri et de moisissure. Écœurée, mes yeux se sont posés sur un tas informe posé contre l'arbre. Un sifflement suraigu a résonné dans mon crâne.
Des corps. Pales, en décomposition.
Morts.
J'ai eu un mouvement de recul, effrayé. Je pouvais entendre les battements de mon cœur dans mes temps qui palpitaient. Les corps étaient recouverts de feuilles tombées de l'arbre. Les visages étaient méconnaissables, marqués par le temps et la décomposition. Ils devaient être là depuis plusieurs jours.
On est resté tous les trois en silence devant cette scène d'horreur. Ange avait les yeux rivés vers le sol et Luz se tenait les bras croisés contre la poitrine, la respiration haletante.
Je les ai regardés, hésitante. Je savais que nous pensions à la même chose.
— Vous croyez que ce sont eux ?
J'ai fixé le tas, essayant d'identifier les corps de ma famille. Mes yeux se sont remplis de larmes. Luz, le visage pâle, a hoché lentement la tête. Elle a dégluti bruyamment.
— J'aimerais ne pas y croire, a-t-elle chuchoté, la voix tremblante. Mais cela ne peut être qu'eux.
Un violent gout amer m'est monté à la gorge. Ange et Luz se sont écartés en vitesse et, avant même que je n'ai pu le réaliser, je me suis plié en deux et ai rejeté les restes des malheureux cookies mangés au petit déjeuner. Pour ne pas donner plus de détails, j'ai vomi toutes mes tripes.
À bout de souffle, j'ai lâché un râle grave en m'essuyant la bouche. Un gout âcre me restait sur la langue. J'ai pris quelques secondes pour reprendre ma respiration.
— Qu'est-ce qu'est ? a murmuré Luz en s'approchant, les sourcils froncés.
À son grand âge, j'aurais pensé qu'elle connaissait la notion de « vomi ». Elle a tendu la main vers un petit bout de tissu rose, à quelques centimètres de ....
Elle a relevé l'objet au niveau de son visage. Une barrette en forme de nœud, que je connaissais très bien pour l'avoir accroché plusieurs fois entre les mèches blondes d'une petite fille. Le souvenir d'Amy souriante, la barrette retenant ses cheveux en arrière, m'est revenu douloureusement à l'esprit.
— Ces corps....
Luz a lentement relevé le regard vers le mien, l'expression décomposée. Elle a laissé tomber la barrette.
— Ce ne sont pas ceux des disparus.
Sa voix s'est brisée. J'ai haleté, remarquant avec effroi que les corps ne dépassaient pas le mètre cinquante. C'étaient des enfants et cela aurait dû nous sauter aux yeux.
Ange s'est avancé doucement vers les corps et un nuage de mouches s'est envolé à son passage. Je l'ai suivi, la boule au ventre. Il se tenait la tête rentrée dans les épaules, tremblant. Son regard clair s'est accroché désespérément au mien, comme pour me supplier de faire quelque chose. La boule dans ma gorge m'empêchait de parler, alors je me suis contentée de détourner le regard. Je ne pouvais pas supporter la vue de ses grands yeux remplis de larmes.
J'ai tendu une main hésitante vers le cadavre d'un petit garçon. L'odeur était insupportable mais je me suis forcé à le regarder. J'ai reconnu le petit Zéphir grâce aux vestiges de ses bretelles. À côté, avec le collier de fausses perles, c'était Sophia. Ici, c'était le corps de Charles et ses drôles de chaussures en cuir. Et puis il devait y avoir Amy, cachée quelque part sous ce tas de corps en vrac.
Ange a fondu en sanglot et a couru se blottir dans mes bras. Je l'ai serré fort contre moi, comme si cela pouvait les ramener à la vie. Je caressais sa joue d'un geste réconfortant. Elle était lisse et douce au toucher, c'était la peau d'un bébé. J'ai pleuré à mon tour, laissant mes larmes couler contre ses cheveux crépus.
Le pire, c'était que je m'étais faite à l'idée que ces enfants étaient morts. On avait fini par comprendre que cette mystérieuse maladie les avait emportés pour toujours. Mais ce qui me déchirait le cœur, ce qui me paralysait d'angoisse, c'était la certitude que quelque chose de bien pire leur était arrivé. Le gouvernement n'avait même pas pris la peine de désintégrer convenablement leurs corps comme il en était coutume à Subterra. Non, Cassius et ses sous-fifres s'étaient contentés de les jeter dans un coin perdu de la Surface comme de vulgaires déchets. Cassius nous avait menti sans vergogne : nous n'étions pas les premiers citoyens à sortir de Subterra et la Surface n'était pas cet enfer sur terre qu'on nous avait décrit.
Ce qui nous ramenait à cette question : pourquoi notre cité s'était-elle résignée à vivre en exil mille pieds sous terre ?
Luz se tenait en silence à quelques mètres de nous. Je savais qu'elle ne nous rejoindrait pas, même si cela lui aurait surement fait du bien. Ange s'est dégagé de mon étreinte, essuyant ses yeux avec ses manches déchirées.
— Je... je ne savais pas, a-t-il bégayé entre deux sanglots.
J'ai hoché doucement la tête pour le rassurer. Luz a pris une grande inspiration, le visage rougis.
— On ne peut pas les laisser comme ça.
Elle avait raison. Il fallait que nous fassions quelque chose pour eux.
Une demi-heure plus tard, les corps ont tous été emmenés dans un coin ensoleillé de la forêt. Ange nous avait raconté que nos ancêtres avaient l'habitude de creuser un trou et d'y déposer le défunt lors d'une cérémonie. Comme nous ne disposions pas des machines de désintégration de Subterra, nous avions décidé de faire de même. Les connaissances étrangement élevées d'Ange sur la vie avant Subterra m'intriguaient de plus en plus, mais ce n'était pas le moment de poser des questions.
Nous n'avions rien pour creuser, alors on avait aligné les corps en décomposition sur l'herbe verte. Nous nous tenions en silence devant eux, recueillis.
Ange m'a tendu un bouquet de fleurs violettes cueillies un peu plus loin, dont l'odeur aérienne tranchait avec celle des cadavres. Je l'ai attrapé en le remerciant d'un sourire triste et je me suis approché doucement. J'ai déposé une fleur entre les doigts de chacun de nos amis et leur ai fermé tendrement les yeux. Je suis resté devant chaque corps un certain moment, me remémorant le peu d'eux que je connaissais avant de retourner à ma place.
Luz s'est avancé à son tour, le paquet de cookie vide à la main, s'en servant comme support pour son discours. Cela faisait un quart d'heure qu'elle griffonnait furieusement dessus au pied d'un arbre.
Elle a inspiré un grand coup, la tête haute.
— Nous ne vous connaissions pas vraiment, a-t-elle commencé d'une voix grave. À vrai dire, je ne connais même pas tous vos noms et certains d'entre vous me tapaient réellement sur les nerfs.
J'ai étouffé un juron. Qu'est-ce qu'elle fabriquait ? Ce n'était pas comme cela qu'on rendait hommage aux morts.
Elle m'a lancé un regard soutenu et je l'ai laissé continuer.
— Nous ne savons rien de vous. Vos couleurs préférées, votre date de naissance ou encore le jour où vous avez fait vos premiers pas. Mais vos familles, vos amis les connaissaient. Ils vous attendaient, croyant avoir encore mille occasions de créer de nouveaux souvenirs avec vous.
Elle a marqué une pause, serrant les mâchoires. Même si elle essayait de le cacher, j'apercevais des larmes briller dans ses yeux. Le soleil s'amusait dans ses boucles de feu, ébouriffées autour de sa tête.
— Mais la vie n'est pas juste, a-t-elle soufflé d'un ton las. Vos familles vous ont été arrachées, vos amis abandonnés de force. Même les soldats n'ont pas voulu de vous. Aujourd'hui, il ne reste que nous, des quasi-inconnus, pour pleurer votre mort.
Luz a serré les paupières un instant, comme pour retenir ses larmes. Elle s'est reprise :
— Si nous savons une chose, c'est que vous méritiez mieux que cela. Vous méritiez de grandir, de voir des fleurs de vos propres yeux et de sentir l'herbe sous vos pieds. Vous ne méritiez pas de gagner la Surface... sous la forme de cadavres.
Sa voix s'était étranglée sur la dernière phrase. Elle a essuyé rageusement les larmes qui coulaient sur ses joues. Une lueur de défi brillait dans son regard vert.
— Je ne pleure pas, a-t-elle grogné sur la défensive en regagnant sa place.
Le soleil brillait haut dans le ciel, éclairants les défunts d'une lueur qu'ils n'avaient jamais eu l'occasion de voir.
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Bonjour tout le monde !
J'espère que vous avez aimé le chapitre d'aujourd'hui, dites-moi ce que vous en avez pensé en commentaires. Le rythme de publication ralentira probablement un peu à partie d'aujourd'hui.
Moony <3
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