𝟐𝟕 ¦ 𝐋'𝐀𝐍𝐆𝐎𝐈𝐒𝐒𝐄
𝐂𝐇𝐀𝐏𝐈𝐓𝐑𝐄 𝟐𝟕 ━ 𝟐𝐊 𝐦𝐨𝐭𝐬
L'Angoisse,
Eᴅᴠᴀʀᴅ Mᴜɴᴄʜ (1894)
Jean regardait à travers la fenêtre de la salle de cours. Depuis qu'il était entré, il avait gardé la même position : le visage tourné à quatre-vingt-dix degrés, une main soutenant son menton et les yeux à demi-clos. On pouvait presque voir l'aura morose qui émanait de son corps et qui s'assombrissait à chaque fois qu'il poussait un nouveau soupir... Mais cette fois-ci, s'en fut trop pour Annie.
— Bordel de merde, Jean, mais qu'est-ce qui t'arrive ?
— Tu tiens vraiment à le savoir ? s'étonna-t-il.
— Non, mais tu soupires tellement fort que ça m'empêche de dormir, ronchonna-t-elle avec sarcasme. Et je préfère encore écouter tes lamentations que les bégaiements de ce guignol.
Le guignol en question n'était autre que le trentenaire chargé de leur prodiguer des cours d'anglais qui possédait malheureusement le charisme d'une huître. À l'approche de la fin de l'année universitaire, son seul mérite restait sa capacité étonnante à endormir son auditoire en un temps record.
— C'est Marco, souffla Jean. Je crois qu'il m'évite.
Annie se retint de lever les yeux au ciel. Évidement, songea-t-elle. Ces derniers temps, tous les changements d'humeur de son ami étaient liés de près ou de loin à ce garçon aux taches de rousseur qui avait pris tant de place dans sa vie.
— Et qu'est-ce que tu as fait, cette fois ?
— Je suis amoureux, Annie.
Suite à cette confession inattendue, la jeune femme marqua un silence. En le voyant s'éterniser, Jean soupira de plus belle.
— Dis quelque chose. Ça devient gênant, là.
— Laisse-moi digérer l'information, merde. C'est assez inédit, comme situation. T'es sûr d'être vraiment amoureux ?
Jean poussa un énième soupir. L'autre jour, il avait adressé ces trois petits mots à Marco sans prendre le temps d'y réfléchir, il l'avouait volontiers. Il l'avait fait inconsciemment, avec un naturel dont il se trouvait le premier étonné. Il aurait pu blâmer la douceur de leurs ébats ou la béatitude post-orgasmique, mais il savait que son cœur était au bon endroit. Cette déclaration n'était pas prévue au programme, et pourtant, cela ne changeait rien à sa valeur. Ces trois petits mots, Jean les pensait vraiment. Il en comprenait le sens, les enjeux et les implications qu'ils auraient sur sa relation avec Marco. Et s'il regrettait de les avoir prononcés, c'était uniquement parce qu'il sentait que son beau brun n'était pas encore prêt à les entendre.
— C'est drôlement bizarre, d'être amoureux.
— Et tu n'as encore rien vu, lui garantit Annie.
Cette fois-ci, les deux jeunes gens soupirèrent en même temps. À ce train-là, iels finiraient par causer une tempête.
— Désolée, fit Annie, je crois pas être la mieux placée en matière de thérapie de couple. Armin fait genre quatre-vingt pourcent du boulot dans notre relation, avoua-t-elle. Il voit un problème, et l'instant d'après, il trouve une solution.
— Tu me donnes presque envie de te le piquer...
— N'y pense même pas. C'est pas toujours facile, l'amour, reprit-elle plus sérieusement. Mais si t'es vraiment piqué, alors je suis contente pour toi. J'espère que ça s'arrangera, avec ton Marco. Parce qu'il a l'air de te rendre sacrément heureux.
Annie toisa son ami et son allure de chien abattu.
— Enfin, la plupart du temps, se corrigea-t-elle.
Quand leur chargé de travaux dirigés daigna enfin mettre fin à son cours, Jean se dépêcha de rassembler ses affaires. Il salua Annie, puis il s'éclipsa dans les couloirs de l'école supérieure d'arts et médias. Le vendredi soir, c'était le jour où Madame Fontenelle tenait son atelier de modèle vivant. Et même si son fils lui causait actuellement quelques tracas, le jeune artiste n'aurait manqué cela pour rien au monde. Ce rendez-vous hebdomadaire, c'était son petit havre de paix. Et maintenant qu'il y songeait, c'était aussi l'endroit où il avait rencontré Marco pour la première fois, des mois auparavant.
Jean arriva (comme d'habitude) en retard. Il se faufila une fois de plus par la porte de derrière et s'installa juste à côté de Madeleine, qui lui avait encore gardé une petite place. Tout en lui murmurant les quelques informations qu'il avait manqué, la pâtissière glissa vers lui une petite boîte remplie de biscuits. Jean se servit avant d'attaquer son croquis. Du coin de l'œil, sa voisine l'observa briser sa mine à deux reprises.
— Toi, tu as le coup de crayon des mauvais jours. Des ennuis avec ton beau brun ? devina-t-elle.
Le jeune homme acquiesça mollement. Il vérifia que Madame Fontenelle ne laissait pas traîner ses oreilles dans les parages avant de se confier à Madeleine.
— Je lui ai dit que je l'aimais.
— Oh ! Mais c'est merveilleux.
— Oui, mais... Ça lui a fait peur.
— L'amour fait toujours un peu peur.
— C'est plus compliqué que ça, soupira Jean.
Il marqua un arrêt, essayant de trouver les bons mots.
— Je pense qu'il a peur d'être vulnérable, expliqua-t-il. Je pense que quelqu'un a déjà profité de son amour pour lui faire du mal. Je comprend ses réticences et je les respecte, bien sûr. C'est pour ça que je n'ai pas envie de le brusquer. Parce que je ne veux pas lui faire du mal à mon tour. Mais en même temps... Je ne sais pas quoi faire. J'ai peur qu'il me repousse.
Madeleine appuya le bout de son crayon contre son menton.
— Tu ne pourras pas le protéger de tous les maux, Jean. La douleur fait aussi partie de la vie, lui affirma-t-elle. On peut s'en cacher pendant un temps, mais il arrive un jour où on doit la surmonter et avancer. Il faut savoir se faire un peu mal pour pouvoir être heureux. Et parfois, il faut faire un peu mal à celleux qu'on aime pour les aider à être heureux·ses.
— Et si je lui fait trop mal ? s'inquiéta Jean.
— Je ne pense pas que tu en arrives là, du moment que tu restes honnête avec lui et avec toi. Le plus important, c'est de toujours se dire ce qu'on a sur le cœur, le rassura Madeleine.
Jean sortit de cet atelier l'esprit un peu plus léger qu'à son arrivée. Rien n'avait vraiment changé, autour de lui, mais il savait qu'il avait le pouvoir d'y remédier. Car s'il acceptait de donner à Marco tout l'espace dont il aurait besoin, il refusait pour autant de laisser la distance s'installer entre eux. Le silence, c'était le pire traitement qu'on pouvait offrir à cellui qui gardait espoir. Jean pouvait supporter l'attente, mais il avait besoin d'une garantie, d'une explication, d'une promesse. Et pour ce faire, il avait besoin de voir Marco.
Le souci, c'était que ce dernier se montrait très distant depuis leur dernière rencontre. Les deux jeunes hommes s'envoyaient encore des messages, seulement les réponses de Marco tardaient souvent à venir. L'étudiant en psychologie avait avancé que ses examens lui prenaient beaucoup de temps et d'énergie, mais n'importe qui aurait pu deviner qu'il ne s'agissait là que d'un prétexte. S'il voulait vraiment avoir une conversation sincère avec lui, Jean allait donc (une fois de plus) devoir forcer le destin en sa faveur.
À travers les quelques nouvelles que Marco lui donnait encore, le jeune artiste pouvait se faire une idée du programme de ses examens. Il savait, par exemple, que les étudiant‧e‧s de troisième année devaient plancher sur un écrit le lundi après-midi suivant. Aux alentours de quinze heures, Jean était déjà adossé le long d'un mur, juste devant la sortie du bâtiment réservé à l'UFR de Psychologie. Les premier‧e‧s candidat‧e‧s commençaient déjà à sortir après avoir rendu leur copie. Jean levait de temps en temps les yeux de son téléphone pour scruter la porte, mais il pressentait que Marco ne quitterait pas l'amphithéâtre avant la toute fin de l'épreuve.
Les minutes passèrent par dizaines et, en effet, le jeune homme tarda à pointer le bout de son nez. Jean eut le temps de voir défiler la quasi-totalité de la promotion avant de croiser le regard de celui qu'il attendait depuis près d'une heure. Contrairement à ce qu'il s'était figuré, Marco n'eut pas l'air très étonné de le trouver là, à la sortie de son UFR. Sans doute commençait-il à trop bien connaître Jean, au point de savoir que celui-ci ne tenait pas en place lorsqu'il était troublé. Les deux jeunes hommes se saluèrent gauchement, sans vraiment se regarder dans les yeux. Puis ils firent quelques pas ensemble, le long de l'enceinte du campus, en quête d'un coin plus tranquille où ils pourraient discuter plus librement.
— Je sais que j'abuse de me pointer ici, lâcha d'emblée Jean. Je sais que t'es au milieu de tes examens. Je sais que t'as d'autres préoccupations que moi en ce moment. C'est juste...
Il s'interrompit, lui-même surpris par la nervosité qui faisait trembler sa voix. Jean ferma les yeux un instant et, pour se calmer un peu, il s'éclaircit la gorge avant de poursuivre.
— J'ai pas l'habitude de ressentir ce genre de choses. Cette situation m'angoisse, moi aussi, avoua-t-il, et... J'ai besoin d'en parler avec toi. J'ai besoin de comprendre où on va.
Il osa enfin plonger ses yeux dans ceux de Marco, qui restait sans voix, mais qui semblait pendu à ses lèvres. Plus ou moins inconsciemment, sa main attrapa celle de son vis-à-vis et la serra. Jean y trouva le courage d'ouvrir pleinement son cœur.
— Ce que je t'ai dit, l'autre jour, c'était pas des paroles en l'air, lui promit-il. J'avais pas prévu de te le dire, j'avais pas prévu de te piéger comme ça ; c'est sorti tout seul, c'est vrai, et j'en suis désolé, mais je le pensais vraiment. Je veux construire une relation sérieuse avec toi, Marco. Je veux continuer de passer du temps avec toi et me dire qu'on a un avenir ensemble. Je sais que ça te fait flipper, et même si je ne sais pas exactement pourquoi, je ne t'en voudrais jamais pour ça. Tes peurs, je les comprend, je les accepte, je les respecte. Mais ce que je ne supporte pas, c'est que tu t'éloignes sans un mot.
Marco hocha fébrilement la tête.
— C'est moi qui suis désolé. Tu n'as absolument rien à te reprocher, lui assura-t-il. Je... Je ne voulais pas t'éviter. C'est un réflexe, chez moi. Quand je t'ai entendu me dire ces mots, l'autre jour... J'étais heureux, bien sûr. Et puis, j'ai senti mon corps se braquer, j'ai vu défiler devant moi tous ces mauvais souvenirs que j'ai associé à l'idée même d'aimer quelqu'un, et... J'aimerais pouvoir les oublier, j'aimerais pouvoir tout recommencer, seulement ce n'est pas aussi simple. J'ai peur de l'amour, reconnu-t-il enfin d'une voix tremblante. Et là, maintenant, je ne sais pas quoi faire du nôtre.
Jean aurait très bien pu être blessé par cette dernière réplique. Un‧e autre que lui se serait probablement vexé‧e à l'idée même que ses sentiments puissent être considérés comme un fardeau à porter, un poids à traîner. Mais plutôt que d'éprouver de la douleur ou du chagrin, Jean sentit son cœur se gonfler d'espoir. Car Marco avait parlé de leur amour ; c'était un mot, un détail, une broutille qui changeait pourtant tout.
En le nommant ainsi, le jeune homme ne désignait pas uniquement l'amour que Jean lui avait déclaré, mais aussi celui qu'il lui portait. Marco venait, plus ou moins inconsciemment, de lui avouer que le sentiment était réciproque. Une déduction tout à fait logique quand on comprenait qu'il avait davantage peur de tomber amoureux que d'être aimé. Or, pour ressentir une telle angoisse, ne fallait-il justement pas se sentir tomber ?
Jean n'était pas sans ignorer que le chemin qui restait à parcourir s'annonçait encore long et semé d'embûches. Néanmoins, il avait l'intime conviction qu'ils pourraient y arriver, ensemble, car la montagne à gravir lui semblait désormais beaucoup plus petite. Et parmi tous les mots qu'ils s'échangèrent, ce fut cette idée qu'il choisit de retenir.
— Tu n'as pas à me répondre tout de suite, assura Jean. Je peux attendre que tu sois prêt. Je te promets de te laisser tout le temps dont tu pourrais avoir besoin. Mais en contrepartie, tu dois me promettre de ne pas me repousser.
Marco hocha de nouveau la tête, un faible sourire aux lèvres, et Jean sentit un poids quitter sa poitrine. Il poussa une longue expiration, les yeux clos. Leurs fronts se retrouvèrent naturellement pressés l'un contre l'autre. Puis, pour sceller leur promesse, Jean déposa un baiser sur les doigts de Marco.
Nᴏᴛᴇ ᴅᴇ Lʏᴀ
L'art de créer du drama tout en maintenant une relation saine...
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