𝐂𝐇𝐀𝐏𝐈𝐓𝐑𝐄 𝟕
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C H A P I T R E 7
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Les jardins royaux sont d’une insupportable magnificence. Autour de l’imposant palais parcouru d’un lierre lui-même jalonné de fleurs, des allées pavées, des fontaines et des bosquets de pétales scintillent. Il s’étend à perte de vue, bordé par d’imposantes grilles d’or ensorcelées, qu’on ne peut pas traverser à moins d’y avoir été invité.
À pied, il faut plusieurs dizaines de minutes pour remonter les jardins royaux et atteindre le palais. En cas d’invasion, les sentinelles auraient le temps de prévenir Sa Majesté et elle emprunterait alors un passage secret pour s'éclipser.
Enfin… Cela est sans compter sur le véritable caractère de l’impératrice. Jamais Egarca Evilans ne déserterait son palais sans se battre férocement. Les événements de l’année dernière l’ont largement démontré.
— Nostalgique ?
Je n’ai pas besoin de tourner la tête pour reconnaître la voix de Yeon, la Page Ancestrale Verseau. De toute façon, même si je lançais un regard en sa direction, je ne verrais rien : elle utilise son pouvoir d’invisibilité.
Cependant, je distingue des poussières se déplaçant légèrement sur le balcon devant moi. J’en déduis que Yeon vient de poser ses mains sur la rambarde et, prenant place à ma droite, observe le paysage.
— Pourquoi serais-je nostalgique ?
— Je crois que je le serais à ta place, répond-elle d’une voix douce, un brin de tristesse résonnant dans sa voix. A vrai dire, je le suis toujours. Surprenant, non ? Je vis ici. Je n’ai jamais quitté le Palais Impérial. J’ai grandi ici et continue d’y évoluer. Mais je suis tout de même nostalgique.
Les Pages Ancestraux sont désignés par les Dieux lorsqu’ils sont jeunes. Une pythie — une voyante capable de communiquer avec les déités — reçoit un message de l’Olympe lui indiquant qui sont les nouveaux Pages Ancestraux. Ces derniers sont alors arrachés à leur famille par l’armée et contraints de s’établir au Palais Impérial. Ici.
Yeon a grandi entre ces murs, à l’instar de ses confrères et consœurs. Cependant, elle est la seule qui n’ait pas quitté la demeure impériale dès qu’elle en a eu l’occasion. Tous ont plié bagage à l’instant même où l’impératrice leur en a donné l’autorisation.
— Tu pensais qu’eux tous resteraient ? Réellement ? je demande légèrement étonnée. Aucun de vous n’a eu d’enfance, vous avez été élevés à vous battre, réfléchir en stratège dès le plus jeune âge… Sans doute la raison pour laquelle vous êtes d’excellents guerriers, mais de bien piètres humains.
Un silence prend place durant quelques instants. Yeon ne se formalise pas de mes paroles, je le sais. Depuis son arrivée au palais, je reproche au gouvernement impérial de ne pas avoir accordé la possibilité aux Pages Ancestraux d’avoir une enfance convenable. Cela fait dix ans que je donne l’alerte sur le danger que représente le fait de former douze personnes à devenir maître de leur communauté sans leur donner l’opportunité de développer une sensibilité humaine. Chaque Page Ancestrale est le maître spirituel des personnes de son signe astrologique. Yeon guide tous les Verseaux de l’empire, par exemple.
Cependant, comment une personne pourrait guider autrui si elle n’a aucune espèce d’empathie ?
L’Empire se targue d’avoir élevé douze modèles d’excellence, réussissant sur tous les plans et capable de mille prouesses. La vérité est qu’ils ont détruit ces gamins.
— Non… Je savais qu’ils s’en iraient dès qu’ils en auraient l’occasion, murmure-t-elle d’une voix étranglée après un long silence. Mais, toi… Toi, je pensais que tu resterais. Jamais je n’aurais imaginé que tu t’en irais. Et encore moins pour cette raison. En fait… Personne ne pensait que tu partirais.
Yeon est toujours invisible. Mais, je devine aisément les larmes perlant au coin de ses yeux. Elle a toujours été la plus sensible de toutes. La dureté des entraînements n’a jamais affecté sa profonde gentillesse.
Pour la fête des Mères, chaque année, elle me donnait un bouquet de fleurs. Les premiers temps, j’ai refusé le cadeau en lui disant que je n’étais pas sa génitrice. Cependant, tous les ans, elle revenait. Finalement, j’ai fini par réaliser que j’étais la seule mère que ces gamins n’auraient jamais. Alors, je me suis résignée à accepter ses cadeaux.
— Tu… Tu as vraiment fait ce qu’ils disent ? demande-t-elle, des sanglots étreignant sa voix. Je refuse de penser que tu as fait ça… Jamais tu n’aurais fait ça…
Il y a vingt ans, je suis devenue le maître d’armes du château. Les Pages Ancestraux, alors enfants, suivaient mes leçons. La politique, la géographie, l’histoire, l’escrime, la stratégie martiale, le maniement des pouvoirs… Ils ont tout appris avec moi. Cela a été compliqué, mais, au bout d’une décennie, nous formions une famille. La routine s’était installée et elle nous convenait. Chaque matin, ils se levaient avec une volonté débordante de faire mieux que la veille.
Cependant, il y a dix ans, lors d’un entraînement, l’armée royale a pénétré notre terrain de pratique. Les Pages Ancestraux, devenus adolescents, ont bien protesté, mais je leur ai ordonné de rester immobile. Les soldats ont passé des fers à mes poignets et m’ont expliqué que j’étais accusée de haute trahison envers l’Empire. Le lendemain, sans procès, les troupes de l’Impératrice m’ont emmenée sur l’île Lycus pour que je purge une peine indéterminée. C’était la dernière fois que les Pages Ancestraux me voyaient.
— Je… Je ne comprends pas… Même notre impératrice Egarca Evilans ne sait pas pourquoi tu as été arrêtée, ce jour-là ! Sa mère a toujours refusé d’expliquer à sa fille ce qu’il s’était passé ! Tout ce qui a été dit est que tu as trahis l'Empire mais jamais tu n'aurais fait ca ! Nous savons juste que la première chose qu’a faite Egarca Evilans lorsqu’elle a succédé à sa mère sur le trône a été d’exiger ta libération.
Je me souviens du jour où des soldats impériaux ont posé pied sur l’île Lycus et pénétré la demeure en ruine dans laquelle j’étais enchainée depuis des années. Sans un mot, ils ont défait mes chaînes et sont partis. Trop faible pour me lever, je suis restée allongée, crachotant du sang.
Deux nuits plus tard, une silhouette est apparue devant moi. S’accroupissant à ma hauteur, une vieille femme aux cheveux noués dans un foulard blanc m’a souri.
— Toi, mon petit, tu as besoin d’un bon bol de soupe de lilas.
Trop faible, je n’ai pas répondu. Elle a doucement ri, caressant mon visage.
— Je m’appelle Mora. Je suis là pour t’aider.
Accompagnée de quelques servantes, elle m’a menée aux thermes. Jour et nuit durant plusieurs mois, elles m’ont soignée. Puis, lorsque j’ai été en état de marcher, j’ai enfilé mon armure ainsi que mon épée. Mora m’a demandé ce que je comptais faire à l’avenir. Je lui ai répondu que je paierais ma dette en travaillant pour elle. Et jamais je n’ai servi d’autres personnes jusqu’au jour où le marquis Wolfrid m’a demandé de l'accompagner au Palais Impérial.
— Que s’est-il passé ? insiste Yeon face à mon mutisme.
Cette histoire appartient au passé. Il est inutile de s’attarder dessus. Alors, je ne réponds pas.
— Que s’est-il passé pour que tu ne reviennes pas, même quand tu as été libérée ? Hein ? Où étais-tu ? s’agace-t-elle devant mon silence, sa voix tremblant toujours plus. Où étais-tu, l’an dernier, quand il y a eu le coup d’État et qu’ils ont essayé d’exécuter l’Impératrice ? Que faisais-tu qui justifie que tu ne sois pas venu nous aider ?
Je ne dis rien. Elle a besoin d’expier sa colère, je le comprends. Mais, aucun cri ne ramènera ce qu’elle a perdu durant cette guerre.
— Maman…
— Je ne suis pas ta mère, je réponds aussitôt, malgré les sanglots serrant sa voix.
Brutalement, elle apparaît. En un battement de cils, le visage ravagé de larmes de Yeon devient visible. Son nez rougi renifle bruyamment tandis que ses mains tremblantes essuient maladroitement sa peau mouillée.
— Est-ce que tu es au moins au courant que trois d’entre nous sont morts l’an dernier ?
Je me fige. Oui, j’ai été informée que trois Pages Ancestraux ont perdu la vie en se battant. L’une d’entre eux, Lycus, a assassiné les deux autres.
— Et tu sais quel a été le dernier mot de Meeva, en mourant ? gronde Yeon, tentant de réfréner ses larmes, sans succès. Elle t’a appelée. Elle a murmuré “maman” !
Les mains de Yeon tremblent. Je revois le visage de Meeva, il y a dix ans, quand l’armée impériale m’a arrêtée. J’entends à nouveau ses hurlements quand ils m’ont emmenée.
— Alors, vas sur sa tombe et dis-lui que tu n’es pas sa mère ! Vas-y !
D’un battement de cils, elle redevient invisible. Mais, j’entends nettement ses pas s’éloigner lorsqu’elle quitte les lieux, furieuse. Quelques portes claquent. J’observe l’endroit où elle se tenait encore, il y a quelques instants.
Ainsi, la dernière pensée de Meeva a été pour moi… Je crois que cela me touche plus que ce que j’aurais imaginé. Mon cœur me fait mal. Il se serre tant qu’il me semble que mes propres os le transpercent.
Un rire retentit soudain dans mon dos.
— Alors comme ça, vous étiez le maître d’armes des Pages Ancestraux ? Le célèbre professeur disparu ?
Me tournant, je découvre deux yeux d’un bleu mirifique, presque étincelant et affutés par de longs cils de givre.
Les mains dans les poches de sa longue cape, Gojo Satoru est appuyé sur une des colonnes traversant le balcon. Son épaule est pressée à la surface tandis que l’autre tombe mollement. Quelques mèches échappées de son chignon blanc virevoltent autour de son visage.
— Il fut un temps où ma mère et moi parlions. Avant que… Nous décidions que l’un d’entre nous devait tuer l’autre, car nous ne supportions mutuellement plus notre existence, lance-t-il dans un sourire amusé. À cette époque, elle m’a parlé de vous. Elle vous détestait.
— Je n’ai entraîné que les Pages Ancestraux qui sont arrivés au Palais il y a vingt ans. Certains étaient déjà en fonction et n'avaient pas besoin d’apprentissage. Lycus, ta mère, en faisait partie. Nous ne nous connaissions pas.
— Je le sais bien. Mais, pour une raison que j’ignore, elle voulait vous tuer.
Penchant la tête en avant, il laisse ses lèvres s’ourler en un rictus malicieux. Une ombre mauvaise plane sur son sourire venimeux.
— Une idée, maître d’arme, de ce qui a pu la pousser à une telle haine ?
Son regard intense luit dans l’obscurité de ses traits. Il s’allume de mille feux, débordant d’un curieux mélange de malice et de haine. Malgré son sourire et sa bonhomie, Gojo Satoru ne me dupera pas. Il déborde de colère et d’envie de vengeance. Sans arrêt. Cela le consume.
Je suppose que si une créature avait massacré l’intégralité de mon peuple, j'éprouverais la même rancœur. Et cette rancœur serait plus dense encore si des rumeurs disaient que cette créature était en réalité ma propre mère.
— Qu’importe, ma mère haïssait toute forme de vie. Je suppose que la simple idée que vous soyez réputée pour être une femme puissante l’insupportait, car elle espérait être la seule… Elle aurait aimé vous affronter et vous battre.
Je ne réponds pas. Il ricane face à mon silence.
— Et votre mutisme m’indique que Lycus n’aurait jamais réussi à vous vaincre, n’est-ce pas ? Pourtant, vous battre était son objectif ultime.
Ses yeux s’écarquillent lorsqu’il laisse tomber sa tête sur le côté. Quelque chose dans son regard vient de changer. Soudain, sa colère vient de fondre, laissant place à une autre force animant ses pupilles.
Il me faut quelques secondes pour saisir de quoi il s’agit. Un instant, je songe que ses iris sont ceux d’un fou. Puis, je me rappelle que la folie n’est qu’un vague mot pour désigner ce qu’on ne comprend pas. Et je souhaite savoir.
La haine. L’ego. L’envie de prouver que l’on est le meilleur. La nécessité de surpasser autrui. Voilà ce qui se trouve dans les prunelles de Gojo Satoru.
Un regard que j’ai déjà vu par le passé.
— Oui…, je chuchote doucement. Tu as le même regard que ta mère.
Son sourire grandit.
— Et maintenant, j’ai aussi le même objectif.
Il claque des doigts. L’obscurité se fait. Totale.
À cet instant, je comprends que Gojo Satoru vient de m’attaquer.
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• NDA •
ça va PÉTER
vos pronostics sur
le combat ?
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