𝐂𝐇𝐀𝐏𝐈𝐓𝐑𝐄 𝟓𝟐












C  H  A  P  I  T  R  E   5 2

    

    

          

         

           

             

              

              

              

              

               Le clapotis incessant des bains berce le crépitement des flammes en une mélodie familière. Le doux son des thermes sait instiller, comme aucun autre chant, la douce chaleur du réconfort en ma personne.

               Avant ce soir, je ne l’avais jamais remarqué. 

               Ce n’est que maintenant que je le comprends, bras sur les rampes du balcon intérieur, laissant mon regard couler sur les derniers patients qui rejoignent leurs chambres. Mes pupilles suivent leurs mouvements étourdis par les vapeurs du sommeil et je contemple un instant les gouttelettes qu’ils laissent dans leur sillage.

               Oui. A chaque fois qu’une contrariété survient, je pose mes bras de cette manière, observe les derniers instants d’éveil des thermes et savoure le craquement des braises mêlé des derniers clapotis des bains qui dormiront bientôt, eux aussi.

               Ce n’est que maintenant que je réalise à quel point cela m’apaisait. Car je n’y trouve plus quiétude.

               Ma paume cuit encore, là où j’ai attrapé la dague que je ne suis parvenue à planter dans la gorge de Satoru. Mes épaules sont prises de spasmes, les mêmes que je courbais au-dessus de lui en demandant des explications. Mon corps est soudainement lourd, celui que je soulevais sans difficulté quand j’emboitais ses pas.

               Rien ne guérit le mal. Pas celui-ci.

Longue nuit ?

               Sans me retourner, je reconnais la voix claire et froide de Sullyvan. Aucune émotion ne berce les mots qu’il m’adresse. Pourtant, je devine une certaine inquiétude.

               En temps normal, il ne m’aurait même pas adressé un regard.

On peut dire cela, je finis par murmurer.

               Les boucles d’or de l’ange chutent mollement sur son front et ses épaules. Cela fait plus d’un an maintenant qu’il ne s’est pas coupé les cheveux. Cette information m’a été murmurée par Satoru qui cherchait à savoir, un jour où il a surpris mon regard sur la crinière de Sullyvan, si j’aurais préféré qu’il coupe sa crinière plus longue.

               Ah ! Cette fameuse crinière… La preuve si douce de l’affection qu’il me portait. Sa lame qui a fendu ses cheveux, quitte à le dépouiller de ses pouvoirs elfiques, simplement parce qu’il préférait renier le Pacte des Thermes plutôt que de s’en prendre à moi.

               Il devait tuer la Pythie des Âmes — ou plutôt, la démone ayant massacré son peuple. En découvrant mon identité, il a préféré renoncer à ce serment fait dans les eaux moraïennes et perdre ainsi sa magie… 

               Enfin, il n’a jamais été question de perdre sa magie. Car il n’utilise que peu les sorts elfiques. Au quotidien, ce qui lui confère une telle puissance qu’il est craint par les diverses terres est sa capacité démonique. 

« Tes cheveux. Voilà un don de valeur, non ? Les pouvoirs elfiques du dernier elfe existant. S’il ne va pas au bout du pacte, il les perd. »

               Il avait eu l’air contrarié, ce jour-là…

               Quel formidable comédien.

               Les pouvoirs elfiques sont puissants mais Satoru n’en avait pas la forme la plus pure. Il est un sang-mêlé, un hybride, l’enfant elfe et humain. Ses capacités elfiques sont fractionnées. Tandis que le démon en lui est entier.

               Couper ses cheveux ne changeait littéralement rien à sa puissance. Il perdait simplement le dernier héritage elfique vivant qui existe en ce monde. Mais, quelque chose me dit que Satoru n’est pas doté d’assez d’émotions pour s’en inquiéter.

               Sacrifier sa chevelure… Cela ne servait qu’à gagner ma confiance.

               A cette pensée, j’éclate d’un rire sinistre, pouffant mollement contre le masque cachant mes traits.

Tu es plus humaine que ce que j’aurais pu imaginer.

               Non sans surprise, je me tourne vers le blond qui a adopté une posture similaire à la mienne. Il ne me regarde pas, observant le bassin principal en contrebas et le vent faisant légèrement onduler son eau céruléenne.

               Sullyvan est l’Ange de la Nuit. 

               Les Anges sont des humains ayant obtenu la faveur d’un dieu ou d’une déesse. Lorsqu’une divinité se prend de confiance ou d’affection pour quelqu’un, il lui accorde un pouvoir. De ce fait, cette personne devient l’enfant adoptif de la déité et en tire des capacités similaires à celles qu’elle aurait pu développer si elle était génétiquement née du divin.

               Sullyvan a été élevé et protégé par la titane Nyx, déesse de la nuit. Prise de compassion pour la silhouette innocente d’un enfant jeté au Tartare, l’endroit le plus cruel des Enfers, elle lui a accordé de quoi se défendre. 

               Sa faveur. 

               Toujours prêt au combat, il ne porte d’ordinaire qu’un sarouel, libérant son dos afin de lui permettre de déployer ses ailes à tout instant.

               Pourtant, ce soir, une longue cape tombe sur ses épaules, brodées de motifs plus sombres encore. Enchantés par un sortilège, ces détails aspirent toutes lumières, assombrissant légèrement quiconque les frôle du bout des doigts.

               La coupe ample des manches correspond à un vêtement traditionnel porté par certaines tribus du désert des Evilans. Il s’agit d’un vêtement de deuil.

               Il ne la connaissait pas vraiment mais il prend ainsi le temps de témoigner ses respects à Nime. De ce simple geste presque anodin, alors qu’aucune cérémonie n’aura lieu ce soir, sans qu’aucun événement funèbre ne justifie cela.

               Par simple respect.

Toi aussi… Tu es plus humain que tu n’en as l’air, je finis par répondre.

               Il sourit doucement, continuant d’observer le bassin remuant en contrebas. La même cuve où Nime est restée immergée, plusieurs jours et nuits d'affilée, quand nous nous cramponnions à l’espoir de la voir guérir.

Il se trouve que nous étions humains, autrefois. Même si nous avons eu tendance à l’oublier, rit-il doucement.

               Il dit vrai. Cela m’était sortie de la tête, à vrai dire. 

Cela te manque-t-il ? 

— Je crois que non, je réponds dans un murmure à peine audible. Ne ressentir aucune douleur, ne pas pouvoir mourir… Cela rend la vie soporifique mais calme. Il faut s’en contenter.

— Soporifique ? pousse aussitôt Sullyvan. Ta vie ?

               Un léger rictus étire mes lèvres.

Elle l’était. Avant.

               Avant Satoru.

               Le blond semble le comprendre car il ne répond rien. Se permettant un regard dans ma direction que j’ignore, il laisse un soupir lourd s’échapper de ses lèvres, accablé par un poids que je ne saurais voir.

               Quelques instants, il garde le silence. Puis, il déclare soudainement : 

Je t’accompagne.

— Non. Et où ? je réponds cacophoniquement, lui arrachant un rire.

— Je te répugne à ce point ?

— Pourquoi me poser une telle question quand tu me sais peu diplomate ? 

               Ses sourcils se haussent dans un sourire amusé : 

C’était ironiquement une façon diplomate de me dire que oui, je te répugne.

— Tu ne sais absolument pas ce que diplomate veut dire.

               Haussant les épaules, il balaye la conversation d’un mouvement de tête las. Visiblement, je ne parviendrais pas à faire glisser le sujet de conversation sur une autre discussion.

               Car, j’ai en réalité compris où il souhaitait m’escorter.

Suguru Geto est un tueur de démon. Il te donne rendez-vous dans un temple qui est un endroit dans lequel les démons ne peuvent pas entrer. Crois-tu réellement qu’il te veuille du bien ?

— Je ne veux pas lui donner du bien mais mon argent donc je m’en fiche royalement, je rétorque platement, peu intéressée par ces mises en garde vaines.

               Sullyvan soupire pour toute réponse.

Comment as-tu su que je comptais le rencontrer, d’ailleurs ? 

— Hector lit dans les pensées, je te le rappelle. 

               Effectivement.

               Prête Ancestral Poisson, il représente la quintessence de ce pouvoir. Les personnes nées sous ce signe astrologique peuvent naturellement distinguer les mensonges de la vérité. Hector possède la même faculté en plus poussée encore. Il peut écouter les paroles formulées dans l’esprit de chacun.

Dois-je en conclure que j’étais la seule à ignorer l’identité véritable de Satoru ?

— Oh, je ne te mens pas… Je pense que si Hector avait su que Satoru te dupait, il ne se serait pas pressé de te prévenir. Tu comprends, tu as tout de même assassiné sa grand-mère.

               Je souris sous mon masque : 

— La plus belle nuit de ma vie.

               Sullyan ignore sciemment mon commentaire. 

Mais, il n’en savait rien. Il ne peut entendre que les pensées formulées et Satoru ne se baladait pas en songeant qu’il comptait te trahir dans les plus brefs délais. Ou peut-être le faisait-il… Hector a pris l’habitude de bloquer son pouvoir en présence de l’elfe parce les rares fois où il a écouté ce qu’il s’est passé dans son esprit, il a jugé cela trop insupportable.

— Et je peux savoir quelles idées fulgurantes traversaient la tête de Satoru ? je demande, nullement surprise que leur stupidité ait pu convaincre un télépathe de bloquer son pouvoir.

               A l’instant où Sullyvan ourle ses lèvres en un rictus malin, baissant la tête en avant, je comprends que sa réponse ne va pas me plaire.

Il se demandait constamment où tu étais, ce que tu faisais, qui tu regardais sous ton masque, qui tu trouvais le plus beau, comment te plaire… Hector a arrêté quand il l’a entendu chercher le nom de vos futurs enfants.

               Satoru est décidement idiot. 

               Ou peut-être est-il extrêmement intelligent.

               Je ne sais à quelle catégorie de personne appartient l’être qui se convainc lui-même d’un mensonge. Car l’elfe se savait être en présence d’Hector, un télépathe. Il a dû faire du mieux qu’il pouvait pour parasiter ses réflexions et que le prêtre ne voit rien dans son jeu.

               Même si cela consistait à passer pour un homme éperdument amoureux.

— Si tu comptes le faire tuer, Suguru est une bonne option, cède Sullyvan d’un ton doux, comme s’il craignait de prononcer des paroles trop violentes. Mais garde à l’esprit que Geto compte peut-être te rencontrer pour te tuer, toi.

               Ce n’est pas idiot. Au contraire.

               Suguru Geto est connu pour être le plus sanguinaire des chasseurs de prime. Spécialisé dans les meurtres de démon, il est sans doute l’un des seuls êtres sur terre qui est en mesure de mettre fin à la vie d’un immortel.

               Il s'autoproclame exorciste.

               Nous préférons l’appeler connard.

Je me débrouille depuis plus d’un siècle.

— Tu te débrouillais avec tes pouvoirs.

               Je me fige. Sullyvan n’a pas tort. L’ange insiste aussitôt, surprenant ma réaction.

— Depuis combien de temps as-tu cessé d’entendre le démon dans ton crâne ? Combien de semaines, voire de mois, se sont écoulées depuis qu’elle t’a parlé pour la dernière fois ?

               Quelques images de mon être intérieur me reviennent. L’escalier sans fin, plongé dans une obscurité traversée de poussières et toiles d’araignée.

Tu portes les chaînes de Marlow que je-ne-sais-qui est le seul à pouvoir enlever.

               Ma mâchoire se contracte violemment. Je sais qui peut le faire.

               Satoru. 

               Je l’en ai fait gardien lorsque je les ai enfilés seule, me croyant responsable du massacre perpétré sur les siens.

Et ton démon intérieur est devenu muet…

               Les mains toujours posées sur la rampe, j’observe le bassin en contrebas. Je refuse de regarder Sullyvan qui, lui, me fixe intensément.

Je ne comprends pas en quoi ça te regarde, je soupire, passablement agacée qu’un homme que je ne connais quasiment pas se permette une telle leçon.

— Je t'exècre. Je te trouve hautaine et méprisante.

               Marquant un sourcil, je ne réagis pas davantage.  Je n’y peux rien si je suis meilleure que lui. Il semble être d’ailleurs au courant et en tirer un complexe d’infériorité.

Mais je t’admire, soupire-t-il longuement. Et je refuse de voir une personne que j’admire se laisser mourir et dépérir de façon si pathétique. Pas lorsqu’elle a bouleversé la face du monde.

               Le blond ne me regarde plus. Sa voix se fait molle, comme enlisée de fatigue. Il s’apaise à mesure que les secondes passent.

               Oui. Il me hait. Mais sans animosité.

Tu as été la seule qui a essayé d’empêcher Lycus de tuer les sephtis. Tu as été la seule qui a essayé de préserver le monde des actions de ma…

               Il ne finit pas sa phrase.

               Sullyvan n’a jamais reconnu Lycus comme étant sa mère. Pourtant, elle l’a bien enfantée. Cependant, les horreurs qu’elle a commises l’ont poussé à vouloir rogner, éclater et ronger quelconque lien pouvant les unir.

Je n’ai pas été la seule à me battre contre elle, tu sais ?

— Je soutiendrais tous ceux qui l’ont fait.

               Se redressant, le blond me regarde avec assurance lorsqu’il déclare : 

Tu peux mourir, je m’en fiche. Mais fais le comme tu l’as vécu. 

               Il marque une brève pause.

Avec dignité.

               Un moment, je contemple son visage. L’inquiétude tord ses sourcils en une moue que je n’aurais jamais cru voir arborée pour moi. Je l’observe un temps, ne parvenant que difficilement à m’en détacher.

               Puis, un soupir franchit mes lèvres.

Mon corps, ma mort. Tes ordres, tu te les gardes, bouffon.

               Un sourire sans joie étire les lèvres de Sullyvan. Il devait se douter que je n’accepterais pas de valser dans le langoureux et romantique. Les démons ne ressentent pas d’émotions. Le dramatique est un genre qui nous est proscrit.

               Cependant, je me surprends à sentir quelques vapeurs douces éclater en moi en voyant son inquiétude. Je ne sais trop pourquoi, peut-être car mon démon faiblit tant que j’éprouve à nouveau des sensations propres aux humains, mais je crois qu’il me fait de la peine.

               Je chuchote donc : 

Soit. Tu peux m’accompagner.











               Le temple d’Arès s’enterre au cœur du désert des Evilans. Dans un lieu que le soleil ne voit jamais, constamment plongé dans l’obscurité de la nuit, jaillissant d’un sable noire semblable à de la cendre, il se dresse.

               Ses colonnes de marbre noir s’élève si haut que je les distinguais déjà quand une heure de marche me séparait de lui.

               A présent, le temple est bien plus près.

Ah oui, quand même, siffle Sullyvan, les mains sur les hanches.

Tu n’en avais jamais entendu parler ? 

               Pour toute réponse, le blond secoue la tête de droite à gauche. Je peux donc comprendre sa surprise. Une visite dans ce genre de lieu mérite quelques précisions.

Je… Le fleuve…

               Sullyvan désigne du menton le fleuve creusant le sable, tout autour du manoir. Les eaux de ce dernier, rougeoyantes, sont la seule source de lumière des lieux. Cependant, elles suffisent à distinguer chaque contour du temple de marbre noir.

Le fleuve ? je répète. Il est fait en flammes. Comme le Styx. Parce que c’est le Styx. Il s’agit de l’un de ses points de chute.

               Personne ne peut trouver le temple d’Arès s’il n’a pas un jour consommé cette eau. La majorité des mortels n’ont donc jamais eu l’occasion de prier ici.

               Cependant, je dois m’avouer étonnée que l’Ange ait finalement pu y venir. Cela veut dire qu’il en a déjà ingéré. Je serais presque curieuse d’en connaître les circonstances.

Tout de même…, soupire Sullyvan en se penchant au-dessus du fleuve enflammé, observant son eau crépiter. Je veux bien qu’il te fasse venir dans un temple pour t’intimider. Tu peux pas y entrer donc ça te montre l’ambiance…

               S’acroupissant, l’ange me lance un regard consterné : 

Mais pourquoi nous avoir fait venir aussi loin ? Des temples, il y en a plein. Surtout dans le désert.

               Je souris. Avec sa musculature développée et son passé tragique, Sullyvan semble être un guerrier aguerri. Et il est.

               Cela me pousse parfois à oublier qu’il reste jeune, candide et donc relativement insensible aux menaces dissimulées.

Pa…

— Parce que ce n’est pas n’importe quel temple, retentit une voix, au loin.

               Brutalement, nous nous tournons vers le monument, dressé par-delà le fleuve. Les sourcils froncés, nous cherchons un instant la source de ses paroles. Cependant, dans l’obscurité de la bâtisse, nous ne distinguons quasiment rien.

               Mais la voix provient bien de là.

               Soudain, une silhouette remue entre deux colonnes.

Montre-toi.

               Mon ton est rude. Je gronde ces deux mots, arrachant aussitôt un rire sinistre à l'inconnu. Ce pouffement se mêle au craquèlement de la lave nous séparant.

               L’inconnu susurre : 

Enfin, est-ce une façon de parler à un vieil ami, ma chère ?

— Ami ? répète Sullyvan.

               Je ne réagis pas au mot de l’ange, observant la pénombre.

               Bientôt, la silhouette avance jusqu’aux premières marches du temple. Elle pénètre doucement l'étroit espace éclairé par la lave. Cette lumière ondule d’ailleurs en un vacillement terrifiant, accompagnant ses pas lourds.

               Apparaît d’abord sa robe. Toile noire tissée de cauchemars engloutissant toute lueur ayant le malheur d’étinceler.

               Puis sa taille autour de laquelle une ceinture d’or retient quelques lames qui se perdent dans les plis du kimono ténébreux.

               Alors surviennent deux massives épaules si larges qu’elles pourraient soulever la terre, charriant Atlas depuis ses profondeurs.

               Finalement, son visage.

               Des lèvres fines comme des lames de rasoir, esquissées en un rictus malicieux qui ne saurait éclairer l'obscurité abyssale d’un regard mauvais. Ce dernier se voit surplombé d’une cicatrice zébrant son front.

               Celle-là même dont je suis la cause.

               Alors, souriant à mon tour sous mon masque, je contemple un instant le chef-d’œuvre tracé sur son visage. 

               Et, sans quitter les points de suture des yeux, je le salue.

Bonsoir, Geto.



































































N D A •

désolée pour le retard
je vais être honnête avec vous

j'étais en terrasse.


















































Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top