𝐂𝐇𝐀𝐏𝐈𝐓𝐑𝐄 𝟒𝟓
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C H A P I T R E 4 5
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Les feuilles tournoient dans le ciel en une dernière valse. À la manière de quelques pétéchies se détachant d’une écorce trop abîmée. Leurs squelettes flottent quelques instants au-dessus de l’herbe. Avant de s’y reposer pour l’éternité.
D’aussi loin que je me souvienne, Nime a toujours décrit l’automne ainsi. Point de jugement ne perçait sa voix lorsqu’elle contemplait les derniers instants de la nature. Ses sourcils ne se fronçaient pas. Sa gorge ne se serrait pas non plus. Elle demeurait inerte, debout face au spectacle de la forêt s’endormant.
Elle n’était pas de ceux qui patientent durant l’hiver. Elle ne regardait pas ce dernier, dévorée par l’idée que le printemps viendrait mettre un terme à ce voyage monotone. Elle n’y voyait pas non plus un cycle, argumentant qu’il fallait que la nature meure pour pouvoir mieux renaître.
Non. Rien de tout cela.
Elle se contentait d’observer les ramages bruns des arbres se dénudant. Ses yeux ambrés, percés d’une pupille parfois semblable à une fente, suivaient la course des feuilles quittant les chênes éparpillés. Ses pieds écrasaient volontiers les squelettes de ces dernières. Et elle souriait doucement lorsqu’un vent froid hérissait les poils de ses bras.
Nime trouvait satisfaction dans chaque instant du quotidien.
Cependant, pour la première fois de sa longue existence, je pense qu’elle a sincèrement détesté vivre au cours des derniers mois. Qu’importent ses origines démoniques, ses affiliations avec les dragons, sa capacité de résistance à la douleur…
Elle a souffert. Comme jamais un démon n’avait souffert auparavant.
— Elle va s’en sortir ?
— Seul le temps nous le dira.
La voix de Mora résonne comme un murmure dans la pénombre des bains. Enveloppée des vapeurs denses s’élevant de l’eau brûlante autour de nous, elle s’éteint presque dans le cocon nuageux de chaleur. Cependant, je perçois tout de même les mots qu’elle articule.
Je peux l’entendre. Tout comme elle m’a entendu, là-bas.
Quand, agenouillée face à la silhouette de Nime, n’osant faire ne serait-ce qu’un geste vers elle de peur d’aggraver ses impressionnantes blessures, j’ai balbutié deux syllabes. Uniques. Le prénom de Mora.
Et, elle est apparue derrière moi.
Nous n’avons pas parlé lorsqu’elle a glissé ses bras rachitiques sous la silhouette de Nime. Aucun mot n’a non plus été prononcé quand, d’un geste du menton, elle a magiquement brisé les chaînes qui maintenaient la démone au sol. Rien n’a d’ailleurs été soufflé lorsqu’elle l’a portée avec une facilité déconcertante et a fait demi-tour, l’emmenant à travers le portail.
Je n’ai rien pensé lorsque, glissant un bras sous la silhouette de Gojo, j’ai balancé son corps inconscient par-dessus mon épaule. Mes yeux ont cherché Mélodie quelques instants, là-bas. Cependant, je ne pouvais pas la trouver.
Alors, encore déboussolée par ce que je venais de voir, je me suis contentée de traverser le portail que Mora venait d’ouvrir et de retourner dans ses thermes.
— Tes pouvoirs ne cesseront jamais de m’impressionner, je commente d’ailleurs, tentant d’ignorer du mieux que je peux les gestes qu’exécute Mora.
Dans le bassin principal des thermes est érigée une stèle. Semblable à un cercueil de marbre, une pierre longue et anguleuse est entièrement immergée dans les eaux. Ces dernières tournoient en une valse irisée, agitée par la magie de Mora qui imprègne le liquide.
Sur le monument de marbre, Nime est allongée. Les flammes des torches autour de nous projettent quelques lueurs orangées sur sa peau marquées.
Un fragment d’instant, le temps d’une ombre de graine dans le sablier, je m’autorise à la regarder.
Elle.
Nime.
Il ne m’en faut pas plus pour découvrir l’étendue de ses plaies. Elle est méconnaissable. À vrai dire, je crois que je ne l’ai reconnue que parce qu’elle fait partie du même Ordre Démonique que moi. Si elle n’avait pas été liée psychiquement à ma personne, je crois que jamais, je n’aurais identifié le visage de celle aux côtés de qui j’ai grandi, il y a plusieurs décennies.
La poussière du désert s’emmêle dans ses longs cheveux noirs. Ces derniers semblent pâles, particulièrement crasseux, dépourvus de leur brillance. Les boucles soyeuses d’autrefois ne ressemblent plus qu’à des amas de nœuds où pointent quelques traces rougeâtres de sang. Lequel perle sans doute depuis son crâne qui, sous l’imposante tignasse, doit être parcouru de plaies.
S’étalant en arc autour de son visage, la toison endommagée révèle des traits méconnaissables. Mille et une cicatrices, semblables aux vestiges de morceaux de verre incrustés dans la peau, maculent son nez et ses pommettes, couvrant les taches de rousseur que nous lui avons toujours connues.
Son œil droit a pris une teinte violacée, chassant la couleur naturellement hâlée de sa peau. Il est par ailleurs si gonflé que, même si elle était consciente, elle ne pourrait sans doute pas l’ouvrir. Une brûlure traverse l’autre. Rougeâtre, presque sanguinolente. Sa chair se creuse à cet endroit, apparemment fondue comme si elle n’était qu’un bout de plastique.
Rien n’a été épargné. Pas même son corps.
Mais, le drap blanc que Mora vient de poser dessus m’empêche de constater les dégâts lui ayant été infligé. Je crois que cela est encore préférable.
— Mes pouvoirs sont effectivement grands, finit par répondre Mora, son pouce essuyant une larme invisible sur la joue de Nime. Cependant, je ne sais honnêtement pas s’ils vont suffire.
— Tu es la fille de la déesse mère, Gaïa. Il n’y a aucune plaie que tu ne puisses pas panser.
Mora ne répond pas.
Debout dans le bain brûlant, habillée d’une robe pourpre qui flotte autour d’elle à la manière des pétales d’un nénuphar, elle contemple longuement le visage de la démone. Quelques doutes bercent son regard tandis que, d’une main ridée et maternelle, elle lisse la tempe de l’endormie.
Elle ne veut pas me mentir. Mais, elle ne veut pas me faire mal.
Alors, elle se tait.
Pour quelques instants seulement. Car, lorsqu’elle incurve sa paume pour en faire une coupelle de chair, qu’elle la plonge dans l’eau brûlante et déverse cette dernière sur le visage de la démone, un soupir franchit ses lèvres. Le liquide coule sur son front, se mêlant au sang maculant ses pommettes et s’enfonce dans ses cheveux. Cependant, aucune plaie ne disparait.
Cela n’est pas normal. Les eaux moraïennes sont sans conteste l’un des antidotes les plus puissants de cette terre.
— Tu devrais prévenir son frère, chuchote-t-elle après quelques instants. Il aimerait sans doute lui dire au revoir.
Debout au milieu du bassin, j’ignore la chaîne qui se resserre soudain autour de mon bras. Elle réagit à la magie exultant des gestes de Mora. Et peut-être aussi au vide qui se creuse soudain en moi.
Jamais je n’aurais cru assister au trépas d’une de mes sœurs.
— Je te prie de bien vouloir m’excuser, Mora. Je dois me retirer, maintenant.
La doyenne ne répond pas. Elle ne m’accorde même pas un regard, comprenant sans doute que je n’en ai pas besoin.
Mes lèvres se pincent et, me retournant, je quitte le bain sans un mot.
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Je dois m’enquérir de l’état d’Egarca. Elle est la raison pour laquelle j’ai entrepris ce voyage dans un premier temps. Alors, mon unique objectif maintenant devrait être de me renseigner sur son état.
Alors, pourquoi suis-je debout devant la porte de la chambre de Satoru ?
Les guérisseuses m’ont informée de son réveil, il y a quelques heures. J’étais alors debout au milieu du bassin principal des thermes, utilisant le pouvoir catalyseur de mes chaînes pour empêcher l’eau des bassins de devenir bouillante au contact des magies dévastatrices combinées de Nime et Mora. Alors, je me suis contentée d’acquiescer sans rien dire.
La suite était, à mes yeux, limpide. J’allais veiller Nime, me recueillir là où dort Egarca, aux côtés de Sullyvan et Hector. Puis, seulement, je rencontrerais Satoru pour savoir s’il se remettait de sa chute.
Tous les visiter. Par ordre de gravité.
Alors pourquoi mes pieds m’ont-ils naturellement amenée devant la porte de sa chambre ? Que suis-je en train de faire, debout devant la surface ligneuse ? Pourquoi suis-je ici ?
Je dois partir.
À l’instant où cette pensée me traverse, la porte s’ouvre. Apparaît dans son encadrement Satoru, visiblement prêt à sortir. Cependant, il s’arrête brutalement sur le seuil en me voyant. Ses yeux s’écarquillent et un sourire vibrant étire ses lèvres.
Pourtant, presque aussitôt après, ses traits retombent.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Peut-être que je ne saurai jamais comment il exécute de telles prouesses. Malgré le masque couvrant mon visage, la capuche dissimulant magiquement mes traits, il sait toujours lire en moi comme dans un livre ouvert. Et maintenant, sans même douter une seule seconde, il sait simplement que quelque chose ne va pas.
Un instant, je songe à tourner les talons. Je n’ai rien à faire ici. Je devrais veiller Egarca, me comporter avec dignité pour une fois. Pourtant, je déclare quand même :
— Nime va mourir. Encore.
Ma voix est stable. Aucune émotion ne la traverse. Cela est normal. Aucune émotion ne me traverse non plus.
Cela me rend indifférente. Cela doit me rendre indifférente.
Alors pourquoi ma gorge se sert-elle ? Quelle est cette douleur dans ma poitrine ? Comment expliquer que je peine à y croire ? Pourquoi n’ai-je pas l’impression que quoi que ce soit soit réel ?
— Ce n’est pas grave. Ces choses arrivent, j’insiste en contemplant son visage soucieux.
Satoru ne dit rien. Mais, son regard est sans équivoque. Il me regarde avec pitié. Je hais cette pitié.
— Ne me regarde pas comme ça.
— Comme quoi ? questionne-t-il en penchant doucement la tête sur le côté.
— Comme si j’étais un chien abandonné. Comme si j’avais besoin d’aide. Comme si je n’étais pas l’une des entités les plus puissantes ayant jamais croisé ta vie. Comme si j’étais la plus faible de nous deux. Comme si…
Ma voix meurt soudain dans ma gorge. Glissant sa main à l’arrière de mon crâne, Satoru m’attire soudain contre lui. Mon front s’enfouit dans le creux de son épaule et nos corps se blottissent l’un contre l’autre. Je peux sentir sa poitrine se presser à la mienne au rythme de nos respirations.
Un instant, je songe à reculer. Cependant, mes muscles se détendent soudain. Une douce torpeur éclate en moi. De la chaleur se répand dans ma personne. Je peux presque sentir le calme se diffuser dans mon corps.
J’avais oublié cette sensation. Celle d’aller bien.
Je crois que je ne me suis pas sentie ainsi depuis que j’ai perdu mon humanité. Et je n’ai pas envie que cela s’arrête. C’est réconfortant. À la manière des premiers rayons de soleil après un hiver trop rude. Le givre autour de mon corps se craquèle dans une douleur paradoxalement apaisante.
Alors, je reste contre lui.
— C’est ma sœur, je finis par chuchoter. Nos démons viennent de la même mère. Nous ne sommes pas censées vivre dans un monde où les autres n’existent pas.
Je ne sais pas si Satoru a un jour été sensibilisé aux liens démoniques qui lient les âmes de chaque sœur entre elles. Cependant, il me comprend. Je le sens. Dans chaque fibre de sa main qui se pose sur ma capuche, à chaque spasme de sa respiration qui s’échoue contre ma tempe, à chaque secousse de son cœur contre le mien.
Je le sens.
— Chut… Ça va aller, soupire-t-il.
Mais, il ment. Nous le savons tous les deux.
Quelque chose de terrible se prépare.
• N D A •
j'espère que le chapitre
vous a plu !
les choses vont se corser,
leur relation va s'intensifier
et on va en apprendre plus
sur le l'oreille
♡
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