𝐂𝐇𝐀𝐏𝐈𝐓𝐑𝐄 𝟑𝟔
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C H A P I T R E 3 6
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— T’arrive-t-il de te demander pourquoi tu n’es pas parvenue à les sauver ?
Contre ma joue, une poudre chaude et granuleuse forme un coussin agréable. De l’air s’échoue sur mon corps en une caresse chaude. Je ne songe même pas à remuer, happée par la délicatesse de ce toucher.
Je me sens bien.
— De te lever, de poser ton regard au loin et de prendre une grande inspiration. Comme si chaque parcelle d’air logée dans tes poumons pouvait être un souffle de vie nouveau.
Il me semble que ma main tremble. Gisant devant moi, étendue dans le sable sur lequel je suis allongée, face contre terre, elle remue. Enfin, je le crois. Je ne prends pas la peine de vérifier.
Je crois que je me sens bien, ainsi. Les yeux clos, une voix féminine me parlant sans que je l’écoute.
— Mais jamais rien ne leur rendra la vie.
Ces seules paroles me suffisent à ouvrir les paupières. Aussitôt, une lumière vive m’aveugle. Sursautant presque, je tourne la tête en me redressant.
Quelques battements de cils plus tard, je m’habitue à l'aveuglant soleil. Sans surprise, je constate alors que je suis assise sur une dune du désert des Evilans.
Cependant, ce dernier revêt quelques caractères étranges… L’air paraît plus chaud, l’atmosphère est moins tendue et je ne ressens pas le parfum habituel de violence grondant dans les allées désertes où rôdent des brigands.
— Jamais rien ne me rendra la vie.
Tournant la tête, je découvre une longue chevelure de givre tombant au creux d’omoplates saillant. Ces derniers se voient traverser d’un voile blanc. Une robe semblable à un drap ondulant au rythme d’une respiration sporadique.
En levant le nez, je me dis qu’il est étrange que la femme devant moi respire ainsi, de façon si maladroite.
Car les morts ne respirent plus. Et Lycus est morte l’année passée.
— La chute m’a-t-elle tuée ? je demande en me levant, tournée vers l’elfe.
Lycus ne me regarde pas. Elle ne répond pas plus.
Sa jupe traînant autour d'elle à la manière d’un pétale de fleur, elle habille ses jambes ramenées sous son corps. Les mains posées sur ses cuisses, elle fixe l’horizon vacillant à perte de vue. J’observe ce dernier à mon tour.
Oui. Ce désert est différent de celui des Evilans. Il n’est pas réel.
Compte tenu du fait que Gojo et moi venons d’être précipités dans le vide et que la femme avec moi présentement est décédée, je peux naturellement en conclure que je suis dans un endroit fréquenté par les morts.
Et donc, que j’ai moi-même rejoint ce cercle fermé.
— Navrée, ma chère, je lance sans conviction. Je crois que ton fils va te rejoindre. Je ne comprends rien de votre relation, alors je ne saurais dire si la nouvelle va te réjouir ou non.
Lycus ne réagit pas. Pas un spasme ne tort son visage livide. Ses yeux globuleux fixent le vide. Comme si aucune pensée ne traversait sa tête. Je sais pourtant qu’elles fourmillent à toute vitesse dans cette caboche trop pleine.
Rien ne saurait endiguer le flot noirâtre de la psyché d’un tel monstre.
— Lycus, je n’ai pas plus de patience que de mon vivant. Alors cesse de faire semblant de ne pas m’entendre et rép…
— Elle ne t’entend réellement pas.
Me retournant, je fronce d’abord les sourcils en ne voyant personne dans mon dos. Puis, baissant les yeux, je découvre la minuscule silhouette d’un bambin aux joues adorablement potelés.
Quelques cheveux de corbeaux tombent avec raideur sur ses yeux marqués d’un pli épicanthique. Un instant, découvrant ce regard, je soupçonne une affiliation avec une tribu du sud du désert présentant la même caractéristique physique.
Cependant, soudain, je distingue la lumière à peine visible entourant sa silhouette. Un halo blanc embaume son corps d’enfant drapé d’un kimono de soie.
Aucun être humain ne possède d’aura si éclatante. Et nul n’est capable de se tenir sous un soleil tapant, simplement vêtu d’un vêtement satiné, sans aucun couvre-chef et sans plisser les yeux.
Je ne fais pas face à un enfant. Je suis assurément face à un Dieu ayant pris la forme d’un bambin.
— Une déité prenant des allures de bambin et côtoyant les défunts, je fais remarquer tout bas. Je dois marquer l’honneur que j’éprouve en vous rencontrant…
Posant un genou à terre, j’abaisse la nuque en signe de respect.
— …Thanatos.
Fils de Nyx, déesse de la nuit, époux d’Erebe, déesse des ténèbres et frère de Charon — l’homme qui dirige la barque amenant les âmes des défunts aux Enfers — le Dieu devant moi est sans nul doute celui qui foule le plus le sol de nos terres.
Le dieu de la Mort. La déité qui s’en va chercher les âmes des défunts lorsqu’ils trépassent.
— Relève-toi, démon.
Aucune agressivité ne se fait entendre dans sa voix. Car un tel mot n’est pas une insulte. Seulement la reconnaissance d’un pouvoir capable de terribles conséquences.
M’exécutant, je suis le regard de l’enfant. Ce dernier considère Lycus quelques instants.
— Je la croyais au Tartare, j’admets alors.
Aux Enfers vont les âmes des morts. Les héros qui ont servi leur terre sont envoyés aux Champs-Elysées. Les citoyens qui ont vécu en tentant au mieux de faire le bien, ce dernier étant parfois entaché par quelques égarements, sont redirigés au pré de l’Asphodèle.
Le Tartare, lui, est le lieu de la douleur et du châtiment.
— Elle ne peut pas y aller, répond simplement le Dieu. Pas pour l’instant.
— Moi, je suppose que je peux y aller ? Vous êtes là pour ça, n’est-ce pas ? La chute dans la caverne de la Pythie m’a tuée et vous êtes venu me chercher ?
— La « Pythie » ? répète-t-il dans un sourire délicat. Il est loin, le temps où tu l’appelais Mélodie, n’est-ce pas ?
Je ne réponds pas. La moitié d’un siècle s’est écoulée depuis notre dernière rencontre. J’ai honnêtement oublié son prénom. Nous n’avons pas tenu à garder contact. Cela est une habitude humaine. Les démons ne développent pas d’attache.
L’image de deux célestines se matérialise à mon esprit. Je la balaye aussitôt.
— Et depuis combien de temps ton prénom n’a-t-il pas été prononcé ? demande-t-il.
Thanatos sait que cette question ne peut trouver de réponse. Car je l’ignore. Cela fait bien longtemps que je ne m'en suis pas préoccupée.
— Tu n’es pas morte. Mais, cela fait longtemps que tu agis comme telle.
Une véritable sagesse emprunte la voix juvénile. Cela est quelque peu désarçonnant. Enfin, tout de même pas aussi déroutant que ses paroles.
— Tu ne te souviens pas de ton prénom ni de la dernière personne qui l’a prononcé. Tu ne parles plus avec le démon qui t’a donné tes pouvoirs et qui se trouve pourtant encore dans ton esprit.
— Cela me fait des vacances, je réagis aussitôt. C’est une pipelette.
— Tu n’y crois pas une seule seconde.
Mon regard croise celui, doux, de l’enfant. Une véritable compassion emprunte les prunelles de ce bambin. Je n’arrive plus à en être étonnée.
Soudain, ma main se porte sur ma gorge. Je ressens quelque chose d’étrange à cet endroit.
— Vous avez dit que je suis endormie, n’est-ce pas ? je demande en posant mes phalanges près de ma trachée. Ça veut dire que mon corps est encore dans cette caverne, inconscient ?
Il acquiesce sans quitter son sourire compatissant.
— Quelqu’un m'étrangle dans mon sommeil. Je le sens. Ma gorge est serrée.
— Personne ne t’étrangle, démon. Tu as simplement envie de pleurer. Et tu as oublié cette sensation. Parce que cela fait des années, des décennies, que tu fais fi de tes émotions.
Mon unique réaction est de secouer la tête vivement. Il ne s’en formalise pas.
— Le démon dans ton crâne est une partie de toi. Si tu ne lui parles plus, cela ne veut pas dire que tu fais la tête à une connaissance. Tu es en train de renier ton essence.
— Je le vis très bien.
— Pourquoi dire que tu le vis bien quand tu ne vis plus ?
Ma strangulation s’intensifie. Je suis sûre qu’il a tort. Quelqu’un est en train de m’étrangler dans mon sommeil.
Il ne peut en être autrement.
— J’ai perdu le droit de vivre le jour où j’ai tué ces elfes. Qu’importe si c’était la pythie et pas moi. Et il est naturel qu’après ça, je ne lui parle plus.
L’enfant me fixe. Je ne peux lire quoi que ce soit dans ses yeux noirs.
— Vous soutenez que nous sommes une seule et unique personne ? Nous avons tué des gens, alors. Nous avons fait boire notre sang à des civils quand seuls des militaires devaient être visés. Nous avions reçu pour prophéties que les elfes tueraient les sephtis alors nous avons tué les elfes. L’une d’entre elles a survécu, je gronde en pointant la femme aux cheveux blancs du doigt, et elle s’est vengée en massacrant les sephtis !
Je réalise quand je me tais que j’ai haussé le ton. Mais, le dieu ne semble pas en colère.
— Vous n’avez rien fait de cela, répond Thanatos au bout d’un bref silence.
Ne comprenant pas ce commentaire, je ne dis rien.
— Tu n’es pas celle qui a donné de l’eau empoisonnée aux civils. Et le démon en vous non plus.
Le monde cesse de tourner.
Le vent se suspend. L’air m’accable un peu plus. Une gifle m’a peut-être été assénée. Je ne saurai le dire. Je demeure immobile, les yeux écarquillés.
Quoi ?
— Quoi ? je répète d’une voix blanche.
— Cela fait des années que tu te punis pour un crime que tu n’as pas commis. Et l’unique raison pour laquelle les dieux vous ont laissé briser le pacte des thermes sans tuer l’un d’entre vous est que la raison première de la conclusion de ce pacte est injuste.
Remuant la tête de droite à gauche, je tente de faire taire les échos de ses paroles.
— Non. Ce n’est pas possible. Non.
— Vous êtes innocentes.
— Non…
— Cela fait des années que les dieux tentent de te le dire, mais tu ne les écoutes pas. Nous communiquons avec toi. Tu es une Pythie, ton rôle est de nous écouter et de transmettre nos messages.
— Ce n’était pas vous, c’était ma culpabilité.
— Tu as passé ces chaînes pour nous empêcher de te dire la vérité. Tu nous as empêché de t’envoyer des visions.
— Ce n’était pas vous ! Je les ai tués ! je m’écris tandis que ma gorge se serre à nouveau. Je les ai tués et je culpabilisais !
— Tu es innocente.
— ALORS QUI EST RESPONSABLE ?
Mon hurlement abat un silence lourd sur le désert factice. L’enfant ne répond pas tout de suite. Puis, son regard se pose derrière moi.
Mon sang se glace en comprenant qu’il me montre la responsable. Et je n’ai même pas besoin de me retourner pour savoir qui a commis ce crime odieux.
Car seule une personne est assise dans mon dos.
Lycus.
Oui.
Lycus a massacré son propre peuple.
• N D A •
j'espère que le chapitre
vous a plu !
j'ai écris le chapitre de
la semaine pro cette
après-midi et j'ai hâte de
lire vos réactions
♡
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