𝐂𝐇𝐀𝐏𝐈𝐓𝐑𝐄 𝟐𝟓
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C H A P I T R E 2 5
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La Pythie des Âmes n’est manifestement plus du tout habituée à vivre dans un corps. Elle qui avait promis de m’incarcérer dans mon propre esprit durant des décennies s’est endormie quelques heures plus tard.
Je me suis alors réveillée à sa place.
Ma cape noire traîne dans mon sillage, me suivant à la manière du fantôme oublié d’un spectre. Partout où mes pieds se posent dans les corridors, les ténèbres lèchent la surface de pierre constituant les termes. Lorsque je passe à côté d’un bassin, la danse des reflets de l’eau sur les murs se tait.
Le soleil s’est à peine levé sur les thermes. Les clients les plus faibles sont déjà tirés du lit pour se baigner dans les bassins chauds. Les poudres éparpillées dans les eaux leur permettront de guérir plus rapidement.
Lorsque je pénètre le bassin d’Emur, une étendue d’eau céruléenne surplombée par deux imposantes statues qui veillent sur les eaux, il me semble que mon ombre se rétracte quelque peu. Animée par les vapeurs de la magie, une harpe joue seule, dans un coin de la pièce, ses cordes tremblant dans les airs dans une danse d’une justesse harmonieuse.
Je m’arrête pour l’observer quelques instants, me tournant vers les personnes responsables de cette douce mélodie.
Deux servantes assises au bord d’un bassin massent les bras d’une femme dont le visage est couvert de bandages. Les rides sur ses mains me laissent à penser qu’elle est âgée pour une humaine.
Elle doit avoir un peu plus de la moitié de mon âge.
— Avez-vous vu Mora ? je demande aux jeunes femmes qui, sans ouvrir la bouche, se tournent vers moi.
Un doux sourire étire leurs lèvres pour me saluer. L’une d’elles incline la tête en avant et je l’imite, lui présentant mes respects. Elle se concentre alors sur la doyenne dont elle presse le coude avec fermeté, usant d’une technique ancestrale pour soulager ses rhumatismes.
L’autre, d’un doux geste du menton, désigne deux colonnes donnant sur le bassin central, lequel se trouve directement sous le ciel, sans plafond.
— Merci, je leur souffle, tentant de ne pas perturber le repos de leur patiente, avant de franchir l’endroit indiqué.
Mora se situe à l’exact même endroit que celui qu’elle occupait lors de la cérémonie du Pacte des Thermes. Mon regard s’attarde d’ailleurs sur le large bassin.
Calme, la surface de son eau ne tangue pas. À la manière d’un lit accueillant un patient des plus faibles, inerte. Les draps aquatiques ne remuent pas. Malgré le vent, malgré les doutes, malgré les passages.
Le calme de la matinée projette une douce brise rafraîchissante. Dans les thermes humides, je m’assois à sa droite. Elle ne réagit pas tout de suite.
Une certaine douleur anime le regard qu’elle pose sur la surface.
— Me pardonneras-tu un jour mon égoïsme ? je chuchote doucement, l’imitant en observant ce lieu où j’ai scellé d’un cachet funeste mon sombre destin.
Assise sur le sol, ma tête frôle sa cuisse qu’elle a posée sur un tabouret.
Cela faisait longtemps que nous n’avions pas arboré cette position. À mon arrivée, je prenais toujours place à même le parterre et elle s’asseyait à ma gauche, sur un siège. Il ne s’agissait pas d’un moyen pour elle de prouver son ascendant. Loin de là.
Son corps d’humaine vieillissant ne peut prendre place comme moi. Quant à moi, je ne supportais que mal d’asseoir mon corps, mon armure, mes chaines et mes armes sur une plateforme étroite. Rien ne reposait sur des symboles cachés. Tout n’était qu’honnêteté, praticité.
Parfois, je songe que cela me manque.
— Égoïsme… Voilà un mot curieux, chuchote-t-elle à mi-voix. Lorsque les actions d’un tiers ne visent qu’à alimenter son égo, à la protéger…
Elle soupire.
— Je t’ai demandé de rester alors que ton existence met en péril des vies et qu’elle en a même fait disparaître, par le passé, déclare Mora d’une voix douce, ses yeux empruntés de douleur ne voulant pas s’arracher à la surface des eaux.
Sa main tremble sur son spectre posé en travers de ses cuisses.
— Je… J’aurais dû me douter que ce jour arriverait. Mais… Cela me fait tout de même mal. Car tu es mon amie.
— Je ne cesserai pas de l’être, Mora.
— Tu cesseras d’être tout court. Avant toi, aucun démon n’a été tué. Qui sait ce que tu deviendras ? Personne ne peut témoigner du fait que tu rencontreras effectivement Thanatos ou bien Hadès, les dieux symbole du trépas… Peut-être n’y a-t-il rien après ta mort. Qu’en sais-tu ?
Mes épaules se haussent. Je ne saurai quoi répondre.
— Si cela peut te contenter, Satoru a semblé se raviser.
— La Pythie des Âmes est venue m’en parler, effectivement…
— Bon sang, j’avais oublié que ce démon était une véritable commère, je soupire en levant les yeux au ciel. À chaque fois qu’elle prend la main et prend possession de mon corps, elle revient avec des potins et des rumeurs plein la bouche.
C’est faux ! Cesse de me calomnier ! Mes oreilles comme mes lèvres sont vierges de tout commentaire sur autrui ! Jamais je ne m’intéresse à l’existence d’autrui !
— Il me semble qu’elle est en effet partie discuter avec Mirra et Emyr, après. Elle a cherché à savoir pourquoi elles s’étaient disputées, sourit doucement la doyenne, amusée.
Ce n’est pas pourquoi, mais pour qui ! Tu te rends compte que Mirra a pris le pourboire d'Emyr ? D’accord, elles avaient élaboré la procédure clinique ensemble et une pièce d’or, en plus d’être radin, ce n'est pas facile à partager comme monnaie, mais… Quand même ! Elle lui a caché qu’elle avait eu un pourboire !
— Que je regrette l’époque où les chaînes de Marlow la faisaient taire.
— Elle est en proie à l’un de ses fameux monologues ? répond Mora dans un doux rire, ses épaules se secouant.
Un sourire étire mes lèvres. J’aime la voir ainsi.
— Elle ne parvient pas à se taire une seule seconde. Si elle est si énergique, qu’elle prenne le contrôle au lieu de piailler sans cesse.
Inutile. Ici, dans les thermes moraïennes, la nourriture est saine et il n’y a pas de combats. À quoi bon pointer le nez dehors ? Je m’ennuie. D’ailleurs, je vais aller regarder la fleur de ton esprit. Elle, au moins, elle est intéressante !
Pour toute réponse, je soupire. Cependant, les paroles que la Pythie des Âmes a prononcées, hier, me reviennent :
“Tu ne peux t’en prendre qu’à toi si la déco est naze. C’est ton esprit, ça. Mais, depuis que t’a rencontré l’elfe, il y a une fleur ! Une seule, un peu grincheuse…”
Sans doute, la perspective de rencontrer l'unique personne pouvant m’occire m’a apaisée assez pour la faire germer. Cela doit être pour cette raison.
Assurément…
Réalisant la tournure que prennent mes pensées, je reviens rapidement à moi.
— Quoi qu’il en soit, je ne perçois pas la raison de son apathie face à la créature. Satoru semblait pourtant décider à honorer le pacte.
— Je crois pouvoir t’éclairer, rétorque Mora, ses yeux se posant sur un coin au loin.
Dans le bassin d’en face, une silhouette se découpe. Les coudes posés derrière lui, le maintenant hors de l’eau, Satoru ferme les yeux. Ses longs cheveux de givre traînent dans son dos, légèrement remués par la brise dans un mouvement adoucissant son visage délicat.
Je soupire de soulagement en voyant sa crinière. Cela signifie qu’il n’a pas définitivement renoncé au pacte mais a juste évité le combat, hier.
La surface des eaux lèche ses pectoraux saillants, caressant leur chair lisse et diaphane. Ses imposantes épaules musclées, elles, ne se voient pas frôler par les gouttes. Il ne s’est pas immergé.
À la lueur du soleil levant, il ressemble à un portrait peint de la pointe d’un pinceau agile et admiratif.
— La Pythie des Âmes… Elle s’est présentée à lui sous sa forme de Pythie, m’informe Mora tandis que nous l’observons.
Satoru a donc croisé une créature bien étrange…
Femme émaciée dont le visage allongé est percé de deux cavités à hauteur des yeux, une fumée noire lui tenant lieu de chevelure, elle incarne le spectre des voyantes sacrifiées pour ce qu’elles n’auraient jamais dû voir.
Forte de cette information, je soupire. L’égo de Satoru commence à me taper sur le système.
— Il ne l’a pas attaqué parce qu’il voulait l’affronter sous sa forme ultime ? La forme de Pythie n’est pas assez puissante pour lui ? Il voulait la croiser sous une autre apparence ? Son enveloppe de spectre ?
La doyenne acquiesce doucement.
La Pythie des Âmes est aussi adorable, sous sa forme originale, que tétanisante lorsqu’elle apparaît à son potentiel de cruauté le plus poussé. Fantôme titanesque se déployant au-dessus de la cime des arbres, les légendes racontent que sa seule paume peut écraser une ville entière et que d’un geste du pied, elle effondre les empires.
Cette allure-là lui vaut sa sombre réputation. Là est la raison pour laquelle les gens évitent de prononcer son nom.
Mon regard s’attarde sur Gojo.
— Il est conscient qu’il a déjà peu de chances de survivre à une confrontation avec elle, sous sa forme de Pythie Sacrifiée et que celle ultime, de son côté, ne peut que lui être fatale ? je demande dans un soupir, particulièrement agacée par cette révélation.
— C’est ce qu’on disait de Nime. Elle aussi était censée être un démon invincible. Et elle a été tuée par une flèche lors de l’affrontement final, l’an dernier…
Je me fige. Mes doigts se crispent.
Quelques instants, mon esprit se glace. Puis, lentement, je reviens à moi. À la manière de rouages mal huilés, mes muscles grincent presque lorsque je me tourne doucement vers la doyenne.
Mora observe le lac dans un silence recueilli.
— Nime est morte ?
— N’as-tu pas remarqué que Yevhen n’était plus que l’ombre de lui-même ? Sérieusement… Il s’est fait vaincre par un vulgaire mage noir lors de votre mission.
Yevhen est le frère de Nime. Je me doutais que quelque chose avait dû l'impacter. Lorsque je l’ai vu, moi qui m’attendais à voir un Page Ancestrale puissant, j’ai été désarçonnée de le voir encore moins doué qu’à ses quinze ans. Cependant, si le deuil l’affecte, je comprends mieux son comportement.
Soudain, une insulte franchit mes lèvres. Mora se tourne vers moi, interloquée. Jamais elle ne m’avait entendue jurer si gravement avant.
— Quelle plaie, celle-là…
La doyenne m’interroge du regard. Je conserve notre contact visuel lorsque je lance :
— Oh, Mora… Nime est beaucoup de choses. Mais elle n’est pas mortelle.
Les sourcils de la femme se haussent.
— J’ignore pour quelle raison elle prétend être décédée, mais quelque chose me dit que son retour ne se fera pas sans esclandre.
Un soupir franchit mes lèvres.
À la fois fille démon et enfant dragon, Nime est au pouvoir ce que le feu est au danger. Son incarnation. Et, forte de tant de puissance, elle ne peut qu’aimer le spectacle.
— Quand penses-tu qu’elle va revenir ? je demande après un long silence.
— Peut-être demain.
— Demain ? je répète, surprise par cette réponse si précise et précipitée.
Mora glisse ses longs doigts dans un pli de sa robe et en sort un rouleau cacheté. La tache de cire brisée trahit que cette missive vient de l’empire.
Egarca Evilans en personne, l’impératrice, nous l’a adressée.
— Gojo, Charles, Yevhen et toi êtes invités au palais. Un bal sera donné pour fêter le passage du ciel de cancer à lion.
Un soupir franchit mes lèvres. En fonction du mois de naissance d’un être, ses pouvoirs seront différents. Les cancers sont des nécromanciens et les lions, des bouffons autoritaires.
— Entre la peste et le choléra, je lâche, hargneuse.
— Avant d’abriter un démon, tu utilisais aussi des pouvoirs astrologiques… Que leur reproches-tu ?
— Beaucoup de choses… Dont le nombre de cérémonies stupides qu’il faut se farcir lorsqu’un signe en devient un autre.
Les épaules de la doyenne se haussent.
— Sois gentille… Elle veut te remercier d’avoir rapatrié le corps de cette pauvre enfant et tué le mage.
Je ne réponds pas tout de suite.
— Satoru a déjà accepté. Il dit qu’il veut danser avec toi au bal et a commencé à se préparer dès cette nuit.
J’observe la servante qui étale une mixture bleue dans ses cheveux blancs.
— Ne me dis pas que c’est pour ça qu’il se baigne dans les eaux thermales ?
— Dîner diététique, séance de sport, massage aux huiles enchantées, masque, manucure, traitement de ses racines et de ses pointes, analyse de sa dentition… Il a commandé tous les soins possibles.
— Pourquoi faire ? je lâche, pourtant convaincue qu’il ne veut pas faire bonne impression devant les nobles. Je suis sûre qu’il ne s’apprêtait pas comme ça pour aller au palais, avant.
La doyenne rit doucement.
— Il dit qu’il veut être parfait pour votre premier rendez-vous.
— Je vais le tuer.
Depuis le bassin, loin de nous, Satoru se tourne vers moi. Dans un sourire, il me fait un clin d'œil avant de m’envoyer un baiser, ignorant la servante qui tente d’attraper sa main pour nettoyer ses ongles.
Qu’est-ce qu’il peut être agaçant…
Pourtant, malgré mon ennui, je me surprends à lancer :
— D’accord. J’irai au bal avec lui.
• N D A •
j'espère que ce nouveau
chapitre vous a plu !
chapitre assez mystérieux...
une idée de ce qui a motivé
cette réaction chez satoru ?
♡
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