──── 𝐂𝐡𝐚𝐩𝐢𝐭𝐫𝐞 𝟕
L E J E U D E
— C A R T E S —
L’ENVIE D’ECLATER mon poing dans la mâchoire de Jäger n’a pas faibli et s’est même renforcée à la suite des révélations de Jean. Je n’ai plus revu Noor depuis hier, lorsqu’elle a eu ces propos à mon égard. Il faut dire aussi que je n’ai pas spécialement cherché à reprendre contact et ai même mis un point d’honneur à l’éviter.
Je rentre après qu’elle se soit endormie et me lève avant qu’elle ne se réveille. Je passe la journée à la bibliothèque universitaire à avancer la plupart des dossiers, exposés et devoirs que je vais rendre en fin de semestre. Je suis ravie d’avoir déjà bouclé un plan de mémoire détaillé d’une dizaine de pages ainsi que cinq dissertations. Mais ma meilleure amie me manque.
Je sais qu’elle s’en veut et que la période qu’elle vit est compliqué à gérer, qu’elle a besoin de soutien. Et je me fais le serment de lui venir en aide dès que je serais remise des propos qu’elle a tenu.
En attendant, la vie continue. Et si le professeur Karim Hafeez nous a aujourd’hui convoqué dans sa salle de classe, je me doute que ce n’est pas pour rien. Surtout que par « nous », j’entends moi et l’abruti incompétent — en un seul ou trois mots — qui me servira de binôme pour ce semestre.
L’envie de rugir me reprend en songeant à nouveau à sa remarque sur le fait que Noor soit ma meilleure amie mais que je ne sois pas la sienne.
— Je suis profondément désolé de vous avoir fait venir ici, commence le professeur, les pieds posés sur son bureau et ses mains jouant sur un rubicube.
Il ne nous regarde même pas quand il parle. Je n’en suis pas bien surprise. Il a toujours été du genre je m’en foutiste. Cela plait à Noor, d’ailleurs. Même si cette dernière ne vient plus dans ses cours depuis un petit moment.
Il l’a remarqué, d’ailleurs. Puisque son premier réflexe en entrant dans la salle est toujours d’observer le pupitre de mon amie.
— Vous n’avez pas besoin de nous présenter vos excuses, lance Jäger.
— Espèce de con, je marmonne.
— C’est toi la conne.
Je lance un regard noir au brun au moment où il me tire la langue. Je m’approche, prête à saisir son sweatshirt noir et le tirer vers moi pour lui demander de répéter. Mais le professeur, ses pieds déjà posés sur la table, décale sa jambe pour la placer entre nous deux.
— Est-ce que c’est pas bientôt fini vos chamailleries de gamins ? grogne-t-il tandis que je me recule, remarquant que le brun a aujourd’hui noué ses cheveux en chignon. Et que je le traite de con, et que je la traite de conne, et que je le menace, et que je lui tire la langue… Faudrait savoir si vous êtes étudiants ou de sales gosses.
— Mais évidemment que je le traite de con. Faut être sacrément stupide pour croire que vous nous présentiez des excuses !
— Ah oui, et ça veut dire quoi, « je suis désolé », espèce de grosse bouffonne ?
— Qu’un gros crâne contenant un si petit cerveau, c’est parfaitement désolant, crétin.
— Tu sais ce qu’il te dit, le cré…
— ASSEZ !
Nous sursautons tous les deux quand la paume du professeur percute la surface du bureau dans un bruit sourd. Nous nous tournons vers l’homme qui a abandonné son rubicube et, les mains posées contre la table, est à présent debout.
Le dos courbé vers l’avant, il nous lance un regard furieux par en-dessous. Je peine à déglutir en voyant ce dernier.
— EST-CE QUE VOUS AVEZ IDEE D’A QUEL POINT VOUS ETES CONSTERNANTS !? LES DEUX MEILLEURS ELEMENTS DE LA PROMOTION REUNIS DANS UNE EQUIPE POUVANT APPORTER UN DOSSIER CAPABLE D’ETRE PRESENTE A DES CONCOURS ET MEME DES MAISONS D’EDITION MAIS VOUS PREFEREZ VOUS ENGUEULER !?
Nous ne pipons mot. Jamais nous n’avons vu notre professeur dans cet état. Il faut dire aussi que jamais auparavant nous n’avons été forcés de nous côtoyer — sur ce point, Hafeez ne peut s’en prendre qu’à lui-même.
— NON MAIS ENTRE L’UN QUI SE BALADE LE SIFFLET A L’AIR ET L’AUTRE QUI LE TRAITE DE CON DES QU’IL OUVRE LA BOUCHE, COMMENT ON EST CENSE S’EN SORTIR, JE VOUS LE DEMANDE !? SI VOUS SAVIEZ COMBIEN JE ME RETIENS D’EN PRENDRE UN POUR TAPER SUR L’AUTRE, أَسْتَغْفِرُ اللّٰهِ !
Je ne peux m’empêcher de baisser les yeux. Ce professeur est du genre très calme et patient. Pour qu’il en vienne à nous menacer physiquement puis s’excuser immédiatement après auprès de dieu, c’est que nous avons profondément dû l’énerver.
Eren semble aussi embarrassé. Je ne suis pas étonnée qu’il connaisse la signification de ces mots, Noor les utilise souvent. Cela ne fait que me rappeler que ces deux-là sont proches et m’agacer davantage. Ma mâchoire se contracte.
Karim Hafeez reprend contenance et, pinçant l’arête de son nez, pousse un long soupir. Puis, ouvrant son tiroir, il en sort un jeu de cartes qu’il déballe sous nos yeux intrigués. Il fait glisser des cartes d’une main à l’autre en les comptant. Puis, il les confie à Eren avant de recommencer l’action et m’en donner.
Je regarde ce que je tiens dans la main. L’intégralité des cartes de pique. Eren fait de même avec celle de cœur.
Pourquoi nous a-t-il donné cela ?
— Je n’arrive pas à croire que je doive chaperonner comme ça des adultes. J’ai créé ce jeu pour régler les différends entre mes neveux et nièces. Et ils avaient besoin de moins de cartes !
Eren et moi échangeons un regard consterné. Mais nous reportons bien vite notre attention sur l’homme nous faisant face.
— (T/P), si Eren fait quelque chose qui te fait du mal, tu lui prends une carte mais dois lui expliquer pourquoi. Eren, si (T/P) fait pareil, cela s’applique à toi aussi. En revanche, si (T/P) fait quelque chose que vous jugez noble, vous lui donnez une carte. Et (T/P), vous faites pareil.
Je trouve ce jeu tout à fait stupide. D’ici dix minutes, j’aurais récupéré toutes les cartes d’Eren.
— Vous ne pouvez prendre et donnez qu’une seule carte par jour, pas plus. Et vous devez tout justifier, à chaque fois. Je vous demanderais régulièrement où vous en êtes et vous aurez intérêt à connaitre la date et la raison de chacune de vos actions.
Ce jeu pourrait être intéressant mais il est absolument hors de question que je fasse quoi que ce soit avec cet abruti.
— Le premier qui a l’intégralité des cartes de l’autre peut choisir qui présentera le dossier devant un jury.
Mes yeux s’écarquillent et je sens Eren se tendre. Nous sommes obligés de travailler ensemble et savons tous les deux que nous ne parviendrons pas à nous entendre assez pour décider qui fera quoi dans le projet. L’étape la plus importante est sans nul doute celle où nous défendons notre travail. Elle peut être décisive, dans une carrière. Sceller celle-ci ou la propulser.
En d’autres termes, il est possible que ce maudit jeu de cartes détermine qui volera la place de l’autre au sein d’une entreprise prometteuse.
Un regard. Nous nous sommes compris.
A l’instant où les iris émeraudes d’Eren croisent les miennes, que j’aperçois les éclairs dans ses yeux, je réalise que le combat a commencé. Ce n’est peut-être qu’un jeu de cartes mais il est crucial, aujourd’hui. Tout se joue maintenant, repose sur notre attente de l’autre.
— Passe-moi une carte, je tonne dans un sourire malicieux.
— Et pourquoi, je te prie ?
— T’être moqué du fait que Noor ne m’apprécie pas autant que je l’apprécie alors que j’avais déjà les larmes aux yeux.
Il m’offre un sourire malicieux. De mon côté, j’ignore la façon que mon professeur a eu de se tendre dès qu’il a entendu le nom de cette fille.
— Ce n’est pas ce que j’appelle faire du mal, c’est…
— La carte, Eren, je grogne entre mes dents serrées.
La main tendue, je patiente. Il m’observe quelques instants avant de soupirer, me la tendant. J’attrape le deux de cœur et le range dans mon paquet. Il hésite un instant, cherchant quelles crasses blessantes j’ai bien pu lui faire.
Bien vite, un sourire orne ses lèvres et il se penche vers moi, provocateur :
— Donne-moi une carte.
— Je ne t’ai rien fait de mal, Jäger.
— Non mais le fait que tu sois tellement égoïste que tu n’aies pas remarqué que ta meilleure amie se faisait harceler me fait du mal. Alors j’exige réparation.
Mon cœur rate un battement. Un instant, j’espère avoir mal entendu. Mais en voyant l’expression inquiète de mon professeur, je réalise que ce n’était pas un leurre. Eren vient effectivement de se servir de l’Enfer que vit Noor contre moi.
Ma main tremble légèrement et ma gorge est serrée quand je tire le deux de pique de mon paquet et le lui tend. Je lutte contre l’envie de pleurer. Les images des publications à l’encontre de Noor me reviennent. Je n’arrive pas à croire qu’on puisse être assez odieux pour faire une chose pareille.
— Merci bien, sourit faussement l’homme en saisissant l’objet.
— Prépare le trois pour demain, je murmure d’une voix rauque. Je viendrais le chercher à la première heure.
Il ne semble pas ému par ma peine, s’autorisant même un clin d’œil avant de tourner les talons. Je l’observe fermer la porte derrière lui, le cœur gros. Mes yeux se baissent sur le jeu de cartes que je tiens, fixant le deux de cœur à la place de celui de pique.
Je n’arrive pas à croire qu’il soit assez odieux pour avoir retourné cette sombre histoire contre moi. Je sais que Karim Hafeez s’imaginait nous enjoindre à arrêter de nous faire des crasses pour conserver nos cartes mais cela semble bien mal parti.
Je vais lui prendre sa carte demain à cause de ce qu’il vient de déclarer et il trouvera une façon blessante de prendre l’une des miennes. Ainsi de suite chaque jour durant treize jours : as, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, valet, dame, roi.
— Noor… Se fait harceler ? résonne soudain la voix du professeur dans le silence de la salle.
J’entends bien qu’il essaye d’avoir l’air détaché, donner l’impression que cela ne l’intéresse pas. Mais n’importe quel professeur aurait arboré la mine grave qu’il essaye de fuir pour ne pas montrer qu’il ne voit pas simplement cette femme comme une élève.
Mon visage est défait quand j’acquiesce. J’hésite un instant mais, voyant l’éclat de douleur dans le regard de mon professeur, saisit le lutin violet dans mon sac et le tend à mon interlocuteur. Ses yeux s’écarquillent en feuilletant les pages.
— Ce n’est pas la seule.
— Je ne comprends pas, chuchote-t-il en lisant ces lignes. Pourquoi ne pas en avoir parlé plus tôt ? Je croyais qu’elle savait… Que mes élèves savaient qu’ils pouvaient venir me demander conseil dans ce genre de situations.
Je baisse la tête, embarrassée.
— Vous êtes un homme. Musulman. Je la connais assez pour savoir que les publications qui lui ont fait mal sont celles qui l’ont poussée à se demander si elle n’a pas échoué en tant que musulmane. Et ces publications-là sont celles écrites par des hommes musulmans…
— Un bon musulman ne juge pas les autres, me coupe-t-il. Il les aiguille, les guide, leur rappelle mais il ne fait pas…
Je déglutis péniblement. La peine dans son regard serre mon cœur. Je vois bien que ce n’est pas simplement pour Noor qu’il a mal mais pour toutes ces filles.
— Je pense qu’elle craint d’avoir échoué en tant que femme musulmane et avait peur que vous soyez d’accord avec cela puisque vous êtes vous-mêmes musul…
— On ne peut pas échouer en tant que musulman, juste faire des erreurs et l’erreur est humaine, c’est d’ailleurs pour cette raison que nous irons tous en Enfer un moment avant d’accéder au paradis. A vrai dire, le seul échec possible quand on est musulman c’est…
Je détourne les yeux. La peine sur son visage m’embarrasse car je sais qu’il n’aimerait pas être vu ainsi.
— …C’est de pousser d’autres frères et sœurs à avoir peur de pratiquer leur religion ouvertement. De pousser une sœur à avoir peur de se rendre dans un cour, tête voilée, car son professeur est aussi musulman et qu’elle s’imagine qu’il la jugera.
Il ferme le lutin et le dépose sur le bureau. Puis, s’asseyant dans son fauteuil, il m’appelle d’une voix rauque :
— (T/P) ?
— Oui ?
— Dites-lui… Non, dites-leur que je ne ressens rien d’autre que du respect à leur égard. Et de la douleur à l’idée qu’elles s’empêchent de suivre mon cour par crainte de mon regard.
Je souris tendrement.
— Je pense que la plupart le savent déjà, professeur.
Son regard se perd au loin et je sais qu’il ne réfléchit pas vraiment lorsqu’il déclare simplement :
— Oui mais ce qui compte vraiment est que, elle, elle le sache.
désolée pour l'heure
tardive j'étais occupée
à simp sur ghost
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