──── 𝐂𝐡𝐚𝐩𝐢𝐭𝐫𝐞 𝟔𝐎


















L  E    J  E  U    D  E
—     C    A    R    T    E    S     —

























            De toutes les situations angoissantes que j’aurais pu imaginer avant de rencontrer la mère d’Eren, celle-ci est sans aucun doute la pire d’entre elles.

           Il ne change pas, fidèle à lui-même.

           Les mêmes cheveux graisseux tombant autour de son visage à manière de deux filets d’huile noir. Ils encadrent un visage rougi et boursouflé par l’aigreur pourrissant son cœur. Des relents d’alcool émanent de sa silhouette.

           Une main fermée sur le dossier de la chaise, l’autre solidement entourée autour de son attaché-case.

— Je… 

           J’aimerais être capable de dire quelque chose. N’importe quoi. Cependant ma voix reste bloquée dans ma gorge. Les yeux écarquillés, je ne peux que regarder cette silhouette, figée.

— Vous ? répète-t-il. Je vous en prie, finissez donc la phrase qui brûle ces jolies lèvres.

           Je tressaille en entendant ces deux derniers mots.

           Les yeux écarquillés, je contemple un moment le sourire énigmatique et prétentieux de l’homme devant moi. Il sait pertinemment quel goût acre et écœurant envahit ma bouche à l’instant même.

— Chéri ? Tu es rentré ?

           La voix délicate de Carla résonne dans mon dos lorsqu’elle me contourne. Ses hanches se balancent gracieusement en quelques pas qu’elle effectue avant de saisir en coupe le visage de son époux.

           Un sourire tendre étire ses lèvres.

— Tu n’as pas oublié qu’Eren venait déjeuner ce midi ?

           Il abandonne une main sur la chute du creux des reins de sa femme, la ramenant contre lui. Elle rougit violemment à ce geste, m’accordant un regard timide puis pouffant doucement.

— Enfin, Grisha… Pas devant les invités.

           Ses boucles brunes rebondissent devant son visage lorsqu’elle penche la tête en avant, dissimulant l’aspect écarlate de ce dernier.

— Tu es véritablement…

— Quoi ? répète-t-il dans un rictus étonnamment aimant. Dis-moi ce que je suis ?

           Mon cœur se sert.

           Ce regard doux, qu’il pose sur sa femme, cette façon si délicate qu’il a de la considérer, la gentillesse de la main qu’il pose sur son épaule et son sourire attendri… Ce n’est que lorsque je le vois que je réalise combien Eren a dû souffrir de voir son père accorder ces attentions à tous.

           Sauf à lui.

— Ne veux-tu pas aller voir ton fils ? demande-t-elle au bout d’un moment.

           Il hausse les épaules.

— Je vais aller me changer, répond-t-il comme si la question de Carla n’avait jamais été posée.

           Une ombre traverse les traits de la femme. Mais elle prend grand soin de se recomposer quand, esquissant un sourire radieux, elle gonfle sa poitrine d’une grande inspiration et se redresse dans ma direction.

           Là, penchant la tête sur le côté, elle demande :

— Une citronnade vous ferait-t-elle plaisir ?

— Je…

           Ma gorge est sèche, pour être honnête. Cependant nul breuvage ne saura épancher cette soif.

— Je vais aller chercher Eren.

           Doucement, elle acquiesce. Ses joues rougissent à nouveau. Je reconnais là la couleur de l’embarras.

           Cependant, cette fois-ci, aucun sourire aimant ne l’étire. Seulement un rictus profondément affligé, voire honteux.

           Passant devant elle, j’ignore sciemment la brûlure de son regard, dans mon dos, et me contente d’avancer. Ma gorge est serrée et mes paupières, lourdes. Je donnerais bien des choses pour être dans ma chambre d’étudiante avec lui maintenant, en sécurité.

           Car ce diner va être lourd, je le sens.

 

 

— Ainsi, vous êtes major de promotion ? demande Carla en saisissant un morceau de viande du bout de sa fourchette, le mâchant tandis que ses pommettes proéminentes se haussent.

           Tout est gracieux, chez elle. Son intérieur, son parfum, ses mouvements, ses vêtements, le choix de ses mots…

           Tout, hormis le connard lui servant de mari qui mange en silence, à côté d’elle. Face à lui, Eren ne lève pas le nez de son assiette, une mine sombre planant sur ses traits.

           Je crois qu’il ne savait pas que Grisha serait là. Sinon, il ne m’aurait effectivement pas faite venir. Et ce qui devait être un déjeuner joyeux avec sa maternelle vient de se transformer en une épreuve d’une insupportabilité presque cuisante.

— Nous le sommes tous les deux, à vrai dire, je souris doucement. Eren me bat à plat de couture et il ne manque d’ailleurs pas de le faire remarquer.

— Cela ne m’étonne pas. Là est sans nul doute l’unique chose dont il peut se vanter.

           Quelques mots cinglants plus tard, Grisha pique un morceau de bœuf de son assiette. Son regard se pose sur son fils, sombre.

           Il n’a pas la moindre espèce d’admiration pour les accomplissements de son fils.

           Carla se contente d’afficher une mine pincée, se redressant. Je la regarde faire, ne pouvant dire quoi que ce soit. Mais la pensée qu’elle n’est pas mieux que son mari me traverse. Comment ne peut-elle rien dire ? Jamais ?

           Un jour peut-être, ils réaliseront que ce genre de scènes ne sont pas étrangères à son addiction.

— Et que disent tes professeurs de ta façon de travailler ? insiste le médecin en lorgnant mon petit-ami, par-dessus ses lunettes dorées.

           Je glisse une main sur la cuisse d’Eren qui demeure silencieux. Aussitôt, sa paume se pose par-dessus la mienne et il la serre avec force, continuant de manger.

           Son père ne semble pas apprécier son silence.

— Je t’ai posé une question, jeune homme et tu vas y répondre ! tonne-t-il soudain en lâchant brutalement ses couverts.

           Carla tourne la tête, prenant grand soin d’éviter la situation. Je me penche alors dans un sourire faux :

— A la FAC, les professeurs n’émettent pas d’avis dans des bulletins. Nous ne pouvons donc pas vraiment savoir si…

           Grisha se tourne vers moi quand je prononce ces paroles. Je distingue nettement l’éclat abasourdi qui traverse son regard lorsqu’il réalise que je me permets de répondre à la place de son enfant.

           Mais je n’en ai que faire. Je me contente de le regarder, poursuivant :

— Et ils ont d’ailleurs tellement d’élèves que je suis convaincue que si vous leur demandiez leur opinion sur Eren, ils vous demanderaient qui est Eren.

           Je ris légèrement sur cette dernière phrase, tentant de faire passer la pilule. Mais je comprends aussitôt que mon plan n’a pas eu l’effet escompté.

           Le nez de Grisha se fronce et l’une de ses narines se froisse, haussant la zone droite de sa lèvre supérieure en une grimace de dégoût. Ses yeux glissent le long de ma silhouette, détaillant dans un geste honnêtement embarrassant chaque parcelle de mon corps.

           Un silence prend place, de plomb. Et je sais que les paroles avec lesquelles il le brisera me feront mal. Oui, j’en suis parfaitement consciente.

           Cependant, je ne m’attendais tout de même pas à une telle question :

— Dites-moi…

           Mes entrailles se nouent. La main d’Eren se serre, autour de la mienne.

— Vous êtes vous au moins lavée, avant de venir ?

— Grisha ! s’exclame aussitôt Carla en se redressant, tapant du plat de la main sur la table.

           Le médecin se tourne vers sa femme et sa mine condescendante disparait aussitôt. Il hausse les sourcils, semblant sincèrement surpris par la réaction vive de la brune.

           La matriarche ouvre la bouche, prête à le houspiller. Cependant, aussitôt, elle se reprend.

           Posant un regard profondément chaleureux sur moi, elle m’accorde un sourire. Puis, regardant pareillement son époux, elle demande avec une telle douceur que j’ai l’impression qu’elle ne vient pas de crier, à l’instant :

— Peut-on discuter, je te prie ?

           Il essuie ses lèvres et pose sa serviette avant de reculer sa chaise. Elle fait de même et ils se lèvent. Là, il lui montre son bras autour duquel elle enroule le sien. Ils se rendent dans la cuisine d’un pas gracieux et rythmé.

           Cette scène a des allures surréalistes qui me sidèrent.

           Est-ce que je viens de rêver où ils sont théâtralement sortis de cette salle, dans des gestes dignes des plus grands bals, pour aller s’envoyer des fions dans la cuisine en toute discrétion ?

           Un soupir me tire de mes questionnements intérieurs. Je me tourne vers Eren qui fixe son assiette, visiblement consterné.

— Bah voilà… Je te présente mes parents.

           Je pince les lèvres, considérant quelques instants ce qu’il vient de me dire.

           Puis, comme si rien ne s’était passé, il saisit sa fourchette et pique dans un haricot vert qu’il enfourne dans sa bouche. Je le regarde faire, médusée. 

           Cette demeure a beau être sidérante, avec ses multiples étages, ses tableaux onéreux aux murs et ses habitants de la haute, quelque chose me marque plus que n’importe quel autre détail… Quelque chose que nul ne semble avoir remarqué.

           Ma gorge se serre quand j’observe la mâchoire d’Eren s’activer à mesure qu’il mâche sa nourriture.

           Pourquoi Carla, qui ne remue pas d’un cil quand son fils se fait insulter par son père, qui ne frémit pas aux remarques déplacées qu’il se prend, qui ne dit mot lorsqu’il se retrouve contraint de baisser la tête tout un repas pour encaisser les humiliations de son géniteur…

           Pourquoi cette femme-là a-t-elle explosée quand l’insulte était tournée vers moi ?

           Son fils ne méritait-t-il pas l’exact même protection ?

— Bien, résonne la voix de Carla lorsqu’elle entre à nouveau dans la pièce, un sourire vibrant étirant ses lèvres. Navrée pour cette interruption. Oh, ma chère, ne me dites pas que vous nous avez attendue ?

           Son regard se pose sur le plat auquel je n’ai pas touché.

— Mais enfin… Mangez ! Mangez !

           Grisha ne se fait pas prier. Mais je ne peux pas m’exécuter. Ma main tremble autour de ma fourchette.

           Je ne suis pas chez moi mais chez lui. Je n’ai le droit de rien dire, il s’agit de ses parents. Je ne peux pas me permettre de faire le moindre commentaire qui aurait des conséquences sur lui. Je dois simplement ronger mon frein.

           Et avaler ce repas comme une invitée correcte.

— Tout cela est délicieux, la félicite Grisha.

           Je pique un légume trop cuit que j’enfourne dans ma bouche. Son arrière-goût cramé éclate en morceaux de cendre peu agréable sur ma langue.

           Je ne peux contenir le regard noir que je pose sur Carla lorsque j’assène d’un ton cassant et sarcastique :

— Oui, délicieux.

           Les visages se tournent vers moi. Je force un sourire qui ne dupe personne.

— Quel merveilleux repas. N’est-ce pas ?

           La main d’Eren se pose sur ma cuisse. Je comprends aussitôt sa demande silencieuse. Il s’agit de ses parents, ses relations, l’avenir de sa famille. Je ne peux pas le mettre en mauvaise posture. Quand bien même la situation m’écoeure.

           Alors, lorsque Carla demande doucement :

— Quelque chose ne va pas, ma chère ?

           Je me contente de répondre, la gorge sèche : 

— Non.

           Mon regard vacillant se pose sur mon assiette.

— Tout va même très bien.

 

 

— Je respecte les femmes comme vous.

           Posant mon verre de jus sur la table basse, je me retourne. La silhouette de Carla se découpe, dans l’encadrement de la porte-fenêtre menant au jardin — ou, plutôt, au parc lui servant de jardin.

           La brune regarde la fontaine derrière moi tout en s’installant sur le canapé me faisant face. Le soleil déclinant projette des lueurs orangées sur la robe de chambre en soie dans laquelle elle s’est emmitouflée.

— Vraiment ? je réponds à ce compliment. Comme c’est ironique.

           Sa tête se penche sur le côté et elle me lance un regard interrogateur. Je ne réfléchis pas une seconde lorsque je lâche :

— Parce que je n’ai personnellement aucun respect pour les femmes comme vous.




































































sympa la rencontre
💀

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