𝐂𝐇𝐀𝐏𝐈𝐓𝐑𝐄 𝟑𝟓


𖤓

ET DANS LES LARMES DE CEUX QUI
VIVENT, JE LAVE LE SANG DES
▬▬ MARTYRS ▬▬




S03E05
petit spoiler




             La salle était spacieuse et richement décorée. Emeraude n’était pas habituée à ce genre d’architecture. Sans doute aurait-elle été capable de mieux l’apprécier si les circonstances dans lesquelles elle était entrée en ces lieux n’étaient pas aussi terribles.

             Devant elle, le roi se tenait. Avachi sur un haut trône au rembourrage vermeil et armatures d’or dont le dossier dépassait derrière lui, il ne semblait guère préoccupé par ce qu’il se passait dans la pièce. La peau flasque de son visage ridée s’amassait en des coussins de graisse là où son poing droit appuyait sa joue.

             Le bras appartenant à ce poing était plié et son coude, posé sur une des extrémités de son siège, semblait soutenir tout son corps. Sa position froissait par endroit la longue robe blanche qu’il portait dont l’éclat faisait ressortir ses ternes cheveux longs et gris ainsi que sa barbe broussailleuse. Entre eux, ses yeux éteints semblaient fixer un point que nul ne pouvait voir.

             Il n’a absolument pas l’air d’être un roi, s’était dit Emeraude en entrant dans la pièce à la suite du major Erwin Smith lourdement enchaîné et de soldats des brigades spéciales. Ils se tenaient à présent derrière lui, les mains jointes dans le dos et la tête haute pour montrer leur respect au monarque. Avec eux, quelques gradés comme le représentant de la garnison Dot Pixis étaient aussi présents.

— Démanteler le bataillon d’exploration, commença le blond d’une voix forte, priverait l’humanité de son fer de lance or ce n’est pas le bouclier qui abat l’assaillant mais l’arme brandie contre lui.

             Elle était derrière lui et ne pouvait donc pas voir son visage, tout comme quelques minutes avant où, dissimulés par les murs de leur cellule respective, ils avaient dû se contenter d’une courte conversation.

             Mais son dos en disait long sur ce qu’il avait enduré. Ses omoplates tendaient une chemise tâchée de terre et de sang. A genoux dans une position humiliante au milieu de tous ceux se tenant debout, son bras était attaché lourdement dans son dos. Ses multiples chaines trainaient sur le sol autour de lui, pesantes. Tel le poids d’une nation.

— Imaginons qu’en cet instant, le mur Rose vienne à tomber, poursuivit-il. Ses habitants accourraient de nouveau se réfugier au sein de mur Sina. Mais les vivres, amenuisés par l’évacuation précédente, viendraient vite à manquer. Le peuple serait alors contraint de s’engager dans une lutte pour la survie.

             Emeraude avait bien vite compris que ce n’était pas au roi qu’il s’adressait mais aux hommes assis devant lui. Quatre chaises étaient disposées de façon symétrique de chaque côté du monarque légèrement avancés par rapport à lui.

A sa gauche, reconnaissable par leur longue robe noire accompagnée d’une lourde parure à l’effigie des trois déesses ou reines —elle n’avait jamais été douée en histoire— Maria, Rose et Sina, deux prêtres du mur fixaient le major de leur regard froid. Elle était assez surprise de voir l’influence que pouvaient avoir ce culte. Il s’agissait d’une affaire politique, pourquoi diable avaient-ils leur mot à dire dans ce procès ? Ce n’était pas quelque chose à prendre à la légère, le major risquait la peine de mort.

A sa droite, deux très hauts gradés étaient assis. Le plus proche du roi avait un ventre proéminant qu’il avait serré sous un splendide vêtement de cérémonie militaire. Sa veste vert émeraude se fermait grâce à de délicats petits cordages doré sur une chemise similaire à celle de l’uniforme de tous les soldats. A côté de lui, son collègue maigrichon portait la grosse combinaison kaki auquel Erwin avait habitué Emeraude auparavant. Or, sur le bras de cet homme, ce n’était pas le sigle des bataillons qui était brodé mais un simple écu sans épées, ailes, roses ou licorne. Il était un représentant des quatre corps d’armée. Au même titre que Daris Zackley qui avait jugé Eren, quelques semaines plus tôt.

— L’humanité, divisée entre habitants de Rose et Sina, se livreraient une guerre fratricide. Et même sans nouvelle brèche, le mur Rose fait déjà face à une pénurie de vivres.

             La jeune femme ne prêtait pas réellement attention à ce que disait son ami. Il ne s’agissait de rien de plus qu’un coup monté : même si elle n’avait pas beaucoup d’informations, elle savait que l’issue serait la même quoi que le blondinet ne dise. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle se trouvait ici et pas déjà en cavale.

             Peut-être une minute après qu’Erwin ait été emmené, le général-chef Zackley était apparu devant sa cellule en tenant un discours bien particulier. Selon lui, le major avait demandé à l’homme, avant même son arrestation, de veiller à ce qu’elle ne soit pas incarcérée ou, si elle l’était, exécutée pour le meurtre du soldat. Ne pouvant en discuter directement avec le caporal, il avait confié à un autre militaire le soin de la protéger s’il venait à mourir.

             Naturellement, le général s’était donc rendu devant la cellule de la jeune femme pour lui expliquer la demande du major. Mais il ne s’était pas contenté de cela. Il avait donné un choix à la jeune femme, il allait ouvrir la porte et elle devrait décider de ce qu’elle ferait. Elle pouvait fuir le palais et sauver sa peau. Ou elle pouvait s’assurer que le blond ressorte vivant de ce procès, qu’importe la sentence.

             Elle avait opté pour la deuxième option.

— Sina pourrait bien ne pas céder face aux titans mais face aux habitants du mur Rose, c’est une éventualité. La reconquête du mur Maria est le seul espoir pour l’humanité de sortir de cette impasse.

             Le blond termina son monologue et l’un des hommes, le rondouillard, se redressa quelque peu sur sa chaise. Le roi n’avait pas le moins du monde bougé. Pas plus que les deux soldats des brigades spéciales posés à droite et à gauche de son trône pour le protéger. Les jambes légèrement écartées et le dos droit, ils tenaient chacun un long bâton de leur main la plus proche du monarque afin de respecter une certaine symétrie.

             Car ce n’était que ça, finalement. La pièce était remplie de militaires tous plus entrainés les uns que les autres mais ils ne faisaient ici office que de décorations. Les gardes du roi étaient minutieusement installés devant deux colonnes blanches derrière lesquelles se trouvaient deux rideaux rouges comme le coussin du roi, retenus par des cordages plus épais que ceux du costume du gradé.

             Finalement, achevant cette symétrie, deux très large fenêtre à carreaux avait été construites de chaque côté du trône, illuminant vastement ce qui n’était rien d’autre qu’un pathétique spectacle se voulant noble.

— Et le bataillon est nécessaire à cette opération, n’est-ce pas ? s’enquit l’homme.

             Le sol, couvert de moquette rouge aux motifs crème rappelant la monarchie, était en relief. Le point le plus haut de la salle était son fond, là où le roi était assis. A un mètre devant ses pieds, trois marches menaient là où étaient assis les quatre juges, moins importants que le monarque mais plus que la plèbe. Finalement, à un mètre d’eux, trois marches menaient à la hauteur où le reste de la salle se trouvait, la populace.

             C’était une façon insidieuse de faire comprendre à quiconque entrait par la porte située derrière Emeraude qu’il était inférieur, insignifiant. Et elle eut un pincement au cœur en réalisant comment devait se sentir le blond. A genoux, au milieu de la salle dans une position physiquement plus basse que les autres. C’était une humiliation. Mais il tint bon sans montrer le moindre signe de faiblesse.

— S’élancer au-devant du danger est le rôle de notre formation. Battre en retraite ne nous tirera pas d’affaire.

             Elle eut un faible rictus. Il était confiant, c’était excellent. Elle n’aurait pas aimé le voir baissé les yeux devant ces ordures. Et, même s’il était à genoux, son menton demeurait levé.

— A moins, bien sûr, que vous n’ayez d’autres cartes en main pour résoudre la situation.

             Située derrière lui un peu sur le droit, elle pouvait voir une partie de son visage. Et, même s’il était contusionné, il respirait la puissance. Son regard bleu était dur, dévisageant sans sourciller ceux qui lui faisaient face. En cet instant précis, elle ne comprit que davantage pourquoi, plus petite, elle l’admirait tant.

             Un rire retentit soudain parmi les juges. Froid. Court. Précis. Sarcastique. Elle ne tourna que les yeux —le reste de son corps était immobile, comme l’exigeait le protocole— vers le rondouillard. Est-ce que je le tue ? se demanda très sérieusement la jeune femme, agacée par sa condescendance.

— Je crois que vous vous méprenez sur un point, Erwin, dit l’homme d’un ton exprimant tout le mépris que lui inspirait le blond. Vous n’êtes pas ici pour discuter du sort des murs, ni pour répondre d’un vulgaire meurtre mais en vertu de l’article 6 « nul ne menacera la survie de l’humanité en protégeant ses intérêts personnels », que vous avez gravement enfreint.

             Elle serra le poing. Un vulgaire meurtre. Se rappelant de la tristesse des deux femmes qui étaient penchées sur le cadavre de la victime lorsqu’Erwin avait été arrêté, elle n’avala que difficilement la pilule. C’est sans doute ce qu’ils se sont dit en ramassant le corps d’Eddie. Un vulgaire décès, se dit-elle amèrement en tentant de ne rien montrer de sa colère.

             Même si elle était plus qu’agacée de la manie qu’avaient les militaires de cette nation de faire de grands discours sur le courage des sacrifiés puis leur cracher dessus pour parvenir à leur fin, elle ne pouvait se permettre de le montrer. Que ce soit des soldats ou des civiles, ces hommes trouvaient normales de paver leur route jusqu’au sommet de pierres rendues rouges par leur sang et cela la révoltait. Mais, pour l’heure, elle ne devait rien laisser paraitre de sa colère.

— Tout à fait. Votre refus réitéré de nous livrer Eren Jäger est une violation de la Charte de l’Humanité, insista l’autre haut gradé.

             Plus tôt, Daris Zacley, qui n’était aujourd’hui pas présent, l’avait habillée d’un uniforme des brigades spéciales et, ordonnant à une jeune recrue impressionnée par le haut grade du général de se retirer, l’avait mise à sa place. Ses ordres étaient simples : mêlée aux véritables soldats, elle mènerait elle-même le blond à l’échafaud si l’issue de ce procès était malheureuse.

             Et, une fois sous la potence, elle s’envolerait. Tout simplement. Car il était hors de question qu’un autre de ses amis ne meurt.

— Eren est indispensable à la reprise du mur Maria, protesta Erwin.

             Pour la première fois depuis le début de leur conversation, la jeune femme prêta attention à ce qu’il venait d’être dit. Et, cela lui coûtait de l’admettre car le brun lui tapait sur le système, mais le blond avait raison. Il avait déjà empêché la perte du secteur Rose en rebouchant le mur à Trost.

Ce jour-là, nombreuses étaient les vies qu’il avait sauvées. Elle se devait de le reconnaitre, même si elle ne voyait en lui qu’un gamin pleurnichard centré sur lui-même.

— Ce n’est pas à vous de décider ! Eren Jäger est un titan doté de capacités inconnues ! Sa présence au sein des murs est un risque immense ! Laisser sa garde au chef d’un seul corps d’armée est irresponsable !

La jeune femme eut un sourire amer. L’homme qui venait de parler était un prêtre du culte du mur. Autrement dit, il faisait parti des timbrés qui avaient souhaité disséquer Eren lors du procès de celui-ci. Fort heureusement, le verdict de Zackley l’avait alors sauvé.

Elle se demandait d’ailleurs ce qu’il pouvait bien faire. Le général lui avait assuré qu’il les rejoindrait tôt ou tard et elle commençait à s’impatienter.

— Malgré cela, vous n’en avez fait qu’à votre tête et vous nous avez soustrait Eren Jäger en simulant un enlèvement que vous avez voulu cacher en tuant Dino Reeves. C’est une haute trahison. A l’heure actuelle vous représentez une menace pour l’humanité.

Emeraude leva les yeux au ciel. Où as-tu vu joué que tuer quelqu’un dissimulait un kidnapping ? C’est le major Erwin Smith dont tu parles, pas l’imbécile du coin qui fout le feu à sa grange pour masquer le fait qu’il a chié dedans, cingla-t-elle en son for intérieur en serrant ses mains jointes dans son dos.

Leur théorie ne tenait même pas la route mais cela n’impacterait en rien le verdict. Leur décision était déjà prise et la sentence, irrévocable. Quand bien même dans un procès équitable les charges auraient été abandonnées depuis longtemps.

— Commandant Pixis, la garnison a souvent combattu en première ligne aux côtés du bataillon. Vos deux formations sont visiblement très proches, demandant un des hauts gradés en direction d’un militaire se tenant à gauche du major.

             Son crâne était chauve. La seule pilosité sur son visage était ses fins sourcils et sa moustache en brosse. Hormis cela, sa peau ridée était complètement à nue. Le commandant était familier à la jeune femme. Elle savait qu’elle l’avait déjà vu au procès d’Eren mais son nom était, dans sa tête, rattaché à autre chose.

— Il serait ridicule de penser que nous partageons les positions du bataillon, répondit le vieil homme. Une guerre fratricide serait la pire aberration. Une simple étincelle dans cet espace confiné et notre monde sera vite réduit en cendres. C’est ce que j’ai expliqué à mes hommes lors de la défense de Trost où tant d’eux ont laissé leur vie. Si le bataillon est cette étincelle, il faut l’étouffer sans délai.

             Les quatre juges semblèrent apprécier ses propos. Emeraude, elle, se contenta de le fixer d’un regard dur.

— Et pensons aux titans qui briseraient le mur pour n’y trouver que quelques humains…, se permit-il de plaisanter. Ils seraient terriblement déçus.

             L’alcool. Voilà ce que lui évoquait le nom de Dot Pixis. Dans les bataillons, par un seul soldat n’excusait ses maladresses sans dire que l’alcoolisme du commandant influait sur ses gestes. Et la jeune femme comprenait maintenant pourquoi. Une flasque mal visée dépassait de la poche de sa veste kaki, symbole de son haut grade.

             Elle contint un soupir tandis que le maigrichon, lui, laissa échapper un rire. Puis, reposant son regard sur Erwin en abandonnant son expression hilare, il déclara :

— Très bien, nous allons à présent délibérer.

             Là-dessus, son voisin se leva et, se tournant vers le roi derrière lui qui n’avait pas bougé d’un pouce, demanda en s’inclinant très légèrement en signe de respect :

— Votre majesté, avec votre permission.

             Les autres juges se levèrent et se regroupèrent avant de parler durant quelques instants. Emeraude, elle, patienta calmement. Elle connaissait déjà la sentence et n’attendait donc qu’une chose : de devoir mener le blond à la potence et d’y lui sauver la vie.

             Après quelques minutes grand maximum, ils reprirent tous place sur leur chaise à l’exception du rondouillard qui resta debout. Elle se demanda de quoi ils avaient parlé. Afin de ne pas trop montrer que leur décision avait déjà été prise avant, ils avaient dû faire semblant d’avoir une discussion assez longue, donnant l’illusion d’un débat entre eux. Mais elle savait qu’il n’y en avait pas eu.

             Sans doute avaient-ils décidé de son sort à elle, qui devait comparaitre une heure plus tard. Ils la pensaient encore dans sa cellule. Elle sourit d’un air mauvais. Normalement, elle n’aurait pas dû comparaitre devant le monarque mais devant Zackley, dans la même salle où Eren avait été jugé. Erwin aussi. Rien que cela prouvait assez largement les machinations des quatre juges.

— Au nom de notre souverain, je vais maintenant prononcer le jugement, reprit le rondouillard. Erwin Smith, au vu de votre infraction à l’article 6 de la Charte de l’Humanité, je vous condamne à mort. Cette sentence est applicable immédiatement.

             Elle n’était pas le moins du monde surprise. Elle ressentit tout de même son cœur se serrer lorsqu’elle vit le blond se pencher quelque peu en avant, signe que ses épaules s’affaissaient. Tiens bon, Erwin je vais te sortir de cette merde, songea-t-elle en rivant ses yeux sur les omoplates du blond.

             Il se leva lentement, faisant tinter ses lourdes chaines. Autour de lui, quelques soldats s’approchèrent afin de l’escorter jusqu’à sa potence. Elle se tourna vers lui et amorça un mouvement du pied pour le rejoindre.

             Soudain, les portes derrière elle s’ouvrirent dans un fracas immense. Tous abandonnèrent leur posture protocolaire pour se tourner vers la source du bruit. Devant eux, le regard terrifié, une soldate de la garnison —cela se voyait aux roses sur sa poitrine— se tenait, les bras encore levés après avoir ouvert les portes.

— Le mur Rose vient de tomber ! Les titans colossal et cuirassé ont surgi de nulle part et enfoncé les deux portes de Karanes ! Les réfugiés du secteur est affluent déjà vers le centre !

             Levi. Ce fut la première pensée d’Emeraude. La nouvelle s’était abattue comme une masse violente sur ses épaules. Elle sentit une fine pellicule de sueur naitre sur chaque pore de sa peau et une brume épaisse se dégagea soudain dans chaque partie de son corps. Levi était dans le secteur Rose.

             Elle ne sut pourquoi ce fut la seule chose à laquelle elle pensa. Même si elle tenta de s’en convaincre, ce n’était pas liée au fait qu’elle voulait être celle qui le tuerait. Non, il y avait autre chose. Cela naissait en elle. Doucement, ce nouveau sentiment prenait racine dans la douleur elle-même. Comme si elle n’avait pas peur de perdre l’opportunité de l’occire. Simplement peur de le perdre, lui.

             Elle secoua la tête, peu enclin à laisser son esprit divaguer sur des sujets qu’elle jugeait peu importants. Elle savait que son sentiment ne venait que de la fillette en elle qui ne voulait pas voir disparaitre un héros de son enfance. Mais, pour l’heure, il y avait plus important que le noiraud. Bien plus important.

             Le silence qui avait pris place dans la salle dura encore quelques secondes. Puis, la voix de Dot Pixis retentit, ferme.

— Sécurisez les voies de retraite ! Déploiement de toutes les unités de la garnison sur le secteur est pour guider la population vers Sina. Au pas de course ! Priorité à l’évacuation des civils !

             La jeune femme ne sut quoi faire. D’un côté, elle savait que ses aptitudes seraient bénéfiques sur le champ de bataille. De l’autre, le major ne survivrait pas si elle n’intervenait pas. Une bile lui remonta soudain le long de la gorge. Elle devait faire un choix.

             C’était les habitants, ou son ami.

— A vos ordres ! répondit un soldat en amorçant un geste vers la sortie.

             Elle se souvenait de la dispute qu’elle avait eut avec Eren, deux jours avant le décès de ses amis. Outré, il l’avait écoutée expliquer qu’elle méprisait la population qui crachait sur la tombe des soldats et serait toujours plus enclin à sauver un militaire qu’un civil.

             Mais jamais elle n’avait réellement dû opérer un tel choix. Et elle se rendait compte, maintenant que ses entrailles se tordaient douloureusement, que ce n’était pas aussi simple que ce que son discours avait laissé entendre, quelques semaines plus tôt. Était-elle prête à les laisser et vivre toute sa vie avec l’idée que peut-être un peu moins de soldats et civiles seraient morts si elle y était allée ? Ou même avec l’idée que son ami aurait pu survivre si elle ne l’avait pas délaissé ?

— Non ! Bouclez toutes les portes du mur Sina ! Ne laissez entrer aucun réfugié ! ordonna un des hauts gradés ayant jugé Erwin.

             Emeraude se raidit. Ai-je bien entendu ?

— Quoi ? Mais ce serait condamner la population du mur Rose ! Vous comptez laisser mourir la moitié de l’humanité ? protesta un homme brun se trouvant juste à côté du major.

— Comme Smith l’a dit, nous risquerions une guerre civile, ainsi que la chute du gouvernement ! Tout serait perdu ! s’expliqua-t-il.

— Mais ce n’est qu’une simple éventualité !

— Une éventualité bien trop probable ! Nous sommes l’autorité suprême, nos ordres sont absolus ! Exécution ! ordonna l’homme.

             Les soldats s’amassèrent en un petit groupe dense, se regardant l’un et l’autre dans le blanc des yeux. Il était question de millier de personnes qu’ils s’apprêtaient à laisser mourir. Quel choix pouvaient-ils faire ? A qui allait leur loyauté ? Le roi ? Ou l’humanité ?

— Pas le choix ! On ferme les portes ! déclara un soldat.

— Attendez ! protesta le même que tantôt.

— Non ! On a pas le temps !

             Les quatre hauts gradés venaient de reformer le même petit groupe qu’avant leur délibération. Emeraude les fixait d’un œil noir, furieuse par ce qu’elle venait d’entendre. Sans même s’en rendre compte, elle s’était mise à marcher en leur direction.

             Ses pas étaient lents, menaçant. Et son regard en disait long sur ce qui les attendait. Elle glissa une main dans sa veste, cherchant l’armature de celle-ci. Ça ne vaut pas le canif d’Eddie mais ça fera l’affaire, songea-t-elle en les foudroyant de ses yeux marqués par la mort.

— Qu’attendez-vous ? Pressez-vous, vous frôler l’insubordination ! cingla l’un d’entre eux.

             Soudain, une main vint se poser sur l’épaule d’Emeraude.

— Je ne peux pas !

Elle se retourna, surprise par ce contact.

— Mais tu…

Devant elle se trouvait la soldate qui avait lancé l’alerte.

— Je suis un habitant du mur Rose. Vous ne fermerez pas les portes !

Son visage encadré de cheveux châtain foncé était étrangement souriant.

— Vermine !

Elle tenait, tendue en direction d’Emeraude, une étoffe qu’elle aurait reconnue entre mille. La cape de Petra.

— Je me joins à lui, retentit soudainement une voix grave qu’elle connaissait bien.

C’est alors qu’elle réalisa ce qu’il se passait et, répondant au sourire de son vis-à-vis, saisit l’étoffe en inclinant légèrement la tête pour la remercier.

S’étant retournée, elle avait une vue claire sur les portes encore ouvertes. Via elles venaient d’entrer une dizaine de soldats armés de fusil qu’ils pointaient tous sur les brigades spéciales, les juges et le roi. Au centre d’eux, un homme qu’elle connaissait et attendait les fixait.

— Daris Zackley ?

             Habillé d’une combinaison kaki au sigle des quatre corps d’armée, il fixait l’assistance de son regard impénétrable derrière ses lunettes à monture fine. Ses cheveux blancs et mi-longs étaient plaqués derrière son crâne et sa barbe broussailleuse lui donnait une allure sympathique qui tranchait nettement avec les hommes et femmes armés qui se tenaient à sa droite et à sa gauche.

— Leur décision vous surprend-elle, général chef Zackley ?

             Il haussa quelque peu ses lunettes sur son nez, fixant les juges d’un regard dur avant de répondre au commandant Dot Pixis.

— Pas le moins du monde, répondit-il calmement.

Erwin, qui le regardait, ne remarqua pas un seul instant la présence d’Emeraude qui était dos à lui, tenant sa cape de sa main droite et regardant les nouveaux venus, un sourire aux lèvres.

— Zackley, qu’est-ce que ça veut dire ? s’exclama l’un des juges, perplexe.

La jeune femme se délectait de la crainte qu’elle entendait dans la voix de l’homme derrière elle. Elle s’écarta un peu du reste des officiers pour ne pas se faire remarquer.

— L’annonce qui vient d’être faite était fausse, soyez sans crainte. Nous ne sommes actuellement assaillis par aucun titan.

             Tout en déliant soigneusement sa cape, un peu en retrait de sorte à ce que nul ne lui prête attention, elle poussa un soupir de soulagement. L’état dans lequel l’avait plongée cette annonce avait été très éprouvant. Elle n’aurait pas apprécié de devoir réellement faire un tel choix.

— Expliquez-vous ! Que signifie ceci ?

             Les soldats tenaient le reste de la salle en joug. L’un d’entre eux l’avait suivie du regard mais ne dit ni ne fit quoi que ce soit. Pourtant, elle fut frappée de surprise lorsqu’elle le reconnut.

— Le responsable n’est autre que moi, retentit une voix.

             Les iris ambrées encadrés de longs cheveux longs et noir corbeaux, l’un des hommes qui se tenait aux côtés de Zackley n’était autre que celui qui l’avait arrêtée. Elle le foudroya du regard. Il s’agissait d’un membre des brigades spéciales, que faisait-il ici ?

— Vous, Pixis ?

             Elle tenta de questionner le général chef du regard mais celui-ci ne lui prêtait pas le moins du monde son attention. Elle n’en fut pas surprise, il avait mieux à faire. Elle se contenta donc de quitter le dénommé Dan des yeux, se jurant de tirer cette situation au clair plus tard.

— Le gros des divisions centrales est visiblement retenu ailleurs, répondit le chef de la garnison. Une véritable aubaine.

Elle se détourna de la porte et fit face à l’estrade où se tenaient le monarque et ses marionnettistes. Nul ne lui prêta attention, la jeune femme étant trop en retrait pour n’apparaitre même dans le champ de vision de l’un d’entre eux.

— Mais enfin, que…

— Tout à l’heure, je vous ai dit que la garnison n’était pas partisane des positions du bataillon mais j’ai oublié de préciser une chose, le coupa Pixis. Elle ne l’est pas non plus des vôtres.

             Son étoffe dépliée, elle passa ses doigts sur le col du vêtement, localisant le bouton de celui-ci. D’un mouvement habile, elle défit la cordelette entourant la bille verte afin d’étendre de tout son long la cape.

— Bien que je partage certaines réflexions avec Erwin, je voulais croire que vous laisser en charge pourrait être dans l’intérêt de l’humanité puisque vous en saviez forcément plus que nous tous sur les titans et les murs.

             Elle posa le tissu sur ses épaules veillant à la porter à l’endroit, cette fois-ci. Elle voulait que tous voient le sigle du bataillon.

— Si vous aviez présenté des vertus à même de sauver le plus grand nombre, j’aurais mené moi-même Erwin à l’échafaud. Et bien entendu, le cas échéant, j’étais prêt à vous offrir ma tête sur un plateau. Mais vous avez donné une réponse claire à mes doutes.

             Elle attacha de nouveau le bouton maintenant sous son menton. Puis, d’un geste lent qu’elle prit le temps de déguster, elle rabattit les pans de la cape sur son corps, couvrant cet uniforme qui lui faisait honte. Elle n’était pas l’une d’entre eux.

— Nous avons beau tout ignorer des pouvoirs des titans et du passé, je sais aujourd’hui que nous préserverons davantage de vies que vous, termina Pixis.

             Il se trouvait juste à gauche d’Erwin, laissant un espace d’un mètre entre eux. Derrière eux, visible des juges car il se trouvait dans l’axe de cette distance, Zackley achevait ce trio. Calmement, elle commença à marcher en leur direction, s’attirant cette fois-ci un peu plus de regards.

— Vous êtes devenus fous ! Vous croyez avoir pris le contrôle ? s’énerva le rondouillard en sentant la situation lui échapper. Pensez-vous que le peuple vous suivra ? Et la noblesse de province se soulèvera !

             Elle arriva à hauteur du soldat qui avait protesté plus tôt contre la fermeture du mur Sina. Lorsqu’il la vit et reconnut le visage dessiné sur tous les avis de recherche, il déglutit péniblement. Sans doute parce qu’il était dépassé par tous les évènements se déroulant simultanément, il eut pour seul réflexe de reculer de quelques pas, la laissant se placer à côté du major.

— Vous ne semblez pas avoir encore bien compris.

             Lorsqu’Erwin remarqua sa présence, il ne put dissimuler un éclair de surprise qui passa dans ses yeux bleus. Il pensait qu’elle aurait quitté les lieux depuis longtemps. Mais elle était là, la cape du bataillon sur le dos et le menton relevé.

             Tous deux se tournèrent vers les cinq hommes sur l’estrade. Malgré leur hauteur, ils semblaient à présent ridiculement petits. En effet, ils s’écrasaient sans le vouloir face à la détermination d’Erwin Smith, le sens de la véritable justice de Daris Zackley, l’honnêteté de Dot Pixis et la soif de vengeance d’Emeraude.

— Ceci n’est pas une tentative d’intimidation mais un coup d’état !

             Un silence prit place, brisé bientôt par la voix de la soldate qui avait, tantôt, annoncé l’invasion des titans dans le secteur du mur Rose.

— Les agents des divisions centrales sont maitrisés.

             A ces mots, elle ne put s’empêcher de se demander ce que faisait donc le dénommé Dan avec eux. Cet homme représentait bien trop de zone d’ombres. Elle tirerait ça au clair plus tard.

— Il arrive qu’un soldat choisisse d’obéir à son supérieur plutôt qu’à son roi, déclara Daris Zackley.

             Elle sourit amèrement, peu enchantée par ce qu’elle venait d’entendre. Les hommes de ce monde se sentent trop importants, se dit-elle. Ce n’est pas à toi qu’ils ont obéi, seulement à leur désir de justice. Mais elle n’en dit rien.

— D’autant plus lorsque ce roi est un imposteur, renchérit Pixis. Nous rétablirons la vraie lignée royale.

Emeraude fronça brutalement les sourcils. N’ayant pas passé les dernières semaines avec Levi, elle ne savait rien sur les récentes découvertes de son escouade. Ainsi, elle n’avait jamais songé à l’idée que le monarque pouvait être un usurpateur. Avant de l’envoyer rejoindre le reste des brigades spéciales, Zackley ne lui avait rien dit sur ce qu’il allait se passer. De la chute du mur Rose aux vérités sur le roi, tout n’avait été que découvertes jusque-là.

Mais, en regardant la façon dont ce dernier n’avait toujours pas bougé, comme endormi les yeux ouverts, elle se douta qu’il n’était qu’une figurine, le visage qu’on expose à la population pour lui faire plaisir.

— Comment être-vous au courant de…, commença le rondouillard avant de se reprendre, comprenant son erreur. Votre grossière supercherie ne prendra pas…

             Elle sentit Erwin prendre une inspiration à côté de d’elle.

— Lors d’une vraie situation de crise, la décision que vous avez prise enfreindrait l’article 6, le coupa-t-il d’une voix calme. Ajoutez à cela votre main mise sur le pouvoir via votre roi fantoche et vous êtes condamnés.

             Elle eut un autre sourire, amusée par le ton presque désintéressé de son ami. Pas une seule seconde tu n’avais imaginé ne pas finir cette journée vivant, hein ? lui demanda-t-elle intérieurement, réjouie de savoir qu’il ne mourrait pas aujourd’hui.

Le rondouillard sembla perdre ses moyens car, ses traits déformés en une expression désespérée, il se tourna alors vers le roi. Ou plutôt, celui qui prétendait l’être.

— Merde ! Debout vieille laque ! cingla-t-il en lançant son pied dans le trône.

Ce geste eut pour effet de réveiller brutalement le vieillard qui se redressa soudainement, ses yeux s’animant enfin d’une lueur de vie.

— On passe à table ?

             Emeraude haussa un sourcil en penchant légèrement la tête pour mieux le regarder. Donc c’est ce truc que les villageois de mon bled paumé encensent ? railla-t-elle intérieurement.

— Boucle-la, pauvre incapable ! le tempéra brutalement le rondouillard.

Celui-ci ne put faire un geste de plus, l’un des soldats qui accompagnait Zackley venait d’arriver à sa hauteur. D’un geste aisé, il lui serra la gorge à l’aide son fusil tandis que d’autres lui passaient des chaines au poignet.

Emeraude regarda la scène durant quelques instants avant de se tourner vers Erwin qu’elle avait sentit se redresser à côté d’elle. Il la regardait. Elle devina qu’il voulait lui parler.

— Sais-tu où se trouve la chapelle Rheiss ? demanda-t-il simplement.

La jeune femme fut un peu surprise par cette question. Elle s’était attendue à bien des choses, un rappel à l’ordre pour ne pas avoir fui, un remerciement pour ne pas l’avoir laissé tomber ou même de l’indifférence totale. Mais sûrement pas à ce qu’il amène un sujet qui n’avait rien à voir avec le coup d’Etat.

Elle se contenta d’hocher la tête en fronçant quelque peu les sourcils. Il sembla apprécier sa réponse.

— Levi et son escouade s’y trouvent. Eren et Historia aussi. Je pense que tes talents d’archer pourraient leur être bénéfiques.

             La jeune femme acquiesça immédiatement. Elle n’avait aucune idée de qui était Historia mais protester ou argumenter ne lui était même pas venue à l’esprit. Après tout, c’était une demande d’Erwin Smith.

             Elle se retourna sans un mot de plus en direction des portes. Il fallait qu’elle trouve des armes.

— Erwin, tu as gagné la partie. Ça ne te réjouit pas ? retentit une voix dans son dos.

             Elle se demanda où se trouvait son cheval. Sans doute avait-il recouvré sa liberté depuis le temps qu’elle l’avait laissé dans la forêt seul. Il n’était pas attaché —elle n’appréciait pas cela— donc avait pu s’enfuir même si généralement il ne le faisait pas.

             Un bruit métallique retentit derrière elle, quelqu’un venait d’ôter les chaines d’Erwin. Mais la voix avec laquelle il répondit à cette question semblait encore prisonnière d’un mal.

— Naile… L’humanité est désormais engagée sur une voie infiniment plus périlleuse…




             Elle franchit la porte en acquiesçant douloureusement. J’en ai bien peur, en effet.

 






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