𝐂𝐇𝐀𝐏𝐈𝐓𝐑𝐄 𝟖𝟗
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𝐂 𝐇 𝐀 𝐏 𝐈 𝐓 𝐑 𝐄 𝟖 𝟗
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Lorsque les ténèbres se retirent, que la lumière ne vient point, que nous reste-t-il ?
Aucun mot ne pourrait être posé sur ce que je ressens. Parfois, je me croise dans un certain état. Puis la pensée qui me vient est contredite par la suivante. Un violon lointain joue une bien curieuse musique tandis que je lutte contre chaque muscle de mon corps.
L’obscurité est complète, derrière mes yeux clos, là où nul ne m’atteindra jamais. Je n’ouvrirais pas les paupières. Pas tout de suite.
Une odeur de brûlé s’élève dans l’air. Mes poumons s’en imprègnent quelques instants tandis que je me réveille doucement, réalisant ce qu’il se passe. Petit à petit, comme si le monde tenait à se dévoiler lentement à moi, je prends conscience de chacun de mes sens.
Toucher. Mon corps étalé sur une surface dur et rugueuse. Goût. La saveur métallique du sang glissant entre mes dents. Odeur. Ce parfum acre que répand le feu lorsqu’il consume ce qu’il approche. Ouïe. Ce violon qui joue une bien triste mélodie. Vue. Mes paupières s’ouvrent enfin.
Le ciel est sombre, au-dessus de moi. Denses, les nuages de ténèbres s’élèvent en lui, obscurifiant l’éther. Epais, ils forment un voile compact. Parfois, des ombres le traversent. S’étirant, elles volètent devant la toison céleste.
Où suis-je ? Mes derniers souvenirs me placent au sommet du gouffre. Les ailes de Toji se sont écartées en une menace silencieuse et, me serrant contre lui, il s’est laissé tomber.
Toji.
— Toji…
Mon bras est tendu, à côté de moi. Tournant la tête en sa direction, j’aperçois la silhouette du noiraud. Allongé sur le flanc, il est inconscient. Ses ailes tombent par-dessus sa personne. Quelques mèches de ses cheveux volètent autour de son visage maculé de sang.
— Toji !
Brutalement, je me relève. Me trainant jusqu’à lui à toute vitesse, je m’arrête à sa hauteur. Trop faible pour me lever, je demeure à genoux, secouant son corps.
Il dort profondément. Son bras remue mollement lorsque je le bouge avec vigueur.
— Toji ! Toji ! Réveille-toi !
Ma main glisse sur son visage et j’essuie quelques cendres maculant sa peau. Sa chair m’apparait mieux et je la caresse à toute vitesse, comme si cela pouvait insuffler quelques formes de vie en lui.
Tremblante, je déplace deux doigts à la naissance de son cou. Une larme coule sur ma joue et j’éclate d’un rire soulagé en sentant son pouls, contre moi.
Il est vivant.
— Toji… Toji… Enfin, que s’est-il passé ?
— Vous avez chuté durant plusieurs heures, voilà ce qu’il s’est passé.
Mes muscles se figent autour du visage de l’homme. Les yeux écarquillés, je ne regarde vraiment rien durant les secondes qui suivent. Tétanisée, je ne remue aucune partie de moi, me contentant de demeurer là.
Immobile.
Les graines du sablier tombent en nombre sans que je ne quitte cet état de léthargie. Les mains saisissant le visage de Toji, les yeux grands ouverts le dévisageant, je ne bouge pas.
Cette voix qui vient de parler… Elle n’a rien d’humain.
Semblant s’élever du Tartare même, elle projette ses titanesques ondes dans l’entièreté de mon corps. Rocailleuse et d’outretombe, elle me paralyse de sa simple émanation. Brutal. Létale.
Elle est. Au-delà de ce que ce simple mot peut exprimer.
Oui. Elle est.
Soudain, elle rit. Un instant, le monde tremble à ce son. Du moins, je le crois. Jusqu’à réaliser que je suis celle prise de spasmes incontrôlables.
— Enfin, humaine, ne me dis pas que ma simple présence te surprend ? Pénétrer l’antre des dragons et craindre d’en rencontrer un, que d’audace !
Mes paupières se ferment en tremblotant. Mon esprit est blanc, vide de toutes pensées. Seul mon corps demeure, figé.
Là, dans mon dos, un dragon se trouve. Une de ces créatures que je ne croyais que légende. Une de ces espèces qui a fait le serment de tuer les humains foulant leur terre. Juste-là.
A deux pas.
— Retourne-toi.
Tremblotant, je serre la tête de Toji contre moi, comme si cela pouvait le protéger. Puis, quelques secondes plus tard, luttant contre mes os de pierre et mes spasmes, je me retourne. Mon corps bouge à la manière d’une machine aux rouages mal huilés. Chacun de mes muscles tremble, grince. Enfin, je me retourne.
Il est là.
Si immense que sa tête pourrait perforer le ciel, il s’élève. Des griffes de cornaline jaillissant d’écailles émeraudes, il se tient en ultime guerrier du monde ancestrale. Le long de son dos surmonté d’épines s’étale une queue finissant en une macabre pointe qui claque violemment l’air. Celle-là marque la naissance du chaos, du corps qui grimpe en un portrait aussi sublime que tétanisant. Jusqu’à sa tête.
Triangulaire, comme le bout fatal d’une flèche, elle me vise. Au milieu, deux ambres se font soudain voir. Coruscantes lueurs, elles brillent dans l’obscurité.
Ses yeux. Il me regarde.
Monumental, il est. Des ailes puissantes s’étendant à la manière de griffes, imposantes. Son visage perçant l’éther, saisissant spectacle au cœur d’un monde inconnu, il me toise. Majestueuse, sa tête se découpe devant ce ciel traversé d’ombre voletant.
Soudain, je comprends. Ces ombres sont d’autres dragons. Des dizaines sont visibles. Ils semblent minuscules, là. Mais je me doute qu’ils ne le sont point.
— Je…
— Tu as pénétré une terre défendue, humaine. Un monde souterrain voisin des Enfers. Et je sais que jamais Hadès, notre ami, ne t’aurait autorisé en ces lieux.
Je frissonne. Hadès ? Alors le continent des dragons se trouve sur le même plan que les Enfers ? Baissant les yeux, je regarde ce monde. Partout autour de nous, des montagnes noires, semblant faites de charbon, s’étendent.
Au loin, une lumière. En ligne, elle descend le long d’un de ces sommets. Une rivière de feu. Le Styx.
— Je… Je ne savais pas.
— Vous autres, humains, ne savez jamais rien. Là est le plus grand de vos malheurs mais à la fois votre plus intense victoire, n’est-ce pas ?
Mes sourcils se froncent. Il se penche un peu et je me replace, faisant rempart entre Toji et lui.
— Ne rien savoir… Que j’aimerais, ne rien savoir. Faire des erreurs, apprendre. Chérie cela, humaine. Une fois que nous savons tout, les choses n’ont plus réellement de saveur.
Il me semble que la ligne sombre de sa bouche s’arque en un sourire. Ses yeux se ferment avant de s’ouvrir à nouveau. Je distingue mieux la fente de ses pupilles qu’il pose sur moi.
— Cependant votre ignorance et plus encore, l’ignorance de votre ignorance, vous a poussé à entreprendre de bien viles tentatives de victoire. Si viles, si destructrices…
Tournant la tête sur le côté, il me montre une violente balafre qui zèbre sa joue gauche.
— Alors, dis-moi, humaine… Qu’es-tu venue nous dérober ? Pour quel motif vais-je te brûler ? Bien sûr, je n’ai le pouvoir de m’en prendre à un Ange mais je suis sûre que le seigneur des Enfers sera content de le punir.
Tremblotante, je secoue la tête.
— Non… Nous avons simplement des questions à vous poser, je murmure d’une voix étranglée.
Etant donnée sa hauteur, je doute qu’il puisse m’entendre. Cependant sa tête se penche sur le côté et il me jauge quelques instants.
— Des questions ? Quel genre de questions ?
— Nous avons quitté les Enfers à bord du char d’Apollon qui s’est écrasé au sol après une attaque de dragons. Seulement, plus tard, nous qui croyons avoir embarqué avec une dizaine de personnes avons découvert que nous étions tous seuls, dans ce char. Il s’agissait d’une illusion.
Le dragon ouvre la bouche, humant l’air. Puis, il finit par hocher la tête.
— Je vois. Tu te demandes si l’attaque que tu as subie est aussi une illusion ?
J’acquiesce.
— Et en quoi la réponse t’avancera-t-elle ? Sois précise dans ta question. Veux-tu savoir si elle était une illusion ou qui a créé cette illusion ?
Il me semble qu’il s’agissait de l’imposture. Cependant je ne peux exclure la possibilité qu’elle n’était qu’un mirage depuis le début et que je n’ai même pas rencontré la personne responsable de tout cela.
Je ne réponds pas, ne sachant au fond pas réellement ce que je suis venue demander. Il le comprend sûrement car il déclare soudain :
— Viens avec ton ami. Nous allons directement poser la question à celui chargé de défendre nos territoires. Seulement, bien qu’il y est des légendes sur une façon de nous réveiller, nous quittons rarement notre tanière. Alors si votre char a échoué sur votre monde, cela signifie que vous avez subi l’attaque là-bas…
— Et il y a peu à parier que des dragons y soient allés ?
Il acquiesce. Je me tourne vers Toji. Toujours inerte, il garde les yeux clos. Je ne sais pas du tout comment je vais parvenir à le porter et suivre le dragon.
Ce dernier s’abaisse complètement. Je sursaute lorsque sa tête fend les airs et s’immobilise devant moi. Ses énormes yeux ambrés me dévisagent, à quelques centimètres seulement de ma personne. Je me fige en réalisant que son œil fait la taille de mon bras.
Il bat des paupières quelques secondes avant d’ouvrir la bouche. Puis, doucement, il souffle.
Un hurlement strident franchit mes lèvres quand je crois qu’il compte me brûler.
Consterné, il penche la tête sur le côté. Son souffle chaud stagne quelques secondes dans les airs avant de tomber au sol en un amas de fleurs.
— Je… Je ne pensais pas que les dragons pouvaient cracher autre chose que du feu.
— Ils ne le peuvent pas. Mais le feu peut se transformer en autre chose selon notre élément.
Ici, des marguerites se croisent avant des jonquilles, coquelicots et même roses sans épines. Un déluge de couleur s’étend en un tapis. Charmée, j’observe l’objet.
— C’est… magnifique.
— Assis-toi dessus. Tes jambes sont en trop piteuses état pour marcher. Toi et ton compagnon vous déplacerez sur cela. Les fleurs te guériront en même temps.
Je m’exécute. Le dragon penche la tête sur le corps endormi du noiraud. Puis, délicatement, il souffle. Quelques flammes naissent, léchant Toji qui s’élève du sol avant d’atterrir, allongé, sur le matelas de fleurs.
Je ne peux m’empêcher de l’observer avec soucis.
— Ne t’en fais pas. L’un de mes frères a soufflé une flamme de sommeil. Ses ailes t’entouraient alors tu as moins subi le sort et t’es réveillée avant. Mais il est juste endormi.
Et la chute a fait des dégâts sur son visage. Rien que je ne puisse pas réparer.
Soudain, le coussin s’élève. Tenant la main de Toji, je me sers de mes autres doigts pour agripper le bord et me pencher par-dessus, observant le sol rocailleux s’éloigner de nous.
Le dragon déploie ses ailes. Soudain, mon cœur remonte dans ma trachée tandis que nous prenons rapidement de l’altitude. Mes yeux se ferment et je m’arrache de ma contemplation du sol.
A partir de maintenant, je ne dois plus le regarder.
En effet, le dragon décolle soudain. S’élevant dans les airs, il vole. Et nous nous trouvons à côté de lui, à plusieurs kilomètres du sol.
Mon estomac se noue et je soulève des tiges de fleurs, coinçant solidement les membres de Toji dedans. Puis, je les agrippe moi-même.
— Ne t’inquiètes point, humaine. Ce coussin est plus sûr que vos palais. Tu ne tomberas pas. Il est fait pour te rattraper.
— Vraiment ? je demande en me tournant vers la silhouette majestueuse.
Au même moment, comme pour prouver me dire, une sangle de mon sac lâche. Celui-ci glisse autour de moi et, avant que je n’aie pu faire le moindre geste pour le rattraper, fend l’air.
Brutalement, une rose se tend. Sa tige se déroule, infinie, passe autour de la bandoulière avant de se resserrer puis remonter. En quelques secondes, je récupère mon sac.
— Prodigieux.
Mon regard se promène autour. Des monts noirs, un sol rocailleux et pour seule couleur une rivière de feu nommée Styx s’éloignant… Je dois avouer qu’avec un pouvoir pareil, je suis surprise que le continent des dragons ne soit pas plus coloré.
Il surprend mon regard. Lorsque je balaye les environs, mes yeux croisent les siens. Il retourne sa tête pour regarder devant lui avant de déclarer :
— Le poste de garde de la frontière a été pensé pour que les humains ne puissent survivre. Aucune denrée pour s’alimenter. Et il est si grand qu’à moins d’être aidé d’un dragon, vous ne pouvez pas atteindre le continent où nous vivons avant de mourir de soif, de faim.
Je comprends, après le nombre de contes racontés à propos de la façon qu’on eut de simples paysans de devenir richissimes en terrassant dragons et famille de dragons.
— Quel est ton nom ? je demande, curieuse.
— Akenir.
Cela lui va bien. Mes pensées s’égarent un peu et je demande :
— Il me semble que cela signifie « moisson » en langage ancien ?
— Tu connais le langage ancien ? J’en suis navré, sephtis.
Je me renfrogne.
— Personne ne parle le langage ancien à part ceux qui ont bu de l’eau du Styx. Vous, humains, avez des coutumes très barbares.
J’acquiesce simplement.
— Cela dit, je comprends mieux pour quelle raison je ne connaissais pas ton nom.
Penchant la tête sur le côté, je l’interroge silencieusement.
— Les dragons devinent ce genre de choses. Alors, quand en te regardant dormir, je n’ai pas vu ton identité, je suis descendu te parler.
— Cela signifie que tu sais qui il est ? je demande en posant une main sur l’épaule de Toji.
— Je sais même quel lien vous unit. Cela se sent, s’entend. Et puis, quelques anecdotes m’ont été racontées. Les dragons de feu sont de vraies commères.
Il a piqué ma curiosité.
— Des anecdotes ?
— La plus marquante de toutes est la raison pour laquelle tu ne t’es réveillée aux Enfers qu’après une année. Je n’ai jamais vu autant de divisions parmi les dragons. Certains admiraient le geste, d’autres étaient outré de cet irrespect. Mais je suis sûr que ton ami le referait, s’il le devait.
— Quel geste ? je demande, ma curiosité piquée.
Le dragon ne répond pas, se contentant de voler entre deux montagnes. Je tourne la tête, frustrée, mais ce sentiment est de courte durée.
Mes yeux s’illuminent soudain.
Le ciel est fendu en deux. Au-delà de la césure, il revêt le bleu du topaze, brillant et mirifique. De puissants rayons de lumières descendent en colonne, touchant çà et là des forêts, plaines verdoyantes et montagnes éclatantes.
Ce continent est prospère. Plus que n’importe quel lieu de mon monde.
Il est magnifique.
— Bienvenu, jeune humaine, au royaume légendaire des dragons.
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je suis tellement excitée
à l'idée de commencer
cet arc ! le chapitre
de demain sera bien plus
long avec un nouveau
royaume, des retrouvailles,
des révélations...
j'espère que ce chapitre
vous aura plu !
n'hésitez pas à me parler
des points que je
peux améliorer !
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