𝐂𝐇𝐀𝐏𝐈𝐓𝐑𝐄 𝟖𝟔
























𝐂 𝐇 𝐀 𝐏 𝐈 𝐓 𝐑 𝐄  𝟖 𝟔










































           Le carrelage mordoré est froid, sous mes pieds. Partout où ces derniers se posent, les volutes de l’opium s’écartent. J’évolue dans la dense torpeur de la fumée enivrante.

           Une épaisse couche de sueur habille mes traits et je marche avec lenteur. Doucement, je me laisse guider. Mes paupières se font lourdes et mon corps se détend toujours plus à chaque pas.

           L’opium gonfle mes poumons.

           Pourtant, malgré la douceur du goût âcre, la tendresse de son âpreté, l’infinie bonté du poison, je ne peux oublier. Dans ma tête tournoient les images qu’ont fait jaillir la flèche du passé.

— Quel gâchis, je ris doucement, incapable de réagir autrement.

           Je ne sais réellement ce que je ressens. Je crois que je suis en colère. Seulement, parfois, la peur me traverse. Puis, je réalise combien je suis soulagée. Je me perds en moi-même, quêtant sans succès celle que je suis, celle que j’étais.

           Sont-t-elles seulement la même personne ?

           Me voyant couverte de sueur, au sortir de ce souvenir, Nime m’a tendu un kimono satiné. L’émeraude du tissu habille mon corps nu tandis que je marche sur le carrelage des salles d’eau.

           Dans le sol, un large bassin a été creusé. Sous les ténèbres de la nuit noir, il brille. Son eau phosphorescente, son sol tapissé de pierres précieuses, lui confère une allure éthérée qui suis chacun des objets présents dans cette tribu.

           Peut-être les vapeurs de la pipe de Nime m’entêtent-t-elles trop. Ou alors suis-je capturée par ce moment unique. Peut-être même mon âme reconnait-t-elle le lieu où j’ai vécu, il y a près d’une décennie, avant de perdre mon identité.

           Mais jamais je n’ai vu plus beau paysage.

           Au-dessus de nos têtes, Uranus a laissé quelques éclats de lumières peindre son corps sombre. Les étoiles dansent, non loin d’une lune ronde. Illuminée par une centaine de lampes célestes flottant autour de nous, la pièce n’a pas besoin d’un toit. Et, sur la toile coruscante, les feuillages touffus de bonsaïs grimpent.

           Telle de molletonneux nuages, ils s’éparpillent partout. Les branches feuillues passent parfois à quelques centimètres seulement de la surface des bassins. Ceux-là, brûlants, laissent échapper de denses vapeurs se mêlant à celles de l’opium. La morsure du froid extérieure ne se fait même pas ressentir tant l’air est saturé, ici.

           Le fond des bassins, tapissés de lapis-lazuli, m’attire. Ses vertus stabilisatrices, capables d’apaiser, n’importe quel tourment m’appellent.

           Tirant la ceinture du kimono, je laisse ce dernier tomber au sol dans une caresse sensuelle. Le tissu embrasse mes mollets avant de découvrir mon corps nu.

           Mon pied franchit l’eau bouillante. Je ne sursaute même pas ni ne ressent la douleur de la brûlure. Un soupir franchit simplement mes lèvres et je me laisse glisser. Le moindre de mes muscles se détend et mes paupières se ferment. Basculant la tête en arrière, je la pose sur le bord du bassin.

           Là, j’inspire profondément. Mais quelque chose, dans l’air, a changé. Un parfum de cèdre ou de santal, je ne saurais le dire, vient apaiser celui âpre de l’opium.

           Non moins entêtant, il me rassure pourtant mieux.

— Toji ? je chuchote en me redressant, ouvrant les paupières.

           Deux iris smaragdines, sous la délicate ondée de cils noirs, sont posées sur moi. L’obsidienne de pupilles se dilatant me détaille. Le regard s’assombrit tandis qu’elles grandissent, écrasant entre elles et la sclère l’anneau de couleur.

           Ses lèvres, barrées de leur habituelle cicatrice, ne remuent pas. Statiques, elles n’esquissent pas leur rictus moqueur. Car je suppose qu’aujourd’hui, nous avons admis qu’il n’y avait pas matière à rire.

           Les fils de nos destins semblent entremêlés. Pourtant, nous n’avons eu de cesse de nous perdre.

           Le regardant, là, devant moi, je ne peux m’empêcher de me poser milles et une questions. Et la prochaine fois ? Quand sera la prochaine fois ? Celle où il ne sera plus vraiment sûr de m’aimer ? Celle où il trouvera une nouvelle chose à me reprocher ?

           Je l’ai repoussé aussi fort que j’ai pu, même aux portes de la mort, simplement par fierté. Car je me refusais à admettre la vérité. Que je l’aimais, même lorsqu’il ne semblait pas le faire en retour.

— La guerre s’annonce rude et longue, je n’ai pas le temps pour ce genre de choses, je déclare tout bas. A vrai dire, je n’aurais jamais dû l’avoir.

           Debout dans l’eau, celle-ci caressant son torse, il disparait dans ses volutes de lumière. Le clapotis créé par ses propres mouvements lèche les formes de son torse. Quelques gouttes coulent sur ses pectoraux saillants.

— Si je devais être honnête, je chuchote, je te dirais que je suis fatiguée. Nous n’avons fait qu’évoluer dans des quiproquos et nous haïr pour pas grand-chose.

           Un rire triste franchit mes lèvres.

— Alors, maintenant que tu connais la vérité, tu reviens. Tu te dis que nous nous méritons l’un l’autre. Que nous pouvons faire comme si rien ne s’était produit…, je déclare sous son silence de plomb.

           Soit, après la cérémonie de l’Ash, son esprit m’a gardé en mémoire. Atterrissant sur l’île Lycus, il m’a prise dans ses bras lorsque je m’effondrais, à bout de force. Puis, éliminant mes ennemis d’un regard, il s’est assis, me gardant allongée contre lui, avant de m’observer durant des heures.

           Les années qui ont suivies, il les a passé à revenir sans cesse dans ma direction, allant même jusqu’à me faire enquêter sur ses propres crimes pour forcer nos destins à se rencontrer.

           Je suis sûre qu’il m’a aimée, dans cette nouvelle vie. Tout comme il l’a faite dans l’ancienne.

           Mais ce qu’il s’est passé après, la haine qu’il m’a montrée, reste dans ma mémoire. Soit, il me croyait responsable des malheurs de son enfant. Et je l’étais. Mais lui aussi.

— Tu m’as demandée de me suicider, sur ce champ de bataille. Tu as affirmé que tu ne m’aimais pas, que ce n’était qu’une illusion crée par le fait qu’une partie de mon âme était en toi. Tu as dit me haïr.

           Mes mains tremblent. Il ne dit rien. Il me regarde simplement.

— Pourquoi je te laisserais revenir, la bouche en cœur ? Te rends-tu compte seulement de tout ce que j’ai sacrifié, pour toi ?

           Une larme coule sur ma joue. Ses yeux la fixent, une ombre planant dedans.

           Le silence prend place. Je ne parle pas.

— Je me suis évertué à te haïr parce que là était ce qui convenait de faire. Et j’étais enragé car, malgré les mots durs que j’avais pour toi, mes yeux te cherchaient partout où j’allais et mes nuits étaient remplies de ton visage, déclare-t-il soudain d’une voix rauque, fixant sans le voir cette larme sur mon visage.

           Il est immobile. Le clapotis a cessé. L’eau ne fait qu’étreindre son torse, maintenant.

— Je ne cherche pas à me faire pardonner, seulement à m’excuser.

           Malgré la chaleur, je frissonne.

— Je ne mérite pas d’être avec toi. Pas après ce que je t’ai fait. La façon que j’ai eu de te parler. Parce que tu mérites bien mieux. Mille fois mieux.

           Ses paroles me font bien plus de mal que ce que j’aurais cru.

— Je suis venu te le dire, chuchote-t-il. Une guerre s’annonce et, même si nous sommes déjà morts, nous n’aurons peut-être plus la liberté de nous croiser, à l’avenir, alors je voulais être sincère.

           Il fixe la surface.

— Je t’aime.

           Je me raidis à ces trois mots. Il les a soufflés d’une voix étranglée. Une larme pourrait rouler sur sa joue que je n’en serais pas surprise.

— Pour une fois, je ne vais pas penser à ce qu’il convient de faire, de te dire, pour te maintenir éloignée. Pour la première fois depuis longtemps, je suis sincère avec toi.

           Ses yeux se plantent dans les miens.

— Et je te dis que je t’aime. Même si je ne mérite pas de le faire, je t’aime.

           Là-dessus, il tourne les talons. Hébétée, j’observe son dos musclé s’éloigner tandis que je ne sais pas comment réagir. Après la façon qu’il a eu de me traiter, me fierté voudrait que je ne réagisse même pas à sa déclaration. Que je lui rendre la monnaie de sa pièce…

           Mais, putain, qu’est-ce que notre fierté nous a apporté, au juste ?

— Alors tu t’en vas juste ? je lâche, esquissant presque un sourire lorsqu’il arrête de marcher dans l’eau, s’immobilisant. Tu me traites comme une merde sur un malentendu, me fait un petit discours sur le fait que tu t’excuses et que tu m’aimes et tu t’en vas ? C’est tellement facile…

           Se retournant, il affiche cette fois-ci un rictus moqueur. Je me sens presque euphorique en voyant celui-ci, comme si je retrouvais un vieil ami.

           Et, me regardant par-dessus son épaule, il lâche :

— J’ai dis que je ne te mérite pas. Pas que je ne ferais pas en sorte de te mériter.

           Ma surprise doit se voir sur mes traits car il éclate de rire.

— Tu crois réellement que je laisserais filer quelqu’un comme toi, ma belle ? Non…

           Saisissant de l’eau dans sa main, il malaxe cette dernière comme s’il ne s’agissait que d’une pâte. Puis, entre ces doigts, il créé une bulle qu’il projette en ma direction.

           Elle s’écrase sur mon épaule. Je connais assez Toji pour savoir qu’il s’agit de sa manière bien à lui de se montrer affectueux.

— Je vais simplement tâcher d’être digne de t’embrasser, te serrer dans mes bras et t’épouser.

           Il lâche un rire rauque.

— Et après ça, crois-moi, je m’en donnerais à cœur joie.

           Hébétée, je ne réagis pas. Les yeux écarquillés, le cœur battant à toute vitesse, je le laisse m’adresser un clin d’œil. Puis, détournant les yeux, il s’éloigne.

           Ce ne sont que des paroles, mais je lutte péniblement contre l’envie de nager jusqu’à lui, de me presser contre son corps chaud et mouillé, de laisser les vapeurs m’enliser tandis qu’il me bercerait.

           Non. Je ne dois pas. Car il dit vrai sur le fait qu’il ne me mérite plus.

           Et j’ai hâte de voir ce qu’il va faire pour corriger cela.

           Un soupir franchit mes lèvres.

— Prêtresse ? retentit soudain une voix, au loin.

           Me tournant, j’aperçois Yevhen ouvrir la porte de l’endroit. Il marche d’un pas décidé parmi les volutes, me regardant. Tout de suite, je comprends à quel point il est soucieux.

— Oui ?

— Vous vous souvenez quand Nime, ma sœur, vous a dit de ne pas vous inquiéter pour Hector et Egarca ? C’était parce qu’elle avait chargé une autre personne d’aller les chercher, déclare le Prêtre Bélier.

           Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Je me redresse, veillant à demeurer cachée derrière le bord du bassin.

— Alors ? Comment vont-t-ils ?

— Bien, répond-t-il.

           Alors pourquoi semble-t-il si soucieux ?

— Sullyvan, par contre, c’est une autre histoire.

           Sullyvan ? L’Ange de la Nuit ? Le fils adoptif de la titane Nyx ? Il est celui que Nime a chargé d’aller chercher les Evilans ?

— Comment ça ? je demande au souvenir de mon ami.

           Les lèvres de Yevhen se pincent.

— Megumi l’a touché avec une lance tandis qu’il s’enfuyait.

           Mes yeux s’écarquillent.

— Le guérisseur ne pense pas pouvoir le sauver. Alors je voulais savoir si la meilleur druide que je connaisse pouvait essayer de sauver son ami.





































en mode reconquête

j'espère que ce chapitre
vous aura plu !
















































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