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𝐂 𝐇 𝐀 𝐏 𝐈 𝐓 𝐑 𝐄 𝟖 𝟒
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Ethéré portrait, son visage s’articule derrière la dense fumée de la pipe à opium. Ses lèvres, d’un rouge incarnat, se referment sur la tige lorsqu’elle inspire une bouffée. Doucement, à la manière d’un oiseau, elle penche la tête sur le côté. Son cou se désarticule par à-coup tandis qu’elle nous dévisage.
Ses yeux s’effacent derrière les volutes qu’elle recrache soudain. Evanescents, ses traits s’oublient aux arabesques de l’opium. Celui-là évolue en denses nuages planant autour de la figure austère de la cheffe de tribu.
La fumée et son odeur délicate flotte autour de moi. Mes paupières se font lourdes tandis qu’un délicieux étourdissement fait chanceler mon équilibre.
Le silence se fait. Recueilli. Solennel.
La cheffe de la tribu n’a pas pipé le moindre mot depuis que nous sommes arrivés. L’éclat des lanternes célestes flottant autour d’elle caresse son visage en ondées orangées. Derrière sa pipe à opium, au sommet d’un trône fait de draps pliés, elle nous observe.
En tailleur, les épaisseurs lui permettent de nous contempler depuis sa hauteur. Quelques couvertures et coussins se trouvent sous ses fesses, entourés d’un plateau où sont disposés d’autres chemins vers les paradis artificiels.
Mon regard, vacillant, s’attarde sur une boîte en or savamment ouvragée. Dedans se trouve un mélange d’herbes. Leur odeur est couverte par celle emplissant la salle où nous nous trouvons.
A nouveau, elle tire sur la pipe. Mes paupières se ferment lorsque l’odeur doucereuse de l’opium emplit mes poumons.
A genoux, je me sens tanguer.
Mon corps s’effondre. Les yeux clos, je me laisse guider par les vapeurs. Jamais je ne me suis sentie aussi apaisée.
Mon visage se pose sur l’épaule de Toji, assis à côté de moi. Un léger rire franchit mes lèvres, mon corps se secouant dans un mouvement qui me semble lointain et proche en même temps.
L’écran de mes paupières closes possède le visage d’un paradis noir.
— Parlez.
Un seul mot. Murmuré entre les lèvres incarnates de la cheffe de tribu. Mes yeux trouvent à nouveau la force de s’ouvrir.
Un instant, elle cesse de fumer. Je distingue mieux les traits de son visage.
Au-dessus de rondes lèvres incarnates est planté un nez minuscule, à peine marqué. Subtile, il sépare deux yeux capitonnés, dont l’intensité des iris fut rembourrée avec la soie molletonnée de l’opium. Il coule partout dans son être, jusque dans son regard hypnotisant.
Jamais je n’avais vu telle femme.
La pipe n’est que l’extension de ses doigts longs et vernis. Tout dans son être rappelle la splendeur des paradis artificiels. Elle-même pourrait être disposée sur ce plateau, entre de la poudre et du liquide.
Ses cheveux ébènes coulent à la manière d’une liqueur autour d’un visage aussi pâle que de la cocaïne. Planté en son milieu, les lèvres incarnats tirent avec délice sur cette pipe.
Est-elle seulement réelle ?
— L’opium semble avoir trop d’effets sur nos invités, déclare l’homme dans notre dos, Yevhen.
Sa main se pose sur ma tête, me forçant à me redresser. Je le laisse faire, les paupières lourdes.
— Ma sœur, puis-je te demander d’éteindre cette pipe ?
— Non, tu ne le peux pas.
Une voix semblable aux doigts de fer glissés dans un gant de velours. Je parie que sa peau n’est qu’un tissu de satin entourant un autoritaire outil de pouvoir.
— Tu as fait venir ces gens dans ma tribu. Ils s’assoient dans ma salle de trône, baignent dans mes lumières célestes, sont assis sur mon tapis de bambou… Quel autre ordre comptes-tu me donner ?
Un rire doucereux éclate. Elle inspire à nouveau une bouffée d’opium. Puis, se penchant, elle la recrache.
Mes paupières se ferment quand l’odeur s’engouffre par mes narines. Les doigts de Toji se glissent entre les miens. Je ne prête aucunement attention à ce geste, savourant le bonheur du paradis noir.
Que la vie est belle lorsqu’on ne la regarde pas.
— Qu’ils parlent.
Le silence prend place quelques instants.
— Nous devons agir auprès de la capitale, mettre frein à l’exécution des Evilans avant que celle-ci ne se produise. Ce soir, déclare Toji.
Un rire retentit.
— Et pourquoi vous aiderais-je ?
— Parce que, depuis que Megumi est arrivé au pouvoir, votre frère fait partie des personnes traquées. Les Evilans vous ont peut-être annexés mais qui sait ce que le nouveau fera ? Et si tout cela devenait une dictature ?
Le silence se fait à nouveau. Derrière mes paupières closes, je le savoure. L’air m’engourdit et je tombe sur le côté.
A nouveau, ma tête vient trouver l’épaule de Toji.
— Ton amie ne supporte que mal les joies de nos paradis, commente la femme, ignorant l’explication de Toji.
— Nous ne fumons par d’opiacés, là d’où nous venons.
— Cesse donc de mentir, tout se trouve, aux Enfers.
Malgré les vapeurs engourdissant mes organes, mon cœur parvient à faire un bond lorsque j’entends ces paroles. Elle sait d’où nous venons.
— J’ai accepté de faire venir Toji et sa compagne car…
— Sa compagne ? coupe-t-elle. Elle n’a pas de nom ? Et elle ne peut parler pour elle-même ?
Péniblement, j’ouvre les yeux. Les vapeurs m’engourdissent et je sens l’eau des volutes ainsi que ma sueur former une couche sur ma peau. Cette dernière doit luire sous les lampes célestes.
Ignorant ce à quoi je dois ressembler, j’affirme :
— Non, je n’en ai pas.
— Oh que si, tu en as un, rit-t-elle.
A la manière d’un oiseau déployant ses ailes, elle se lève. Sa robe aux milles motifs tournoie presque autour de ce mouvement si gracieux.
Ses pieds se succèdent sur le tapis fait de bambous entrelacés, marchant jusqu’à moi. Je me redresse, quittant l’épaule de Toji afin de mieux la regarder.
Devant moi, elle s’accroupit. Une odeur musquée envahit mes narines quand elle lève le bras, le tendant dans ma direction.
Ses doigts caressent mon front. Doucement, frais, ils éveillent quelques spasmes qui agitent mon corps.
— Tu es toujours la même, Prêtresse Nime. Rien n’a changé depuis ce temps.
Un sourire venimeux étire ses lèvres.
— Quel temps ? je demande, mon estomac se nouant.
Là, son visage se glisse dans le creux de mon épaule. Ses lèvres se posent à côté de mon oreille et elle chuchote, électrifiant ma peau partout où son souffle se pose :
— Le temps où tu as massacré le village au Nord de celui-ci. Le temps où tu as tué l’épouse de l’homme qui t’accompagne maintenant.
Reculant, elle m’observe.
— Ce temps-là. Si lointain. Mais si doux.
Là-dessus, la cheffe se redresse. Tournoyant sur elle-même, elle jette un regard aux quelques villageois et soldats éparpillés près des murs de la salle.
— Prévenez l’intégralité de la tribu, ce soir est un soir de fête.
Son regard se pose sur moi. Elle me fixe entre ses paupières étriquant la fente de ses pupilles. Telle un serpent, la cheffe me dévisage :
— Notre sauveuse est revenue.
Sonore, un cri collectif s’élève. Célébrant les paroles de la cheffe, il écrase le silence de l’opium et s’impose en félicitations chantées.
Bientôt, ils se taisent. Mes sourcils se froncent.
— Je… Je ne comprends pas.
A ma grande surprise, ce n’est pas elle qui répond. En tailleur à ma gauche, Toji chuchote :
— La Prêtresse Nime, dans une autre vie, a été connue pour un crime sanglant. Un soir, profitant qu’une partie du village le plus proche était parti, elle a abattu froidement nombre de femmes qui restaient.
— Des femmes ? rit la cheffe avec dédain. Des sisnasas…. Rien de plus.
Un frisson me prend tandis que je commence à comprendre.
— Ce village était le mien, chuchote Toji. Il est vrai que la majorité des femmes qui s’y trouvait servait Lycus. Et la Prêtresse Nime accueillait des sephtis qui régulièrement mourraient. Elle a accusé les femmes de mon village d’en être responsables.
En effet, cette histoire m’avait été relatée. Le noiraud aussi a appris ce qu’il s’est passé, dans cette vie qu’il a oubliée.
Car, en réalité, il n’a aucun souvenir de ce qu’il s’est passé à ce moment-là. Il ne fait que raconter ce que les Dieux lui ont dit.
— Est-ce tu es en train de dire que…
— Quelle fabuleuse divinité qu’est la destinée, n’est-ce pas ? rit la cheffe. Dix ans plus tard, alors que la cérémonie de l’Ash a tout effacé de cette vie… Te voilà de retour dans ton village.
Me raidissant, j’observe la foule autour de moi. Mon cœur flanche lorsque je réalise que chacun d’entre eux a posé genou à terre.
En signe de respect, ils courbent l’échine.
— Il y a des années, le village le plus proche nous massacrait. Mais toi, tu n’as pas autorisé cela. Tu t’es levée lorsque personne n’a osé le faire et a tué ceux qui s’en prenaient à nous, déclare la cheffe.
— C… Comment te souviens-tu de cela ? je chuchote, effarée. Mon passé a été effacé des souvenirs de chacun ! Je n’existe plus !
Un sourire venimeux étire ses lèvres.
— Suis-je « chacun » ? Il n’y a rien de mortel chez moi, Prêtresse.
— Nime, tonne Yevhen.
Nime ? Je me tourne vers la Prêtre Bélier qui demeure debout.
— Nime ? je demande. C’est le prénom de ta sœur ?
La cheffe de tribu acquiesce. Alors mon titre de « Prêtresse Nime » vient de là ? De mon lien à cette femme ?
— Yevhen, tu savais qui elle était depuis la première fois que tu l’as rencontrée, dans le palais ? demande Toji.
Il secoue la tête de droite à gauche.
— Je ne l’ai appris qu’à sa mort. Quand ma sœur a accepté de me dire la vérité sur la Prêtresse Nime.
Un frisson me parcourt.
— Par hasard…, demande Toji d’une voix comme étranglée. Était-t-elle sous vos ordres, à l’époque ? Est-ce vous qui lui avez donné l’ordre de tuer ma femme ? De ravir à mon enfant sa mère ?
Nime éclate de rire. Sa tête se balance en arrière.
— J’espère que tu ne fais que rigoler, là, Toji.
Seulement, à genoux, il soutient son regard. Ses yeux smaragdins se fixent dans ceux de la femme et il insiste.
Comprenant son sérieux, elle hausse un sourcil :
— La Prêtresse Nime n’était pas sous mes ordres, non. Elle m’a précédée. J’étais sa suivante et elle m’a nommée héritière de son trône avant de partir et te suivre. Quand vous vous êtes enfuis, en amoureux.
Elle rit doucement.
— Crois-tu réellement qu’un époux endeuillé s’enfuirait avec la femme qui a tué son épouse ? demande-t-elle en s’accroupissant devant Toji.
Le portait qu’ils dressent maintenant est singulier.
Lui, à genoux dans son kimono noir, son regard presque brutal se plantant dans celui de la cheffe. Elle, accroupit dans sa robe, une lueur moqueuse animant les contours vaporeux de sa silhouette.
— Et depuis combien de temps pleures-tu la mort de ta très chère épouse en lui reprochant de l’avoir tuée ? demande-t-elle en me désignant du menton.
Toji ne répond pas. Je suppose qu’admettre qu’il m’a même demandée de mourir au combat pour expier ma faute lui ferait mal.
— Dois-je te dire pour quelle raison tu as accepté de partir si vite avec elle après qu’elle ait tué ta femme ?
Il ne répond pas. Elle poursuit tout de même dans des paroles qui dissipent les derniers effets de l’opium, m’éveillant définitivement :
— C’est toi, à l’époque, qui lui as demandé de tuer la mère de ton enfant.
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non, ce n'est pas le
dernier plot twist
j'espère que ce chapitre
vous aura plu !
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