𝐂𝐇𝐀𝐏𝐈𝐓𝐑𝐄 𝟕𝟒

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𝐂 𝐇 𝐀 𝐏 𝐈 𝐓 𝐑 𝐄 𝟕 𝟒
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Jamais je n’avais vu de si grandes et si fières bêtes.
Ma tête frôle le genou de la monture tant celle-ci est grande. S’étendant à perte de vue, son crin blanc a effacé les ténèbres de l’éther des Enfers. Ses six frères s’élèvent eux aussi, à peu près de la taille du manoir de Toji.
Le char d’Apollon est bien plus grand que tout ce que je n’aurais jamais pu imaginer. Une simple mortelle a besoin d’un escalier pour atteindre ce lieu. Je vois d’ailleurs qu’il a été tiré afin de me laisser atteindre le sol du véhicule.
— Si les Dieux font cette taille, quelle doit être celle des titans…
— Les Dieux ne sont pas si grands, le char est simplement particulièrement immense. Il s’agit d’un manoir qui roule.
Je me tourne vers Toji. Les mains dans le dos, il regarde les fiers chevaux qui observent un point, au loin.
— Pourtant, je ne compte pas le nombre de peintures où il se tient sur son char.
— De temps en temps, il grandit pour pouvoir s’y mettre… Histoire de marquer le coup.
La désinvolture dans la voix de Toji et sa façon de parler d’une divinité ne me choque plus. Il n’a jamais voué de profonde adoration à l’égard des Dieux.
Cependant, ce matin, sa voix semble plus sombre et froide encore.
Sans un mot de plus, il me dépasse. Sa cape noire s’agite dans son dos, traçant un dessin ténébreux dans son sillage. Les reflets irisés dans ses cheveux ont disparu. Ces paillettes sont un signe de respect que l’on arbore en temps de cérémonie.
Ne pas les porter en montant sur un char divin est considéré comme un manque de respect. Mais je suppose que le respect est le cadet des soucis de Toji.
Il dévale les marches sans m’attendre. Je le suis en toute hâte, dissimulée sous le masque couvrant l’intégralité de mon visage, en forme de bec de corbeau. Il s’agit de l’uniforme des médecins lors de graves épidémies, cet accoutrement n’a pas très bonne réputation.
Je le ressens d’ailleurs lorsque, foulant le parquet doré du char, les voix se taisent brutalement. Tous les regards se tournent sur moi et je devine le malaise ambiant.
Bon sang…
— La vermine est à bord, on dirait, lance une voix nasillarde.
Tournant la tête, j’aperçois un homme vêtu d’une lourde armure. A ses côtés, trois chevaliers sont pareillement habillés. La population ici n’est pas bien large mais les groupes semblent puissants.
Quatre chevaliers. Deux mages. Trois érudits. Un étrange capuchon gris, similaire à ceux des druides.
Dans leurs dos, des colonnes marquent l’entrée du lieu où nous dormirons. A ma grande surprise, je réalise qu’il fait jour, sur le char. L’herbe est traversée d’un vol de papillons blancs et des lapins bondissent, çà et là.
Apollon est le Dieu du Soleil. Je suppose que son char est assez lumineux pour nous donner l’illusion d’être en plein jour. Autour de nous, des arbres s’étalent.
Je ne parviens même pas à profiter de la vue.
— Il n’y a aucune épidémie, je me justifie. Il s’agit-là…
— D’un déguisement, me coupe une mage, reconnaissable par sa robe près du corps et le talisman tombant au creux de ses seins. Afin qu’il ne voie pas ton visage.
Elle désigne Toji du menton qui, debout à côté de moi, ne pipe mot.
— Tu es donc en instance de jugement…
Je déglutis péniblement. J’avais cru comprendre que nous serions seuls, là-bas. Jamais Perséphone n’a mentionné un cortège.
Et je me demande bien qui sont ces gens.
— Et vous êtes ? je demande.
La mage sourit, penchant la tête sur le côté et agitant ses cheveux frisés. Sa peau brune, dans les tons clairs, se marie avec le pli épicanthique marquant ses yeux. Elle doit être issue d’un métissage.
— Azenor. J’étais la fille d’un Evilans et d’une femme des Terres Ancestrales.
— T’étais aussi la détentrice de la mort la plus ridicule, ricane un des chevaliers, son armure brillant sous le soleil.
La mâchoire de la femme se contracte. Elle le fusille du regard.
Assis sur des pierres, affutant leurs lames, les chevaliers nous regardent en riant.
— Je viens des Champs-Elysées ! s’exclame-t-elle. J’y ai été envoyée me reposer car je suis une professeure admirée !
— Tu t’es quand même brisé la nuque en glissant sur un savon dans ton bain, ricane à nouveau l’homme. On a connu plus reluisant comme mort.
Il ajoute plus bas :
— Joyau de la liberté, mes fesses…
Mes yeux s’écarquillent et je me tourne sur cette femme. Joyau de la liberté ? Je n’arrive pas à y croire ! Il est vrai que dans la mort, nous nous réunissons tous. Alors je suis amenée à côtoyer des personnes que n’existaient pas de mon temps.
Azenoraiflikh, dites Azenor, le Joyau de la Liberté.
Avant l’invasion de l’Empire, les terres l’entourant étaient indépendantes. Un commerce fructueux unissait les tribus du Désert Evilans et celles des Terres Ancestsrales. Les ressources des différentes terres étaient monnayées. Mais aussi… Les êtres humains.
Il s’agissait d’un marché noir. L’esclavage consistant en l’asservissement d’une autre forme de vie, est considéré comme une façon de s’ériger au rang de Dieu, un blasphème. Il est interdit dans la plupart des cultures et très mal vu.
Il est donc demeuré minoritaire durant des siècles. Cependant, il y a trois cent ans, des « érudits » — similaire à ceux ayant pondu l’horreur qui vaut au sephtis d’être lynchés et traqués — ont détourné les textes et élaboré une théorie nouvelle.
Selon leurs dires, l’esclavage serait une preuve d’humilité et courage : travailler sans rien attendre en retour, ne pas faiblir, même dans de mauvaises conditions, maltraités.
A une époque où aucun pouvoir stable n’existe, que certaines tribus n’hésitent pas à attaquer d’autres pour étendre leur territoire, les prisonniers de guerre faisaient légion. Et quand ceux-là sont encore jeunes, il est aisé de faire leur éducation.
Les alharaca sont une génération d’esclaves ayant été endoctriné. Leur servitude était « volontaire » car ils voyaient en elles la promesse d’une vie confortable après la mort, d’une récompense future. Leur éducation et enseignements furent ainsi donné.
Azenoraiflikh est une figure de la liberté. Enfant métisse, elle a grandi au cœur des deux cultures et baigné dans un tas d’informations qui ont fait d’elle une érudite singulière. La seule, en son temps, qui connaissaient « plusieurs mondes ».
Parcourant le désert et les terres, elle a enseigné aux esclaves la vérité et les a émancipé.
— Je n’arrive pas à croire que je vous rencontre…, je chuchote, ébahie.
Elle sourit, fière. Ses taches de rousseur se haussent à ce geste et elle coule un regard dans son dos. Provocante, elle nargue le chevalier qui insiste :
— Ouais. T’a quand même glissé sur du savon.
— Si je comprends bien, ils vont exceptionnellement permettre à un cortège de morts de revenir sur terre pour empêcher une guerre civile.
Je sursaute presque en entendant la voix de Toji. Droit, le visage fermé, il ne réagit pas vraiment à la superbe rencontre qu’il vient de faire.
Je ne sais s’il a conscience que le visage de cette femme orne des palais, symbole de liberté.
— Tu comprends for bien…
Toutes les têtes se tournent vers le capuchon gris, assis sur les marches menant aux colonnes. Mes sourcils se froncent en entendant cette voix féminine si familière.
Jaillissant de la cape, une main pâle et fine exécute un arc dans les airs. Aussitôt, à côté d’elle, un papillon s’immobilise en vol. Elle le saisit sur son doigt, le jaugeant, tapis dans l’ombre.
— Je te connais, déclare Toji. Mais je ne saurais dire d’où. Ôte ce capuchon.
— Quel déplaisir d’apprendre qu’une femme telle que moi n’a pas marqué les esprits.
Mon cœur se fige. Je sais de qui il s’agit.
Les yeux écarquillés, je fixe ce papillon immobile sur lequel elle souffle. Il se remet à battre des ailes dans un éclat de magie et s’enfuit. Elle l’observe.
Cela fait un an, a priori, que je n’ai pas vu cette dame. Pourtant, il me semble que ce n’est qu’hier qu’elle est morte, dans le sable grenat des Evilans.
— Prêtresse Meeva ?
Tous les regards se tournent sur moi. Y compris le sien. La capuche de l’ancienne Prêtresse Scorpion se relève juste assez pour laisser voir son sourire vicieux.
Je me fige, sentant le regard brutal de Toji sur moi. Il me brûle presque. Il n’est pas censé me connaitre. Et je ne suis pas censée savoir qui est cette femme.
Cependant, les pages étaient très connus. Ce n’est pas non plus surprenant que je sache qui elle est.
— Elle-même, minaude la femme, se levant.
D’un geste gracieux, elle laisse tomber sa capuche dans son dos. Son geste dévoile des cheveux ébènes amassés en une demi-queue de cheval basse, idéale pour les combats. Sous la cape, je repère d’ailleurs les vêtements près du corps que portent les ninjas.
Son pas est souple lorsqu’elle marche jusqu’à nous.
— En qualité d’ancienne Prêtresse, je dois négocier l’arrêt du décret visant les miens.
J’ai effectivement entendu dire qu’en plus de ne plus être considérés comme des êtres précieux, les Pages sont traqués dans l’Empire.
— Et vous autres ? demande Toji. Pourquoi parasitez-vous ce voyage ?
Personne ne tique à sa remarque.
— La milice de votre fils réclame l’indépendance depuis des années, lâche l’un des érudits. S’ils l’obtiennent, ils devront bâtir une nation avec un code, des lois, des autels pour les Dieux. Nous superviserons cela. Sans quoi Zeus ne bénira nullement cette création.
Le chevalier à la voix nasillarde lance :
— Nous, on servait dans l’armée Evilans quand la dynastie s’est installée.
Je vois… La mage représente les intérêts des civils, les chevaliers, ceux de la famille impériale, les érudits, ceux des rebelles, Meeva, ceux des Pages et Toji, lui, doit défendre les sephtis.
Nous ne descendons pas nous battre mais parlementer.
— Alors vous, qui représentez-vous ? je demande en me tournant vers la deuxième mage.
Roux, ses cheveux ont été amassés en un chignon si large et élaboré, traversé de boucles, qu’il lui fait une deuxième tête. Piqué de plantes telles que du lierre, ces dernières rappellent la couleur de la robe émeraude qu’elle porte, s’évasant à la taille.
Je ne sais qu’elle est mage que grâce à la rune sur son front. Autrement, elle porte les vêtements des nobles, non pas des magiciens.
— Moi, disons que mon cas est particulier…
Sa voix est suave lorsqu’elle penche la tête sur le côté. Je réalise alors que ses yeux, marqués d’un pli épicanthique, ne sont pas de la même couleur. L’un est ambré là où l’autre est brun.
Je l’observe encore, attendant qu’elle étaye. Soulevant sa jupe, ses genoux se plient en une révérence.
— Je suis décédée vaillamment au combat, il y a dix ans maintenant. Personne ne se souvient trop des circonstances de ma mort.
Un sourire charmant étire ses lèvres :
— Ils m’appelaient la Prêtresse Nime.
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nos imposteurs ont
du talent
j'espère que ce chapitre
vous aura plu !
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