𝐂𝐇𝐀𝐏𝐈𝐓𝐑𝐄 𝟕𝐎













𝐂 𝐇 𝐀 𝐏 𝐈 𝐓 𝐑 𝐄   𝟕 𝐎





















           Douze mois d’asservissement volontaire. En contrepartie d’une vie éternelle de puissance.

           Par le passé, j’ai connu la soumission. La pression de dictâtes sur mes épaules a fait ployer mes genoux et j’ai bien dû courber l’échine quelque fois. Cependant, jamais je n’ai consenti à cette situation.

           M’abaisser plus encore pour me redresser finalement, après tant d’années sans être parvenue à le faire ?

— Songeuse ?

           L’océan de ténèbres est profond, autour de moi. Sous mes fesses, les marches d’obsidienne sont froides, transperçant presque le tissu.

           J’observe la brume s’étendant à la manière de nuages de coton sur les berges rocailleuses et par-dessus la surface du Styx.

— J’hésite sur le choix à faire, je réponds à Hadès, le cœur lourd.

           Dans mon dos, les portes marquant l’entrée de la demeure sont closes. Je sais que si je les ouvre, il n’y aura plus ce nuage de fumées grouillant dans lequel une main m’a happée. Il s’agissait-là d’une illusion.

           Le Dieu de la Guerre voulait me mettre face au visage de la femme de Toji.

— Je peux le concevoir. Un asservissement volontaire est… Compliqué à admettre, surtout lorsqu’on a été assujetti toute notre vie et que la mort nous a délivré de notre condition.

           J’acquiesce.

— Cependant, tu devrais voir cela d’une nouvelle façon… Il te faut accéder à un état d’esprit au-delà de celui des mortels pour cesser de l’être, comprends-tu ?

           Je déglutis péniblement.

— Il s’agit moins de devenir l’esclave de quelqu’un que d’apprendre à te repentir. Tu as fauté. Et tant que tu ne l’auras pas compris au plus profond de toi, il te faudra travailler en ce sens.

           Je dois avouer qu’en effet, je ne saisis pas. Tout simplement car je ne me souviens pas.

— Tu hais l’Ordre des Sisnasas et je peux le comprendre. Mais être un Ange implique d’avoir des pouvoirs inouïs. Nous ne pouvons confier telle capacité à une personne qui pourrait détruire un peuple.

           Il marque une brève pause.

— Nous ne pouvons pas recommencer l’erreur que nous avons fait en choisissant Lycus comme Page.

— Je ne commettrais aucun génocide.

— Tu as entamé ce processus, par le passé. En justifiant cela par le fait que c’était leur peuple ou le tien, ce que certains Dieux ont volontiers entendu. Mais tu l’as quand même fait.

           Je ne réponds pas, le cœur lourd. Il n’a pas tort. Mais j’aime à penser que celle que j’étais à l’époque n’est plus.

— Dans quelques temps, la barque de Charon s’arrêtera devant toi. Si tu le souhaites, tu marcheras jusqu’au Styx et il te mènera jusqu’à la demeure de Toji, aux Enfers. Sinon, ne bouge pas. Il repassera plus tard de l’autre côté pour prendre la direction de ton jugement.

           Ma gorge se fait sèche. Je n’ai pas besoin de me retourner pour savoir qu’Hadès est parti. Pas une seule seconde je ne l’ai vu. Dans l’arène, ils ne ressemblaient tous qu’à un amas de silhouettes fantomatiques.

           Me levant difficilement, j’approche la berge d’un pas lourd. Je ne sais pas encore si je montrais sur cette barque cependant, je peux toujours réduire la distance entre moi et la rive.

           Soudain, un frisson me parcourt. Les yeux rivés droit devant moi, j’aperçois pourtant une silhouette glissant sur l’eau, du coin de l’œil.

           Me tournant, je l’observe.

— Charon…

           Ses doigts s’étendent à la manière de pattes d’araignée autour du long bâton qu’il tient. Ses yeux, enfoncés dans leurs orbites, se posent sur moi tandis que les reflets écarlates dansent sur sa peau fripée. Sinistre, sa longue tunique noire tombe, effilochée, autour de lui.

           Debout sur sa barque vide, il me regarde. Bientôt, elle s’arrête. Là, juste devant moi.

— Je…

— Ton trajet a déjà été payé. Tu peux monter.

           La gorge comme grossie, j’hésite à déglutir. Peinant à réfléchir, je laisse mes pensées courir à toute vitesse, prisonnières de mon crâne déjà trop plein.

— Comment cela se passera, là-bas ? Vous m’accompagnerez dans la demeure ?

— Je ne suis que le passeur.

— Alors vous m’arrêterez devant la bâtisse ? Il n’y a aucun chance que je me perde ? j’insiste.

— Je ne suis que le passeur.

— S’il-vo…

— Je ne suis que le passeur.

           Ma mâchoire se contracte. La même réponse. Encore et toujours. Qu’importe.

           Me résignant, je pousse un soupir de frustration en grimpant dans la barque. Celle-ci tangue sous le poids de mon pied et je manque de tomber en me rattrapant sur le deuxième. Charon, lui, ne cille même pas.

           Là, raffermissant sa prise sur le bâton de berger qu’il tient, il effectue un geste de sa main libre. Aussitôt, elle commence à avancer.

— Elle fonctionne à la magie ?

           Il ne répond pas. Je suppose qu’il ne tient à dire que le strict nécessaire, que les conversations qui ne concerne pas directement le passage de ses clients et peuvent être évitées sans importuner ce dernier le seront.

           Il se tait. Mystérieux. Sinistre.

— Eh bien, nous voilà embarquer…, je chuchote.

           Le fleuve ardent brille autour de nous. Coulant lentement, il crépite dans sa propre chaleur, écarlate et lumineux.

           Je soupire en l’observant.

           Je vais me laisser guider jusqu’à la demeure. Là, j’aviserais. Si Charon arrête sa barque devant une forêt ou des plaines, me laissant trouver mon chemin toute seule, cela me laissera le temps de réfléchir. Sinon, je pourrais toujours rebrousser chemin.

           M’asservir douze mois afin d’obtenir une éternité de puissance peut sembler alléchant. Cependant, là, je devrais servir l’Ange de la Mort.

— La barque va amarrer. Veuillez vous lever.

           Mes sourcils se froncent brutalement en remarquant où l’on se trouve. Aucune bâtisse mais pas non plus de forêt. Rien.

           Si ce n’est une falaise. Immense. En ardoise.

           La barque s’arrête. Mes sourcils se froncent. Il doit y avoir une erreur. Je me tourne vers Charon qui regarde droit devant lui.

— Veuillez descendre.

           J’hésite quelques instants mais finis par obtempérer. Me levant, je pose pied sur la berge, laissant la barque tanguer. Déséquilibrée, je peine à me retrouver sur mes deux pieds. Mais je le fais.

           Aussitôt, je me retourne, prête à demander au passeur où je dois me rendre, à présent. Cependant il n’est plus là. Sa barque et lui ont disparu.

           En à peine un battement de cils.

           Me tournant à nouveau, je déglutis péniblement. A mes pieds, un parterre de ronces et granits mène à l’immense falaise. Celle-ci grimpe dans le ciel noir et parsemé de détails semblable à des nuages fins.

           Un instant, il me semble que le plafond est de marbre.

— Je suppose qu’il habite là-dedans… Pourquoi je suis pas étonné qu’un rustre habite une grotte ?

— Il ne s’agit pas d’une grotte, retentit une voix derrière moi.

           Brutalement, je sursaute. Me retournant, je m’apprête à houspiller la personne qui m’a fait une frayeur quand mon cœur fait un bon et mon visage se fend d’un sourire.

— Mélania ! je m’exclame.

           La titane sourit doucement, plissant ses yeux réhaussés de traits dorés et penchant sa tête. Des chaines d’or accrochées dans ses courts cheveux crépus tintent à ce geste.

— Cela fait si longtemps que je ne t’avais pas vue ! Je dois t’avouer que je ne m’imaginais pas que nos chemins se croiseraient à nouveau un jour !

           Je remarque alors les traces de paillettes ornant ses pommettes. Mélania a toujours eu cette coquetterie charmante, même ici, dans le repère des morts.

— Bien sûr, mon père m’a dit quel choix Arès t’avait soumis, reprend-t-elle. Je craignais que, par fierté, tu ne fasses pas le choix le plus judicieux.

           Je peux le comprendre.

— Que fais-tu ici ? Ne me dis pas que tu surveilles Toji, même aux Enfers ? Lycus est morte, il n’y a que peu de risque qu’il revienne la chercher, même ici ! je m’exclame.

           Mélania secoue la tête.

— Je le surveilles mais non pas pour éviter qu’il retourne la quérir. Je suis là par demande d’Hadès. Il a fait savoir à Héphaïstos qu’il aurait besoin de quelqu’un de confiance pour tenir au courant Toji de ce qu’il se passe sur terre.

— Sur… terre ? Tu veux dire que Toji n’y vit plus ? Qu’il a élu domicile aux Enfers ?

           Le sourire de Mélania se fane.

— En effet. Il vit ici.

           Je déglutis péniblement.

— Alors si je comprends bien, je vais réellement devoir lui récurer les pieds et servir à table tous les jours, je grommelle. Il doit jubiler.

— Il n’est pas au courant.

           Toji… Ignore que je vais devenir sa servante ? Alors je vais devoir, en plus, affronter sa réaction en le lui déclarant moi-même cela ? Demeurer de marbre devant son rire mauvais ?

           Ma mâchoire se contracte. Je suppose que cela fait partie de mes punitions.

— Les serviteurs de Toji sont masqués. Tous. Il ne veut pas connaitre leur visage ni leur nom. Cela ne l’intéresse pas.

           Mélania, voyant mon visage fermé et ne pouvant y lire ma réaction, me demande :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je suis soulagée et en même temps dépassée par la connerie de cet homme. Mais, au moins, mon anonymat demeurera.

           Mélania penche la tête sur le côté.

— Cela ne sera pas trop dur ? demande-t-elle en faisant la moue.

— De ?

— De rester tout près de lui, dans son intimité, sans qu’il ne le soupçonne ?

           Mes épaules se haussent.

— Ce ne sera jamais aussi dur que le fait de vivre à ses côtés lorsqu’il a conscience de qui l’on est, je lâche, me rappelant de notre voyage forcé jusqu’au palais impérial, il y a un an.

           Un sourire doux étire ses lèvres. Elle saisit un objet dans sa poche qu’elle me tend. Je le saisis.

— Mets-le sur ton visage.

           Je m’exécute. Il s’agit d’une étoffe noire opaque traversée de perles d’obsidienne brodées. Elle ne ressemble à aucun autre tissu, seulement des volutes d’ombres grouillant et me rappelant dans un frisson ce que cachaient les portes de la demeure d’Hadès.

           Je le pose sur ma tête.

           Aussitôt, les ombres coulent le long de mon corps, se poursuivant jusqu’au sol. Elles m’habillent entièrement, dansant. Puis, elles se stabilisent en une tenue complexe que je commence à regarder avant que Mélania ne m’interrompe.

— Tu auras tout le temps de la regarder plus tard. Le voile devant tes yeux possède un sort dissipant les illusions. Normalement, tu peux voir la falaise sous un autre angle.

           Mes yeux s’écarquillent déjà en remarquant que je me tiens juste à côté d’une lanterne ouvragée grimpant dans le ciel et illuminée de feu. Jusque-là, je ne la voyais pas.

           En face de moi, une autre se trouve. Puis d’autres. Elles constituent un chemin, reconnaissable au sol changeant d’ailleurs à cet endroit. Constitué d’œil de tigre, il mène à la falaise.

           Cette dernière est méconnaissable.

           Dans la roche, des escaliers ont été taillés, des portes ouvragées, des statues de divinités ainsi que des balcons. Il y a un instant, tout cela n’était que pierres rugueuses et non polies.

— Si tu veux bien me suivre, déclare Mélania. Toji doit se préparer pour le diner et je pense que cette tâche te revient naturellement.

           Mon cœur fait un bond. Je doute que préparer Toji pour le diner soit une bonne idée.

           Mais je la suis.
















j'espère que ce chapitre
vous aura plu !

ça m'a fait du bien de
revenir cette semaine
pour la partie 3 !


















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