𝐂𝐇𝐀𝐏𝐈𝐓𝐑𝐄 𝟔𝟑








𝐂 𝐇 𝐀 𝐏 𝐈 𝐓 𝐑 𝐄   𝟔 𝟑
























— Je dois m’avouer curieuse.

           Mes pieds s’enfoncent à peine dans l’étendue de sable grenat avant de se soulever aussitôt. Mes pas sont légers, me menant à cette silhouette massive. Mon sourire aussi.

           Il y a quelques heures encore, je me serais imaginée plus paniquée à cette vision. Le corps tremblant, la gorge sèche, la peur au ventre, tel est le tableau que ma psyché dressait dans mon esprit perturbé.

           Cependant, l’os ensanglanté abandonné de l’autre côté de la cavité, complètement désarmée, je m’avance doucement. Sans aucune crainte par rapport à l’avenir, ne me souciant guère du danger.

           Mon pas est léger au-dessus des timbales lourdes de la guerre. Mon cœur bat avec allégresse dans le concert des morts s’effondrant. Mon sourire se fait franc lorsqu’il surplombe la mare de sang.

— A qui ai-je à faire ?

           Face à moi, il semble inchangé.

           Luisant sous les lueurs écarlates de la lune, le torse de Toji brille. Une épaisse couche de sueur fait danser quelques éclats de lumière sur ses imposants pectoraux ainsi que son ventre arrondi. Irrémédiablement, mon regard se trouve attiré par la cicatrice blanche zébrant son torse.

           Même s’il se tient de profil, ne m’accordant aucun regard, je la devine dans son intégralité.

— Il y a longtemps maintenant, tu as tenté de me prouver que tu n’avais rien à voir avec l’Ange de la Mort. Pour ce faire, tu as exhibé ton dos ne présentant aucune cicatrice de tes ailes.

           Un sourire étire doucement mes lèvres. J’ignorais tant de choses, à cette époque.

           Je n’étais qu’une femme ne comprenant pas la danse incertaine de son cœur lorsque le sombre duc pénétrait la même pièce qu’elle.

— Je t’ai accusé de simplement dissimuler la cicatrice et, pour me prouver que tu n’en étais pas capable, tu m’as montré celle zébrant ton torse…

           Un instant, ma main s’avance. Mais je la suspends aussitôt dans les airs, ma gorge se serrant.

           Je déteste la façon qu’a mon corps de se sentir attiré par le sien, quoi qu’il arrive.

           Les anciens ont beau dire que l’Ange de la Mort est né d’un désir de nous préserver, les fils des Moires se tissent peut-être en un seul lorsque leur regard se pose sur nous et l’univers semble évidemment déterminé à nous réunir… Je ne le connais pas. Et je n’oublie pas qu’il souhaitait me sacrifier lors de la Lune Noire.

           Une certaine méfiance m’anime. La seule chose qui a changé entre nous est la révélation de notre passé. Cependant, dans les faits, nous demeurons les mêmes êtres s’affrontant.

           Me tournant, je me place juste à côté de lui. Il n’a pas réagi un seul instant à ma présence, continuant d’observer la guerre faisant rage, en bas.

           Je l’imite.

— Quelle est cette cicatrice, sur ta poitrine ? Refuses-tu de l’effacer ? Ou n’y arrives-tu pas, contrairement aux autres ?

           La cavité est large, presque interminable. En son bord, tout en relief, nous distinguons la naissance de la ville. Cette dernière se poursuit dans des tunnels, à perte de vue, plus loin.

           Cependant, ici, nous ne voyons que les étalages brisés du marchés ou le corps de quelques sisnasas s’éteint. Entre les couloirs de ces stands s’écroulent d’autres guerrières.

           Quelques portails savamment taillés en mosaïques, dans la pierre de falaise, semblent donner sur des maisons pratiquer à même la pierre. Je suppose que certains villageois s’y sont réfugiés, en sécurité.

           Giaa gronde un ordre et une dizaine de femmes s’effondrent. Hank mouline du poignet et la dague que vient de lancer une sisnasas s’enfonce dans un cercle de lumière apparaissant soudain avant de se reproduire juste derrière elle. L’arme en jaillit et transperce son propre dos.

           Novcahroon, elle, préfère le corps-à-corps.

— Qu’attends-tu, Toji ? je demande.

           Il ne répond pas.

— A qui ai-je à faire ? Une vision ? Une projection de l’âme qui se trouve en moi ? Ou le corps sans conviction que tu as laissé derrière toi en mourant ?

           Je me tourne à nouveau. Les rayons écarlates ravivent son visage droit. Je ne peux m’empêcher d’observer plus en détails ses pommettes hautes et son œil smaragdin.

           Il n’a pas cligné celui-ci depuis que je suis arrivée.

— Je vois…

           Mon cœur se serre. Si je me trouvais devant l’âme de Toji, devant lui, il aurait quelque chose d’humain. Là, il ne s’agit que de son enveloppe charnelle.

           Un rire triste me prend. Un instant, j’ai sincèrement cru l’avoir revu.

— Etrange… Lycus avait pourtant dit que tu m’attendais pour me tuer. Maintenant que je suis là, tu ne fais rien.

           Son regard demeure figé sur le nombre de morts s’élevant parmi les capuchons rouges. Je déglutis péniblement.

           Je sais ce qu’il se passe.

— Tu attends qu’elles se relèvent d’entre les morts, n’est-ce pas ?

           Il ne répond pas. Il ne le fera pas. Il n’est qu’un corps sans âme. Il ne m’entend même pas, vulgaire marionnette manipulée par la lune écarlate.

           Je ne sais même pas pourquoi il ne m’attaque pas. Peut-être reconnait-t-il son âme, en moi ? Peut-être est-t-il incapable de s’en prendre à ce qui a, un jour, été à lui ?

           En contrebas, Lynda et Mélania ont rejoint la mêlée. L’une chante des sons stridents que nous ne pouvons entendre tandis que l’autre joue de son fouet.

           A un endroit, ce dernier frappe un tissu qui s’enflamme. Le corps des femmes prise dans le bûcher s’éteint en des hurlements. Quelques particules écarlates grimpent dans les airs, jusqu’à nous.

           En contrebas, tout est à feu et à sang.

— C’est étrange comme cela m’indiffère, je chuchote en penchant la tête sur le côté.

           Un léger sourire étire mes lèvres.

— Je voulais à tout prix arriver ici pour leur prêter main forte. Et, maintenant que j’y suis… Je n’ai même plus la sensation que ce combat est le mien.

           Mon cœur bat lentement et mes muscles ne me démangent pas. Face à ce concert de désolation, je devrais penser aux villageois. L’envie d’accourir et les défendre devrait s’emparer de moi.

           Seulement je demeure là, détendue.

— Est-ce ce qu’ils ont ressenti, lorsqu’ils m’ont abandonnée en pâture à l’ennemi ? Lorsqu’ils m’ont envoyé sur cette île sous prétexte que j’avais osé les défendre ? Lorsqu’ils ont laissé les morts sortir de terre pour nous défigurer ?

           Ma gorge se serre tandis que, me tournant sur Toji, je le regarde insistance. Je sais qu’il ne me répondra pas alors je ne sais trop ce qui m’anime lorsque je déclare soudain :

— Et toi ? Qu’as-tu ressenti ?

           Depuis que le fragment de celle que j’étais, avant la cérémonie de l’Ash, m’est revenu, je me sens différente. Je n’ai aucun souvenir. Cependant ma façon d’appréhender les choses a évolué.

           Soudain, mon regard est attiré par quelque chose, au loin. De l’autre côté de la cavité, depuis la colline où est perchée la demeure de Sullyvan, par-delà l’eau turquoise.

           Des silhouettes.

           La première semble étonnamment épaisse. Je réalise alors qu’il s’agit d’un corps perché sur un autre, accroché au dos d’une femme. Cette dernière avance, tête haute, flanquée de la silhouette de deux félins.

           Meeva. Hector. Citrouille. Ménélas.

— Eh bien, ça alors…, je lance dans un sourire.

           Soudain, comme si la villa de Sullyvan n’avait attendu que mon regard pour tirer sa révérence, un craquement retentit. La terre tressaille.

           En un instant, la demeure s’écroule. Dans un nuage de sable grenat, voletant en une brume dissimulant le champ de bataille, elle s’effondre.

           Meeva est parvenue à s’en aller tout en maintenant son pouvoir. Puis, elle a rompu le charme afin d’économiser ses forces.

— J’espère que Lycus était encore dedans, je chuchote. Mais je n’y crois pas.

           La lune écarlate brille encore, au-dessus de moi. Cette ordure est bien vivante.

           Le groupe atteint la cavité. Meeva dépose Hector au sol. L’homme se laisse tomber dans le sable, incapable d’utiliser ses jambes gangrénées.

           Les trois autres empruntent les escaliers. La démarche de Meeva est souple, elle ne se presse pas. Devant elle, Ménélas et Citrouille se hâtent, débordant d’envie de décimer le restant de la population sisnasas.

           Une dizaine d’entre elles se pressent d’ailleurs en bas des marches, prêtes à leur barrer la route.

           D’un geste las, la Prêtresse Scorpion lève le bras.

           Aussitôt, le corps des ennemies se pétrifient. Citrouille et Ménélas les achèvent de leurs crocs aiguisés. Cette vision ne me plait pas.

— Je crois que je comprends pourquoi ce combat m’indiffère tant, finalement.

           Un rire me prend. Sinistre.

           Les téléportant dans les airs, Hank sacrifie trois sisnasas qui retombent, s’empalant sur des pierres. Novcahroon tord le cou de l’une d’elle quand Giaa ordonne au cœur de deux autres de cesser de battre.

— Il n’y a aucun doute sur l’issu de ces combats. Tout est si aisé pour eux. Je ne tremble même pas. Je sais qu’ils vaincront. Cela ne ressemble même pas à une guerre, juste à des jeux…

           Tout est si facile.

— Nous avons lutté sept jours, quand Lycus nous a attaqué.

           Un soupir me prend. Meeva, la main levée dans les airs et un air ennuyé sur ses traits, marche parmi les sisnasas se jetant sur elle pour l’attaquer.

           Aussitôt, elles se figent dans leur mouvement. Un coup de dague et la Prêtresse Scorpion les achève.

— Imagines-tu combien cela aurait été rapide, s’ils nous avaient aidé ?

           Quelque chose caresse ma joue. Une larme.

           Je l’essuie avec agacement.

— J’aimerais… J’aimerais que par pudeur, ils abandonnent cet air ennuyé lorsqu’ils se battent. J’aimerais qu’ils cessent de remuer comme si tout cela n’était qu’un jeu. J’aimerais un minimum de décence à l’égard de ceux qui n’ont pas réussi à les affronter. J’aimerais qu’ils cessent de croire qu’ils sont les égaux des Dieux.

           Mes poings se serrent tandis qu’un sourire désabusé étire les lèvres de Meeva. Une femme s’approche d’elle.

           Il y a quelques instants encore, elle était allongée sur le sol. Mais, doucement, elle l’a rejoint. La Prêtresse l’a vue mais, réarrangeant sa coiffure, ne lui accorde aucun intérêt.

           Elle sait qu’elle n’a besoin que d’un battement de cil pour la figer dans les airs.

— Qui croient-t-ils être ? je crache, me souvenant de ceux qui, à sa place, courraient en appelant à l’aide des Pages qui ne viendraient pas.

           Ma lèvre inférieure tremble. Elle lâche un rire provocant, encourageant la sisnasas à l’approcher.

           Et, distraitement, elle réarrange les perles ornant ses lèches ébènes. Par un instant elle ne don ne l’impression d’être sur un champ de bataille.

           Tout cela est trop… facile pour elle.

— Par tout l’Olympe, que quelqu’un lui montre qu’elle n’est pas une déesse, je crache.

           Mes poings se serrent. Elle rit. La chaleur de ma rage consume mes lèvres.

           Je tremble.

— MONTRE-LUI !

           Soudain, le silence.

           Engloutis dans les volutes de la guerre, les cris disparaissent. Les corps se figent. Les souffles se coupent. Un instant, il me semble que mon cœur refuse de battre.

           Les yeux écarquillés, Meeva fixe la sisnasas. Sa bouche s’ouvre, tentant de parler. Mais rien n’en sort.

           Dans la gorge de la Prêtresse est figée l’épée que la femme a enfoncée. Brutale, elle a pénétré sa chaire. Sans que le pouvoir de pétrification de la mage ne fonctionne, elle a agi.

           Sisnasas, mages, animaux, villageois… Nous tous cessons nos mouvements, observant la scène.

           Le pouvoir de Meeva n’a eu aucun effet.

           La sisnasas retire son épée dans un bruit de succion. Meeva reste debout quelques instants. Puis, ses genoux trouvent le sol. Un nuage de poussière se soulève à l’impact.

           Puis, elle s’effondre de tout son long.

           Morte.


















j'espère que ce chapitre
vous aura plu !































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