𝐂𝐇𝐀𝐏𝐈𝐓𝐑𝐄 𝟔𝟏








𝐂 𝐇 𝐀 𝐏 𝐈 𝐓 𝐑 𝐄   𝟔 𝟏



























           Les hurlements ont envahi la vallée, éclatant en chants guerriers sur les dunes de grenat, brûlant sous le soleil écarlate et tentant d’échapper au regard vigilant des Dieux. Seulement je sais qu’ils nous observent.

           Ils l’ont toujours fait.

           Lorsque les cadavres sont sortis de terre, cette fois-là. Lorsque Toji a escorté le cortège des sisnasas jusqu’aux portes des Enfers. Lorsque Lycus est apparue en ce même endroit, un peu plus tard. Lorsqu’il est remonté se battre. Lorsque ses bras ont rattrapé mon corps s’effondrant, harassé par la tâche.

           Ils l’ont toujours fait.

— SALETE DE SEP…

           La voix de mon assaillante meurt dans sa gorge quand, attrapant son capuchon rouge, je l’étrangle avec son propre vêtement. L’os que je tiens transperce sa gorge et mes genoux fléchissent aussitôt, évitant le coup par derrière que s’apprêtait à me porter une de ses collègues.

           Mes gestes sont naturels. Je ne réfléchis pas avant de les exécuter, comme si j’avais toujours été capable de telles prouesses.

           Une ombre dans mon dos. Je me baisse pour éviter le coup. Le souffle du vent à mon oreille. J’attrape la main qui fend l’air, à côté de mon oreille. Un rire avalé par les combats. L’os dans ma main égorge une silhouette filant à côté de moi.

           Déchaînée, je ne me contrôle plus.

           Dans mon pied se plantant dans le sable se trouve la genèse d’une vengeance. Dans mes bras fendant l’air s’élève la rumeur des combats. Dans ma voix caquetant des insultes résonne le chant des condamnés. Et la parade de la guerrière que j’exécute ne trouve son rythme qu’en la complainte des déchus.

— TUEZ-LA ! rugit une voix.

           Mon pied droit se plante dans le sable quand l’autre se lève. Traçant un arc dans les airs, il fait le tour de mon corps avant de frapper la tête de cette sisnasas. Elle s’effondre sur le sol. L’os ensanglanté dans ma main achève le travail.

           Ma main, illuminée des lueurs de la lune écarlate, semble plus vive encore.

— Bon sang, elles sont combien ? je marmonne.

           Autour de moi, le sable de grenat semble rubis par endroit. Des flaques de sang s’étendent sous le corps des femmes que je viens d’occire. Une dizaine, peut-être.

           Elles n’étaient que quatre, lorsque nous avons commencé les affrontements.

           Levant la tête, je regarde autour de moi. Un cercle de capuchons rouge s’est formé, m’enfermant. Le visage dissimulé sous des morceaux de tissu, les sisnasas m’empêchent de bouger. De leur corps, elles forment une cage.

           Si je veux m’en aller. Je vais devoir les affronter. Mais elles sont au moins une vingtaine.

           Un rire franchit mes lèvres.

— Un simple regard à vous autres me suffit à comprendre que vous vous reposez sur votre pouvoir, je crache.

           Elles ne répondent pas.

           Là, silencieuses, nombreuses et en cercle, la notion « d’Ordre » m’apparait plus facilement. Je les imagine bien, affublée de leurs capuches, anonymes, dans des cavernes souterraines, décidant de la meilleure manière de tuer les sephtis, à l’avenir.

— Lycus est plus forte que vous. Il lui suffit d’un geste de la main pour nécroser quelqu’un. Le tuer lentement ou même le priver de certaines parties de son corps, je chuchote.

           Mes pensées vont aux jambes inutilisables d’Hector, gangrénées. Il ne pourra plus jamais marcher.

— Mais vous, ce n’est pas votre cas. Vous devez tuer d’abord la personne pour ensuite jouer avec son cadavre en vous servant de votre pouvoir…

           Elles ne disent rien. Muettes. Impuissantes.

           Soumises aux ordres.

— Habituellement, cela ne vous dérange pas. Vous êtes face à des sephtis qui n’ont jamais reçu d’éducation militaire… Seulement, moi, à priori, malgré l’Ash, j’ai gardé quelques bribes de cette vie d’avant…

           Une silhouette remue dans l’assistance.

— Tu n’as rien gardé. Seulement retrouvé, sephtis.

           Je ne peux exactement dire quelle sisnasas a parlé. Qu’importe. Je m’en contrefiche.

— Si vous n’étiez pas sûre de vous faire terrasser, vous me fonceriez toutes dessus en même temps. Vous me tueriez… Mais la Prêtresse Nime doit sacrément vous foutre les jetons pour que vous vous contentiez de la regarder, à vingt contre une.

           Je jubile.

           La façon qu’a mon rire de sortir de mes lèvres, moqueur, ne m’est pas habituel. Sans m’être complètement étranger, il me donne l’impression que cela fait des siècles que je ne me suis pas esclaffée de la sorte.

— Vous ne pouvez pas me tuer à distance, comme votre maitresse. Il vous faut m’approcher. Mais vous ne pouvez pas… Parce que vous avez peur ?

           J’éclate de rire.

           La lune écarlate n’a aucun effet sur moi, ne me tue pas et Lycus n’a pas tenté de s’en prendre à moi. De plus, les sisnasas ont assuré qu’elle ne pouvait rien faire contre moi. Ce sont elles qui doivent me tuer, l’ancienne Prêtresse n’en a plus le pouvoir.

           Je suppose que son pacte avec Toji tient encore. Elle n’a toujours pas le droit de s’en prendre personnellement aux sephtis.

           Cela expliquerait d’ailleurs pourquoi, quand je l’ai poignardée lors de notre première rencontre, me présentant comme une sephtis, elle ne m’a pas tuée en retour ni n’est revenue plus tard finir le travail. Oui, cela donne logique au processus plus complexe — et vain — qu’elle a lancé pour me faire exécuter.

— Allez… Cessez donc de m’ennuyer, ce combat devient lassant.

           Je ne sais pas ce qu’il s’est produit, exactement. Mais depuis le décès de Toji, je me sens différente. Entière. Rageuse. Animée d’une colère d’une autre vie.

           Equilibrée.

           Soudain, un chant. Celui-ci est aigu, transcendant la rumeur des hurlements provenant de la ville souterraine. Dévorant les plaintes, il s’élève depuis le groupe de sisnasas m’entourant. Et je reconnais sa langue.

           Elfique.

— Oh les garces, je lâche dans un rire sinistre, secouant la tête.

           Les sephtis chantent la Complainte des Déchus lorsqu’ils s’apprêtent à mourir. Les sisnasas chantent l’Eryalis al Ormen lorsqu’elles s’apprêtent à tuer.

           Un rire sans joie franchit mes lèvres.

— Parfois, j’oublie que vous êtes de sacrés connasses… Et des lâches.

           Mais je n’ai pas le temps d’ajouter quoi que ce soit.

           Le chant se tait brutalement. Aussitôt remplacé par un cri. Un hurlement guerrier qu’elles poussent toutes.

           Et, criant à plein poumons, elles accourent en ma direction.

           A la manière d’une meute enragée, elles courent. Leurs jupons écarlates se soulèvent de la même manière, rappelant une cascade ensanglantée, quand elles s’approchent. Leurs pas sont précipités.

           Une vingtaine de guerrières courent en un cercle se refermant sur moi.

           Elles comptent toutes m’attaquer en même temps.

           J’observe l’os ensanglanté dans ma main et l’hémoglobine sous mes ongles. J’ai beau avoir confiance en mes capacités, je peine à croire que cela suffise.

           Je regarde à mes pieds. Des mains dépassent encore du sol, tentant d’en sortir. Mais je n’ai pas le temps d’en arracher les os.

           Tant pis.

— Il y a des jours comme ça…

           Là-dessus, je fléchis les genoux. Mes yeux analysent rapidement le cercle, tentant de discerner qui sera la première à m’atteindre.

           Elles se rapprochent. Ce n’est plus qu’une question de secondes, maintenant. Cinq.

           Cinq. Dans ma main, l’os poisseux glisse. Quatre. A mes oreilles, les hurlements rageurs résonnent. Trois. Ma vue n’est plus qu’un kaléidoscope d’éclats rouges.  Deux. Un goût métallique se répand dans ma bouche, annonçant le début d’un combat violent. Un. Le parfum âpre du sang éclatant le métal seconde le fumet de la chaire carbonisée.

           Zéro.

           Soudain, un tremblement. Sous mes pieds, la terre respire, tressaute, tousse. Les corps des sisnasas sont brutalement balayés en arrière. Comme frappées d’un vent violent, elles sont envoyées au loin. On eut dit que le sol lui-même venait de les rejeter.

           Le sol…

— Gaïa ? j’appelle, incertaine.

— Absolument pas.

           Brutalement, je me retourne vers cette voix familière.

           Au sommet d’une silhouette de guerrière imposante drapée d’un tissu d’argent, le visage de Mélania me regarde. Fille de Prométhée, ses origines titanesques se devinent dans les taches blanches parsemant sa peau noire. Elles recouvrent un nez en trompette lui conférant un air mignon tranchant abruptement avec ses sourcils froncés.

           Le demi-titane m’observe furieusement, son fouet de feu enroulé autour de son corps sans brûler sa peau. Je devine qu’elle vient de frapper le sol avec, faisant voler les corps des femmes au loin.

           Je l’ai déjà vue s’en servir, peu de temps après ma rencontre avec Toji. Elle en a enroulé son animal de compagnie, la créature responsable du meurtre des sisnasas.

           Je ne comprends toujours pas pourquoi le noiraud m’avait emmené enquêter sur ses meurtres, d’ailleurs. Il savait qu’il en était le responsable.

           Ma gorge se noue. Revoir cette femme me rappelle bien des choses.

— Es-tu stupide ? crache-t-elle. Qui t’a fait croire que tu pouva…

— Merci de t’être occupée d’elles. Elles m’ennuyaient, je la coupe.

           Je n’ai pas besoin d’un sermon sur le fait que seule contre vingt, même réanimée de mes capacités d’antan, je ne fais pas le poids.

— Nous devons aller dans la ville souterraine pour protéger la population. Ce n’est pas négociable.

           Mélania me regarde la doubler, continuant de dévaler la dune de sable de grenat menant au lac. Je sens son regard sur moi.

           Elle m’interpelle soudain :

— Ce n’est pas parce que celle que tu étais avant la cérémonie t’es revenue que tu dois te montrer inconsciente. Tu as saisi ta puissance cachée, Nime. Mais ne fais rien de débile.

           M’arrêtant de marcher, je lui lance un regard par-dessus mon épaule. Elle m’observe calmement, peu inquiétée par mon allure agacée.

           Je la fusille du regard.

— Ce n’est pas inconscient que de vouloir aid…

— As-tu au moins compris pourquoi, soudainement, tes facultés te sont revenues ? lâche-t-elle. Saisis-tu au moins l’étrange coïncidence ?

           Je ne réponds pas.

           Ses sourcils froncés sont posés sur moi. Elle devine que j’ai compris mais ne souhaite le dire à voix-haute.

— Toji était ton âme-sœur. Lors de la cérémonie de l’Ash, ta vie ne s’est pas miraculeusement effacée, elle s’est retirée. Dans un endroit d’où personne ne pourrait l’en déloger, à l’abris.

           Mes poings se serrent.

— Ta vie est partie se réfugier chez ton âme-sœur. Chez Toji, en lui, dans les profondeurs de son être. Et cela explique pourquoi il a toujours senti ce besoin de revenir vers toi, comme si tu étais un phare. Sur l’Île Lycus, il t’a rattrapée dans ses bras avant de te contempler toute une nuit, après les meurtres des sisnasas, il t’a demandé d’enquêter à ses côtés, un prétexte pour passer du temps avec toi.

           Mon cœur bat avec force et je tremble.

— Cela explique aussi pourquoi, alors qu’il t’avait oubliée, il te reconnaissait d’une certaine façon. Il était incapable de reconnaitre ton visage, ton signe ou ton prénom… Mais tu lui étais familière. Et il avait besoin d’être près de toi, insiste-t-elle.

           Mes paupières se ferment avant de se gonfler de larmes chaudes.

           Mon cœur bat trop violemment. Il me fait mal. Que quelqu’un la fasse taire…

— Si tu as retrouvé les facultés de la Prêtresse Nime, c’est parce que cette partie-là de toi t’es revenue ! gronde Mélania. Parce que l’endroit où elle avait pris refuge n’existe plus ! Parce que Toji est mort !

           Mes épaules tremblent.

— ALORS TRAITES BIEN SON SACRIFICE !

           Dans son hurlement, puissant, j’entends distinctement ses origines divines. Titanesque, sa voix s’impose à ma personne. J’éclate.

           Un rire franchit mes lèvres soudain.

           Ma main se pose sur mon cœur tandis que je me sens légère.

           J’ai compris.

— Qu’est-ce qui ne va pas, chez toi ? lâche-t-elle. Pourquoi rire ?

— Une âme ne se perd pas… Elle se réfugie simplement ailleurs. La mienne s’est réfugiée en partie chez Toji lors de la cérémonie de l’Ash…

           Inquiète, Mélania fixe mes yeux écarquillés.

— Il est là depuis tout à l’heure. Juste ici…

           Mes mains saisissent ma tête quand j’éclate de rire.

— J’ai lancé des sorts que seul Toji peut lancer. J’ai entendu sa voix me répondre quand personne ne pouvait l’entendre aussi… Parce que sa voix ne vient pas d’ailleurs mais de moi.

           Un rire franchit mes lèvres. Presque violent.

— Enfin… Que dis-tu ? demande-t-elle.

— Quand Toji est mort, il n’y a pas que mon âme qui est revenue dans mon corps. Il y a la sienne aussi.

           Là est la raison pour laquelle j’ai pu brûler les sisnasas alors que c’est son pouvoir, pourquoi mon sang est blanc, pourquoi j’entends sa voix, dans ma tête…

— Toji est cliniquement mort, son cœur ne bat plus… Mais son âme a survécu.

           Un frisson me prend.

— Et elle est en moi.

           Mélania semble enfin comprendre.

— Ce n’est pas nécessairement une bonne chose. Cela signifie que pour la libérer et qu’elle retourne à son propriétaire, il te faudra mourir.

           En effet. Tout nécessite un sacrifice. Toji est là, en moi. Mais si je veux le revoir, le prendre dans mes bras, l’embrasser, je vais devoir subir ce qu’il a subi pour que je redevienne la Prêtresse Nime.

           Un soupir franchit mes lèvres.

— Nous verrons au moment venu. Nous avons des gens à protéger.

           Le visage à nouveau fermé, je reprends mon chemin. Dans mon dos, je vois l’ombre de Mélania commencer à bouger, elle aussi.

           Et, lorsque j’atteins le lac, la voix de Toji résonne :

« A bientôt, ma douce. »


















j'espère que ce chapitre
vous aura plu !

rassuré.e pour toji ?




















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