𝐂𝐇𝐀𝐏𝐈𝐓𝐑𝐄 𝟏𝟖









𝐂 𝐇 𝐀 𝐏 𝐈 𝐓 𝐑 𝐄  1 8


















            JE NE VOULAIS pas le faire. Mais nous avions tiré à la courte paille et j’avais perdu.

            Plantée au milieu de la foule amassée autour de la place du village, je regarde d’un air absent les danseuses. Ces dernières tournoient devant la gigantesque sculpture de glace à l’effigie de Lycus, usant de tissus bleus représentant l’eau qu’elles agitent dans leur sillage.

            Soit, j’ai affirmé que je ne mettrais pas les pieds à cette fête et mon intention était ferme, à ce moment-là. Cependant mes souvenirs m’ont taraudée et je n’ai pu m’empêcher de rendre une petite visite à ces villageois.

            Tout en les regardant festoyer, les souvenirs de cette nuit-là me reviennent.

            Les cadavres ambulant avaient décimé la moitié de notre population et les rares survivants se retranchaient en groupes dans des champs entourés de graines inflammables. Des barrières de feu s’érigeaient autour de nous, nous protégeant, les morts-vivants craignant les flammes.

            Nous sommes restés là un certain moment. Cependant les réserves d’eau et de nourritures s’épuisaient. Mes connaissances en botanique ne suffisaient pas à soigner certaines plaies. Il nous fallait retourner au village, prendre refuge dans des maisons garnies de mets, trouver des livres…

            Ce qui était impossible. Les cadavres nous attendaient, derrière la barrière, prêts à sauter sur la moindre forme de vie et la réduire en lambeaux.

            L’un d’entre nous a demandé qui serait prêt à faire diversion, se mettre à courir et attirer les morts-vivants assez loin pour que les autres partent. Personne n’a répondu. Personne n’était prêt. Personne ne s’était battu aussi longtemps dans l’optique de mourir.

            Alors nous avons tiré à la courte paille. Et j’ai perdu.

            J’ai longuement pleuré, je les ai supplié de trouver un autre moyen, j’étais terrifiée à l’idée de me lancer dans une mort certaine. Aucun ne m’a écoutée, trop soulagés de ne pas être à ma place.

            J’étais entourée. Mais jamais je ne me suis sentie aussi seule.

            Ces personnes que je côtoyais depuis si longtemps, cette fille qui disait avoir un béguin pour moi, cette femme qui avait murmuré, les larmes aux yeux, que je lui rappelais son enfant, ce garçon qui prétendait qu’il ne laisserait aucune fille se sacrifier pour lui… Nul ne m’a apaisée, ne m’a aidée à affronter cette épreuve.

            Je pleurais lorsqu’ils m’ont amenée au bord du cercle de flammes. Il leur restait encre quelques graines avec lesquelles ils ont tracé deux lignes. Une à ma droite, une à ma gauche, qu’ils enflammaient au fur et à mesure, créant un couloir qui sortait du cercle.

            Les morts-vivants, voyant que des personnes se déplaçaient, s’étaient tous mis de ce côté du cercle. Mais ils demeuraient assez éloignés, craignant le feu. De l’autre côté, le groupe s’apprêtait à sortir, profitant que les cadavres soient loin d’eux.

            J’ai tenté de débattre. Je leur ai dit que le couloir qu’ils avaient créé attirait assez l’attention pour faire distraction et qu’on puisse tous s’en aller de l’autre côté. Mais ils m’ont rétorqué que si nous nous échappions tous en même temps, ils feraient simplement demi-tour.

            Non. Il fallait que quelqu’un sorte de ce couloir de flammes prêt duquel ils se trouvaient. Que cette personne se mette à courir pour qu’ils la poursuivent. Là, ils seraient beaucoup trop distraits pour réaliser que le reste du groupe s’en allait de l’autre côté.

            Un sacrifice devait être fait.

            Le mien.

            Je n’ai cessé de pleurer en les regardant se préparer à sortir. Je marchais en tremblant jusqu’au bord du couloir. Si je n’étais pas déshydratée, je me serais sûrement faite dessus. Je ne sais même pas d’où provenaient mes larmes — peut-être étaient-t-elles une hallucination.

            Un sifflement a retenti. Le signal. Je me suis mise à courir.

            J’aurais pu refuser. Rester planter là. Mais ils seraient revenus me tuer en guise de représailles, ils me l’avaient promis.

            Soit je mourrais sous les crocs des morts. Soit je mourrais sous les coups des vivants.

            En tant que sephtis, j’avais vécu bien des situations qui m’avaient fait comprendre que ma vie ne valait pas grand-chose. Mais celle-ci a sans doute été la pire de toute. Car nous étions censés ne rien valoir, ensemble.

            Cependant même là, ma vie n’avait plus de sens. Une seule utilité, sa fin.

            Alors j’ai couru. Je les entendais me poursuivre. Je ne les voyais pas. Mes yeux étaient rivés sur une colline, au loin. Mes pieds frappaient le sol à toute vitesse. Je ne respirais presque plus. Mais je n’en avais que faire. Je devais aller plus loin. Je devais rejoindre les collines.

            Je n’avais jamais vu les cadavres grimper. Je savais que, dans une descente, ils tombaient et roulaient sur eux-mêmes jusqu’au sol. Mais je ne savais pas s’ils étaient capables de monter.

            La colline était mon dernier espoir. Si j’atteignais son sommet, je pouvais peut-être être sauvée.

            Alors j’ai couru. Encore. Toujours plus loin. Malgré la douleur, la peur et la rage. J’ai couru.

            J’ai atteint la colline et n’ai même pas chuté en la grimpant. Je suppose que l’adrénaline m’a fait oublier combien j’étais affaiblie. Je suis arrivée au sommet. Je me suis retournée.

            Ils étaient en train de gravir cette putain de colline. Ils y arrivaient. Rampant, ils se déplaçaient à la manière de crabes sur le flanc du mont.

            Quelque chose s’est rompu en moi, à jamais, à cette vision.

            Mes jambes ont cédé sous mon poids et je me suis écroulée, m’avouant vaincue. Je me suis laissée tomber, prête à mourir sous les crocs de ces cadavres. Au loin, je voyais le groupe s’en aller et, malgré ma peine, j’ai trouvé réconfort dans l’idée qu’ils avaient survécu.

            Alors je me suis effondrée. J’étais prête à sentir mon corps percuter le sol.

            Un bras s’est glissé sous mon dos. Ma chute a été entravée. Entre mes paupières à demi closes, il m’a semblé distingué de gigantesques ailes de corbeaux brillant dans la nuit. Je me suis dit qu’il s’agissait de Némésis. Que les dieux ne m’avaient pas abandonnée. Qu’elle était venue me sauver.

            Et elle l’a fait. D’un hurlement, elle a créé un feu qui a dévasté ces cadavres, se propageant loin sur les terres et bouffant chaque parasite.

            Au sommet de cette colline, tout en me portant à l’aide de son bras puissant, elle m’a sauvée.

            Je n’étais pas sûre qu’il s’agissait bien de Némésis. Jusqu’au jour où elle m’est apparue en rêve. Depuis, régulièrement, elle me convoque dans mes songes.

            Là est la raison pour laquelle je ne crois pas que les dieux aient abandonné les sephtis. L’un d’entre eux nous a sauvé, ce jour-là.

            Lycus a justifié ses actes, ce massacre, par la haine que les déités sont censées ressentir à notre égard. Mais il ne s’agit-là que de foutaises.

            Je regarde à nouveau les danseuses devant la statue. Leurs mouvements se taisent au rythme des tambours. Elles ont fini. Un concerto d’applaudissements retentit et elles regagnent leur place.

            Je m’avance sur la place du village. Aussitôt, le silence se fait.

            Tous m’observent tandis que je marche, un large sceptre de bois ponctuant le moindre de mes pas. Je ne me sers que très rarement de ce dernier : seulement lors de ces cérémonies. Au milieu de ces bois entrelacés, une pierre violette brille.

            De l’améthyste.

— L’une d’entre vous, je lâche avec force dans la nuit illuminée de flammes bleues, m’a fait remarquer que jamais je ne daignais honorer les traditions cancers.

            L’intéressée acquiesce, gonflant le torse. Tous autour semblent se dandiner d’excitation.

— Il s’agit-là d’une erreur de ma part que je compte aujourd’hui rectifier. Car tous parmi vous méritent un présent.

            Quelques applaudissements retentissent, que je les fais taire d’un geste de la main. Ma tunique blanche brille presque à la lueur des flammes bleues.

            Je crois que je ressemble aussi à une prêtresse, ainsi vêtue et écoutée.

— Aux Lions, j’ai enseigné la grâce. Au Sagittaire, la justice. Aux Béliers, la force.

            Chacune des cérémonies que je tiens est empreinte de magie. Mes rituels sont demandés car ils ont des effets.

— Aux Capricornes, j’ai enseigné la patience. Aux Vierges, j’ai enseigné la foi. Aux Taureaux, j’ai enseigné la joie.

            Tous obtiennent de quoi les apaiser durant un temps.

— Au Balance, j’ai enseigné la fidélité. Aux Verseaux, j’ai enseigné le rythme. Aux Gémeaux, j’ai enseigné la tactique.

            Tous acquiescent dans l’assistance. Je les sens pressé d’obtenir leurs cadeaux.

— Aux Scorpions, j’ai enseigné la patience. Aux Poissons, j’ai enseigné le calme.

            Tournoyant devant la haute statue de Lycus, je ne lui accorde aucun regard.

— Aussi est-t-il important maintenant que je donne quelque chose aux cancers.

            Ils acquiescent.

— Il serait grand temps ! cri l’un d’eux.

            Des rires lui répondent ainsi que quelques sifflements d’approbation. J’acquiesce, me permettant même un sourire.

            Mes mouvements sont lents, gracieux. Je donne la sensation de flotter dans l’eau, ma robe blanche s’agitant autour de moi et mon sourire ornant délicatement mes traits. Au loin, un musicien se met même à jouer de la harpe.

            Le son est doux, mélodieux. Mes pieds se déplacent tandis que je danse. Mon pied fend l’air, mes bras jouent à leur tour, mon sceptre suit la cadence tandis que des tambours se mettent à jouer, ponctuant mes mouvements.

            Enchainant roléponteira et bensao, j’exécute avec soin les mouvements de capoeira provenant d’un empire lointain au nôtre, une danse se mêlant aux combats.

            Le rythme se fait plus saccadé. Je bouge avec force mais fluidité, suivant le rythme assidument. Les souffles se coupent tandis que je roule et saute.

            Soudain, mon corps se fige dans une posture acrobatique. Le silence se fait, brutal. La musique s’est tue. Tous m’observent, abasourdi.

            Car au bout de mon bras tendu se trouve le sceptre que je viens d’abattre sur la sculpture de glace. Des zébrures l’entourent et les lézardes se prolongent le long de la statue.

            Je retire mon sceptre avec force. Des hurlements retentissent quand la statue s’effondre en mille morceaux derrière moi. Le fracas est immense, semblable à du verre brisé. Mais je ne bouge pas d’un iota, ignorant les débris de glace fouettant mes mollets.

            La sculpture de glace à l’effigie de Lycus git sur le sol, réduite à néant.

            Le silence revient. Debout parmi les débris, je déclare avec force :

— Aujourd’hui, j’enseigne aux cancers le respect.





























voici le dix-huitième chapitre
de cette fanfiction !

j'espère que ça vous a plu !


















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