7.

   Le bois de l'escalier grince sous mon poids. De fines particules de poussière s'échappent des poutres crevassées. Une trappe en bois est aménagée dans le plafond, en haut des marches. Elle est fermée. Je m'arrête.

   Avec un soupir, l'homme passe son bras devant moi et, d'un geste impatient, soulève la trappe. Elle dessine un grand arc et retombe lourdement sur le sol, de l'autre côté, avec un bruit retentissant.

   — Allez, avance.

   M'empoignant rudement par l'épaule, il me pousse vers les dernières marches de l'escalier.

   Il a l'air étrangement ennuyé. Comme s'il voulait vite en finir. En finir... ?

   « Il faut que j'me tire d'ici. Et tout de suite ! »

   Au moment où je vais faire volte-face et lui asséner un coup, je me rends compte que je me trouve dans un salon. Abasourdi, je le balaie du regard. Il n'y a pas de lumière. En dépit de la pénombre, je peux aisément distinguer une table basse au milieu de la pièce, un grand canapé, deux chaises, une télévision et une porte vitrée. Je vois les premières étoiles de la nuit au travers. Elle mène tout droit à la sortie.

   « C'est maintenant ou jamais ! »

   — N'y compte pas.

   Sur ces mots, je vois l'homme soulever un pan de sa chemise. La crosse d'un revolver apparaît alors. Il doit voir mon air catastrophé car je distingue un sourire satisfait étirer son visage. Il me traîne sur quelques mètres de plus, puis ouvre une porte et me conduit à l'intérieur d'une pièce éclairée.

   De nouveau, la lumière me fait mal aux yeux. Je plisse les paupières. J'ai à peine le temps de constater que je me trouve dans une sorte de cuisine que l'homme m'entraîne jusqu'à une chaise.

   — Assieds-toi.

   J'obéis, et je l'entends refermer la porte derrière lui.

   Deux hommes sont assis en face de moi. Une table où est posé un cendrier nous sépare. L'un d'eux tient une cigarette tandis que l'autre, masqué, se presse de l'allumer. Ce n'est qu'après avoir tourné la tête sur ma gauche que je note la présence d'un troisième. Il est assis sur un tabouret, posté dans le coin. Il tient un ordinateur portable sur ses genoux et semble trop absorbé par l'écran pour remarquer ma présence.

   L'homme à la cigarette tire une profonde bouffée puis la recrache sans jamais lever les yeux vers moi. Je regarde l'épaisse fumée flotter jusqu'au plafond, avant de se perdre quelque part dans la pièce.

   — Ton nom ?

   Je tressaille.

   — T'es muet ?

   — Non !

   « Ils commencent sérieusement à me faire chier avec ces questions ! »

   — J'ai pas le temps, gamin. Alors dépêche-toi de...

   — Pas avant que vous n'ayez répondu à mes questions !

   Peut-être est-ce le fait de ne plus être enfermé ? J'ai envie de hurler ma peur et ma colère. Je n'en peux plus de rester sans savoir.

   — Pourquoi je suis là ? Et vous êtes qui, hein ? Qu'est-ce qu'il se passe ici ?

   Je me lève, renversant brutalement ma chaise, les mains ancrées dans la table. Je fulmine intérieurement.

   — Hé ! Boucle-la et rassieds-toi, tu veux ! lance l'homme avec le masque.

   — NON ! crié-je en frappant des deux poings sur la table.

   J'avais conscience d'agir comme un véritable gosse. Hurler et perdre mon sang-froid ne faisait pas partie de mes habitudes. Seulement, c'en était trop !

   — Je veux des réponses ! Maintenant !

   — Ta gueule, le môme ! Fais pas chier !

   Il se lève à son tour et, d'un geste à la fois rapide et précis, sort un pistolet qu'il pointe dans ma direction.

   — J'vais te descendre, t'entends ! Alors, rassieds-toi !

   Je sais qu'il ne bluffe pas. Il a l'air très sérieux. Je sens une sueur froide couler le long de mon dos.

   Du coin de l'œil, je vois l'homme avec l'ordinateur jeter un regard furtif à la scène. Il ne semble pas s'y intéresser plus que ça puisque déjà, je l'entends pianoter sur son clavier. Quant à celui à la cigarette, il reste parfaitement impassible.

   Malgré la menace de l'arme pointée sur moi, je n'en démords pas. Le cœur battant, les mains tremblantes, je soutiens le regard de l'homme masqué. J'ai peur mais je veux le pousser jusqu'à ses limites.

   « S'il voulait me tuer, il l'aurait déjà fait, non ? »

   Prenant une dernière grande bouffée, l'homme écrase sa cigarette dans le cendrier puis, se lève. Il longe la table d'un pas lent et bancal.

   « C'est donc lui qui m'avait apporté à manger. »

   Il s'arrête juste à côté de moi. Je me tourne et lui fais face en soutenant son regard, mes poings serrés, prêt à frapper. Il se penche légèrement pour que nos yeux soient à la même hauteur.

   Je le dévisage. Il doit avoir la quarantaine et a à peine une tête de plus que moi. Sa tenue lui donne des airs d'homme d'affaires, avec sa chemise bordeaux, son pantalon à bretelles et ses chaussures noires lustrées. Les traits de son visage, incroyablement détendus, lui donnent un air calme et serein. Il semble plus jeune malgré ses rides, ses paupières tombantes et ses cheveux déjà blancs, impeccablement coiffés en arrière. Ses yeux sont noirs. Sans pupilles, sans iris. Ils ne semblent pas refléter la lumière en dépit du fort éclairage de la pièce.

   — Je vais t'apprendre une chose, commence-t-il, en me soufflant la fumée au visage.

   Il se penche pour ramasser la chaise que j'ai faite tomber un peu plus tôt. Je ne décolle pas mon regard du sien. Il la remet en place avec une délicatesse perturbante puis, sans crier gare, saisit ma nuque et ma tête heurte violemment la table. Une douleur irradie tout mon crâne et mes yeux s'emplissent de larmes. Je sens l'odeur métallique du sang me gratter la gorge. Il m'empoigne par les cheveux et me fait relever la tête. Je crois entendre les os de mon cou craquer dangereusement.

   Choqué, sonné, je comprends à moitié les paroles qu'il me crache au visage.

   — Ici, c'est moi qui pose les questions ! Compris ?

   Et sur ce dernier mot, je sens de nouveau ma tête partir en avant. Elle percute une seconde fois la table de plein fouet. Un liquide chaud s'écoule de ma tempe et de mon nez. Du sang. Ma vue se trouble, mais je ne sais pas si c'est à cause des larmes ou du choc.

   « Il va me tuer ! Putain, j'vais crever ! »

   Ma tête est renversée en arrière. Je me prépare à un troisième coup – sans savoir si j'y survivrai –, mais il n'en fait rien. À la place, je le sens me jeter sur ma chaise comme si je n'étais qu'une poupée de chiffon. Elle émet un grincement, tangue, manque de tomber. J'ai le réflexe de me pencher légèrement en avant pour poser mes pieds au sol. Je me retrouve assis.

   Ma tête me lance terriblement. Le sang coule, me poisse le visage. Ma respiration est saccadée. Je ne peux plus bouger. Je suis dans un état second. D'un regard brumeux, je vois l'homme repartir de son pas inégal pour aller se rasseoir en face de moi. Il sort un paquet de cigarette de sa poche de pantalon, en cale une entre ses dents, avant de me tendre le paquet. Tremblant et nauséeux, j'en prends machinalement une entre mes doigts.

   L'homme masqué, qui est de nouveau assis lui aussi, se presse de sortir un briquet pour allumer celle de l'homme qui boîte. La scène a alors un aspect de déjà-vu. À nouveau l'homme tire sur sa cigarette et recrache de la fumée qui se dissout dans la pièce.

   — Ton nom ?

   Non, il y a quelque chose de changé. En posant cette question cette fois l'homme me fixe droit dans les yeux.

   Je réponds, la gorge serrée :

   — Davy... Mikaïl.

   — Épelle.

   J'obéis. J'entends alors l'homme à l'ordinateur taper sur son clavier à mesure que j'épelle mon nom et mon prénom.

   L'homme reprend une bouffée, fait un signe à celui masqué qui se lève et s'avance vers moi. J'essaie de ne pas montrer la panique qui s'empare de moi à ce moment.

   « Qu'est-ce qu'il fout ? Je leur ai répondu pourtant ! »

   Il s'arrête et me tend son briquet. Étonné, je le regarde sans le prendre.

   — Non. Aide-le.

   Je ne peux pas voir son visage, pourtant je jurerai que l'homme masqué grince des dents à cet ordre. Ses yeux bleus s'allument d'une lueur étrange, terrible. S'il avait pu, il m'aurait tué sur place. Je ne veux pas supporter son regard plus longtemps donc je glisse la cigarette dans ma bouche et lui se contente de l'allumer.

   — Ton âge ?

   Je tire une bouffée et manque de m'étouffer. Je n'ai pas l'habitude de beaucoup fumer et la sécheresse de ma gorge n'arrange pas les choses. Puis, petit à petit, je sens le coup de fouet de la nicotine m'envahir.

   — Dix-huit ans.

   — Travail ?

   — Je travaillais dans un petit commerce.

   Il recrache un nuage de fumée avant de poursuivre :

   — Tu veux savoir pourquoi tu es là ?

   Je ne réponds pas.

   — C'est simple. Le téléphone portable qui était sur toi, c'était pas le tien, j'me trompe ?

   Mon souffle se bloque. Instinctivement, je regarde la poche gauche de mon pantalon. Elle est vide.

   « Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt ? »

   — Alors ?

   — Non, c'est vrai.

   — Tu l'as volé ?

   — ... Oui.

   — Je me fiche de savoir pourquoi, comment et à qui. Sache juste que ça m'a fait perdre un temps précieux... Et je n'oublie jamais quand on m'a fait perdre mon temps.

   Je déglutis difficilement. Je ne comprends pas très bien où il voulait en venir.

   — Cela dit, reprend-il en tirant à nouveau sur sa cigarette, tu n'as pas froid aux yeux et ça me plaît bien. Alors je te laisse le choix de me poser la question que tu veux, j'y répondrai le plus honnêtement possible.

   « Hein ? »

   Je le regarde, abasourdi. Je n'arrive pas à déterminer s'il est sérieux ou s'il se moque de moi. Les deux hommes aussi semblent troublés par cette proposition. Je crois même entendre le masqué lui souffler :

   — Patron ?

   Il ne prête aucune attention à ses deux hommes et continue de me fixer. Il semble même sourire d'un air amical. Comme si nous étions de vieilles connaissances qui nous retrouvions pour discuter autour d'une clope.

   « Il est cinglé ? »

   Ma main tremble lorsque j'apporte la cigarette à mes lèvres. Peut-être est-ce parce que ma tête me fait mal et que je suis encore dans les vapes, mais je demande :

   — Quand est-ce que je pourrai sortir d'ici ?

   — Tu sortiras, quand l'heure sera venue, Mikaïl.

   Jamais je n'oublierai ces mots.

   Me voilà de retour dans ma cave. Je presse le mouchoir sur ma tempe toujours ensanglantée. Est-ce que j'ai dit ma cave ?

   Je me laisse tomber dos contre le mur. J'entends toujours les grattements. Ils sont moins forts qu'avant. Je me recroqueville. Je ne veux plus savoir qui en est l'auteur. Je ne veux plus me préoccuper de rien.
Je les entends encore, puis... plus rien.

   Les bruits se sont arrêtés.


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