🌻 Chapitre 28- Rêves d'enfant

-Ah, Joyce... Te voilà.

Voilà l'accueil auquel j'ai droit de la part de ma tante Rosa alors que je m'introduis dans le salon.

Il a été convenu qu'elle et moi nous retrouvions pour discuter de certaines choses. Ça constitue une assez grande réussite étant donné que ma tante n'est pas quelqu'un qui se libère facilement de son emploi du temps hyper chargé. Et surtout, je suis satisfaite d'avoir enfin droit à un moment de qualité avec elle.

Ça a pris le temps que ça a pris, mais nous y voilà.

Je m'avance vers le canapé, là où ma tante est déjà installée avec une télécommande à la main. Pour une fois, elle est vêtue d'une tenue décontractée. Elle porte un jogging beige et a des chaussons de la même couleur. Tout cela change énormément de ses tenues tape-à-l'œil. Enfin, si l'on omet la bague ornée d'un rubis qu'elle porte à l'annulaire.

Ce n'est qu'en tournant mon regard derrière moi que je constate que la télévision est allumée. Il s'agit en réalité d'une vidéo mise en pause. L'image est légèrement brouillée, signe que la vidéo a été prise il y a un moment. Et par "un moment", je veux dire "au moins quarante ans". L'image renvoie un arbre dont les feuilles commencent à tomber, et le ciel gris présent laisse à penser que la vidéo a été tournée en automne.

-De quoi tu voulais me parler, tante Rosa ?

Cette dernière ne détourne pas son regard de l'écran. Cependant, son visage devient encore plus songeur.

-Je voulais te montrer quelques trucs. Sur ta mère et moi.

Je me fige aussitôt. Ma tante compte sûrement me faire des souvenirs qu'elle a avec ma mère et avec un peu de chance, elle m'expliquera pourquoi elles se sont perdues de vue. Je me souviens de la photo que Taylor m'a montré le jour de mon arrivée, celle où l'on voyait ma tante en compagnie de ma mère, alors que cette dernière venait de recevoir son diplôme. Peut-être est-ce après ce moment-là qu'elles ont commencé à s'éloigner l'une de l'autre.

Sans plus attendre, Rosa fait démarrer la vidéo. Je vois la caméra bouger un peu dans tous les sens, avant qu'elle ne se baisse pour montrer une fillette que je reconnais sans peine. Malgré son visage d'enfant, ses cheveux crépus coiffés en pompon, et ses barrettes roses ornant son crâne, elle avait des yeux perçants qui donnent l'impression qu'elle sonde l'âme de quiconque la regarde. Rien qu'à l'expression de son visage, on croirait voir en elle une adulte dans un corps d'enfant.

-C'était moi, ça, me dit-elle comme pour confirmer mes pensées.

-Tu avais quel âge?

-Onze ans. Je venais d'entrer en Sixième.

Sur la vidéo, le bruit du vent est perceptible, mais cela ne m'empêche pas une voix d'homme de se faire entendre.

-Rosa chérie, qu'est-ce que tu voudrais faire, plus tard ?

Le visage de Mini Rosa se fend d'un petit sourire alors qu'elle commence à se dandiner.

-Je veux devenir une grande actrice.

Elle est aussitôt rejointe d'une mini tornade qui se rue vers elle en la serrant dans ses bras. Il s'agit d'une fille plus jeune que Mini Rosa qui avait la même coiffure qu'elle, à part les barrettes qui sont, elles, de couleur orange. Lorsqu'elle lève les yeux vers la caméra, son visage arbore une expression lumineuse. Ses yeux pétillent de malice et son sourire en coin lui donne un air de chipie.

Je la reconnais sans difficulté.

-Maman...

Ça me fait tellement bizarre de la voir ainsi, d'autant que j'ai rarement vu de photo ou de vidéo d'elle en compagnie de ma tante...

-Elle venait d'avoir sept ans, me dit Rosa d'une voix lointaine. Elle a toujours été pleine d'énergie.

A peine achève-t-elle sa phrase que la version enfant de ma mère lance joyeusement:

-Moi plus tard, je serai la première femme noire à être présidente des États-Unis !

Derrière la caméra, l'homme les filmant éclate de rire.

-C'est très bien, ça, ma petite Mariah. Je voterai pour toi sans hésitation !

C'est au tour de Mini Mariah de rire.

-Super, merci papa !

La caméra fait alors un dézoome tandis qu'une femme à la peau brune fait son apparition juste derrière ma mère et ma tante. Ses longues mèches noires sont placées sur son épaule droite, et son crâne est orné d'un foulard couleur jaune miel avec des motifs rouges et verts.

-Qu'en dis-tu, ma chérie? demande l'homme derrière la caméra - mon grand-père maternel, donc. Elles sont pas extraordinaires, nos filles?

La femme - ma grand-mère maternelle - s'accroupit pour être de la même taille que ma mère et ma tante. Elle passe un bras autour de leurs épaules avant de dire dans un sourire fier:

-Oui, nous avons les meilleures filles au monde.

Là-dessus, Mini Mariah se jette à son cou pour la prendre dans ses bras. Mini Rosa, elle, se contente de se blottir contre elle, et la vidéo s'arrête là.

-Tu n'as pas connu tes grands-parents Clive et Rosemary Jones, me dit tante Rosa, mais eux ont pu te voir en photo quand tu étais bébé.

-Nan, sérieux?

C'est tout de même une drôle de sensation de se dire que des personnes qu'on n'a jamais connu nous ont vu alors que nous n'étions même pas au courant de ça.

-Et... qu'est-ce qui leur est arrivé?

Le visage de ma tante s'assombrit.

-Ta grand-mère est morte d'une leucémie. Et ton grand-père, qui avait des problèmes cardiaques, ne l'a pas supporté.

Choquée par cette révélation, je ne peux que murmurer un "Oh" consterné. Ma mère aussi souffrait de problèmes cardiaques. Quand mon père est mort, le choc de sa disparition n'a fait qu'aggraver ces problèmes en question. Et savoir que ma mère et son père avant elle sont morts de la même façon me trouble profondément.

J'ai entendu dire que les problèmes cardiaques étaient héréditaires. Par miracle, aucun médecin n'a détecté de signe me prédisposant à souffrir de ce trouble. Mais si j'ai des enfants, il se pourrait que l'un d'entre eux hérite d'une telle chose...

Le simple fait d'y penser me donne le cafard. Mais heureusement, la voix de Rosa me ramène au présent.

-Nos prénoms ont été inspirés de celui de ta grand-mère, d'ailleurs. Une idée de ton grand-père.

-Ah oui, je vois. Rosemary, Rosa et Mariah... C'est original, ma foi.

Faisant défiler les vidéos avec la télécommande, Rosa tombe sur une vidéo de ma mère et d'elle-même, un peu plus âgées que dans la vidéo précédente, dans ce qui semble être la cuisine. Assises sur des tabourets, elles sont en train de couper du gombo en fredonnant la chanson qui passe à la radio que je reconnais. Il s'agit de Mr. Big Stuff de Jean Knight. A un moment donné, elles se lèvent de leur tabouret pour entamer quelques pas de danse.

En voyant ça, je ris légèrement. Tout ça me fait penser à la fois où nous avions cuisiné des frites de patates douces avec Taylor pour Thanksgiving. C'est drôle de voir comment notre comportement respectif reflète celui de nos mères à chacune, ma tante ayant un caractère plus méfiant et ma mère étant plus extravertie.

-Nous préparions un repas pour l'anniversaire de notre mère, me dit Rosa. On avait onze et quinze ans à ce moment-là. On savait que notre mère adorait le gombo, alors on s'est mis en tête de lui en préparer. Et notre père a jugé bon de tout filmer du début jusqu'à la fin.

En zappant encore, ma tante finit par tomber sur autre vidéo où l'on pouvait voir un groupe de jeunes sur une estrade vêtue d'une tunique bleue turquoise avec quelques reflets couleur or. Il ne me faut pas bien longtemps avant de reconnaître l'intérieur d'une église. A la tête de toute cette troupe, je repère ma mère en train d'entonner le début de Amazing Grace. Et bon sang, quelle voix elle avait ! Je me souviens qu'elle chantait régulièrement mais là... Wow. J'ignorais qu'elle pouvait exécuter d'aussi beaux vibratos. Sa voix claire et puissante semble retentir dans tout le bâtiment.

Ensuite, c'est au tour de ma tante d'avancer aux côtés de ma mère pour poursuivre ce chant avec elle. Leur deux voix s'harmonisaient parfaitement, la voix de ma tante étant plus douce et satinée. Derrière elles, le chœur que composent le reste des chanteurs semble les soutenir avec leur propre voix. Des frissons commencent à se répartir sur mes bras.

Une fois le chant terminé, je me tourne vers ma tante, estomaquée.

-La vache... Vous avez pensé à participer à The Voice ?

Suite à ce commentaire, j'ai le plaisir de voir un sourire se dessiner sur les lèvres de Rosa.

-Les gens nous disaient souvent qu'on formerait un excellent duo de chanteuses. Mais tout le monde pensait que c'était Mariah qui deviendrait la plus célèbre de nous deux. Elle était tout ce que je n'étais pas: drôle, à l'aise avec les autres, pleine d'entrain, sans compter son fichu caractère bien trempé.

-Tu as aussi un fichu caractère bien trempé quand tu le veux, tante Rosa, j'observe alors.

Son regard se fait plus lointain.

-Tu n'as pas la langue dans ta poche, murmure-t-elle. Comme ta mère.

Je place mes jambes en tailleur, ce qui, étonnamment, n'a plus l'air de la surprendre. Quand je pense à la fois où elle m'a incendiée, le jour de mon arrivée, parce que j'étais assise comme... quoi déjà? Une "non-civilisée".

Ça remonte à loin, mine de rien.

-Si je comprends bien, vous étiez, maman et toi, exposées à des remarques désagréables à cause de votre couleur de peau. Comment ça se traduisait, au quotidien?

Rosa fait tourner la bague qu'elle porte à l'annulaire tout en réfléchissant.

-Déjà, les gens voyaient d'un mauvais œil le fait qu'un Blanc et une Noire se mettent ensemble. On dirait aujourd'hui que ce genre de réflexion est inadmissible, mais à l'époque de nos parents, les préjugés sur ce sujet étaient encore très vifs. Quand des personnes les voyaient se tenir la main, elles fronçaient le nez sans le moindre scrupule. Elles pensaient aussi que leur mariage tomberait rapidement à l'eau. Mais, comme on dirait, ils ont traversé ensemble les épreuves de la vie jusqu'à ce que la mort les sépare.

J'hoche la tête, comprenant exactement ce dont elle me parle. Mes parents ont également dû faire face à ce genre de choses mais malgré cela, leur mariage a tenu jusqu'au bout.

-Comme quoi, l'amour n'a pas de couleur.

A côté de moi, ma tante soupire.

-Pour Mariah et moi... Eh bien, la vie était quelquefois compliquée. C'est bien simple, quand tu es issue d'un couple mixte, les gens ne vont jamais cesser de te mettre dans des cases bien précises.

-Oh ça, j'te le fais pas dire, je dis en guise de confirmation.

-A l'école, on nous demandait si nous étions réellement noires. Lorsque l'une de nous répondait oui, les autres nous disaient que nous étions trop claires pour ça, et quand on répondait non, on nous disaient que nous étions trop foncées pour être blanches. Bref, on devait composer avec le fait d'être nées avec un pied dans les deux camps, même si les gens sont considérés comme faisant partie de la population noire à partir du moment où on a une goutte de sang noir dans les veines.

-C'est fou, ça. C'est toujours le regard des autres qui donne des complexes. Comme si on n'était déjà pas assez complexé...

Ma tante fait un rire sans humour.

-Voilà pourquoi ta mère a dit un jour: "Moi plus tard, je ne laisserai jamais personne me dicter ma conduite, et encore moins par des gens qui me disent comment vivre ma vie alors qu'ils n'ont pas le début d'une idée de ce que je vis".

-Je reconnais bien ma mère, là, je dis avec un sourire triste.

-Ouais, hein? Quoi qu'il en soit, c'est la promesse qu'on s'est faite, Mariah et moi. Celle de ne jamais essayer de plaire aux autres car nous savions que tout le monde ne serait pas satisfait de notre comportement en tant que filles issues d'un couple mixte. Mais bon, cette histoire d'identification entre blanc ou noir aurait pu s'arrêter là, seulement, mes tous premiers rôles quand je n'étais encore qu'une starlette m'ont vite montré une autre réalité. A l'époque, je ne jouais que dans des petits rôles et souvent, je devais incarner une femme particulièrement belle aux yeux de tous. Belle, oui, mais selon quels standards de beauté? Aujourd'hui on prône plus la diversité à l'écran mais à mes débuts, c'étaient plus les femmes de type "clair" qui étaient mises en avant. Des peaux blanches, des peaux plus bronzées, de style brun clair... mais jamais de peaux brunes foncées. Et l'une des raisons pour lesquelles on me choisissait, c'était justement parce que j'étais considérée comme noire, mais avec une peau qui faisait plus caucasienne, plus "acceptable à l'écran". J'étais noire mais sans trop l'être. Tu vois un peu?

-Mais c'est dégueulasse !

Le mot m'a échappé tout seul, mais c'est bel et bien le fond de ma pensée. Ma tante ne répond pas, mais je vois bien qu'elle partage mon opinion.

-Et du coup, pourquoi vous vous êtes éloignées l'une de l'autre, maman et toi?

Ça y est. On arrive enfin à la question que je me pose depuis plusieurs mois. Rosa ne semble pas être prise de court par l'interrogation que je viens de formuler. Toutefois, la tristesse se fait plus visible dans son regard. Elle reste silencieuse pendant un moment, comme si elle voulait trouver les bons mots.

-J'ai toujours été protectrice envers ta mère, me dit-elle finalement. D'aussi loin que je me rappelle, j'ai toujours veillé sur elle. Et le fait qu'on ait été sujettes à des remarques sur notre couleur de peau n'a fait que grandir mon instinct protecteur à son égard. Je voulais la préserver le mieux possible de la perfidie des gens. Nous avons toujours été inséparables... Puis Mariah est tombée amoureuse de ton père et tout a changé.

Elle se pince les lèvres avant de reprendre:

-C'est là qu'on a commencé à s'éloigner. Elle a tenté de me persuader par tous les moyens que Fernando Martinez était quelqu'un de bien mais... Mon désir de protéger ma sœur a obscurci ma vision. Nos parents aimaient bien ce jeune homme. Ils le trouvaient attentif, doux et joyeux. Comme il était de passage, il n'a pas pu rester longtemps. J'ai pensé qu'on n'entendrait plus parler de lui et que notre vie reprendrait son cours. Seulement, Mariah et lui se sont appelés sans arrêt. Puis un jour, voilà qu'elle nous a annoncé va partir vivre là où vivait Fernando. Pour moi, c'était la catastrophe. Ma petite sœur allait partir pour rejoindre quelqu'un dont je me méfiais... Et nos parents qui avaient l'air de trouver tout ça très bien! Je croyais être tombée sur la tête. Mariah et moi nous sommes beaucoup disputées à ce sujet. Je l'accusais d'être imprudente, et elle me reprochait d'avoir trop de préjugés sur les gens. Finalement, j'étais tellement remontée contre elle que j'étais la seule de la famille à ne pas avoir assisté à son départ.

Elle fait une pause, et j'arrive à voir plus distinctement les larmes se former dans ses yeux.

-De mon côté, j'étais de plus en plus prise par ma nouvelle carrière d'actrice. Nous nous téléphonions, Mariah et moi, mais il y avait toujours de l'orage entre nous. Chacune faisait sa vie de son côté, et nous avons chacune fait notre mariage loin l'une de l'autre. Nos parents nous ont suppliées de mettre nos différends de côté, mais en vérité, j'étais bien trop fière pour faire le premier pas. Mariah tentait quelques fois de me contacter, sans succès. Puis notre mère est morte, et notre père est parti la rejoindre quelque temps après. (Sa lèvre commence à trembler) La dernière fois que j'ai vu ta mère, c'était pour l'enterrement de ton grand-père. C'était extrêmement tendu entre nous, mais malgré ça, elle a essayé de faire un pas vers moi. C'est là qu'elle m'a annoncé qu'elle et Fernando avaient eu un bébé, et que j'étais la seule de la famille à ne pas être au courant. C'est également là que je lui ai annoncé que ma deuxième fille était venue au monde, Letitia, qui signifie "joie". Ironique, quand on sait les circonstances dans lesquelles elle... elle...

Un sanglot l'empêche de terminer sa phrase. Mon cœur se serre. Je me suis attendue à tout lorsque je suis entrée dans le salon, mais je ne m'attendais sûrement pas à voir ma tante craquer de la sorte. Touchée par sa détresse, je glisse une main dans la sienne.

-Quelques années plus tard, quand j'ai appelée Mariah, j'ai appris qu'elle était veuve, continue-t-elle alors que les larmes roulent sur ses joues. C'est là que je lui ai proposé de revenir vivre avec moi. Elle a commencé à me crier dessus en me disant que j'avais du culot de lui dire ça alors qu'elle venait de perdre son mari que je n'ai jamais réussi à apprécier. Depuis ce jour, le gouffre n'a cessé de s'étendre entre nous. Puis à un moment donné, je ne sais pas ce qui s'est passé. J'ai eu comme une révélation, je ne sais pas trop comment je pourrais qualifier ça... J'ai téléphoné à Mariah en lui disant que cette histoire est allée trop loin et qu'il faut qu'on parle, elle et moi. Alors on a parlé, on a parlé pendant très longtemps, de nos phases de deuil respectives, de nos soucis personnels... Pendant ces longues minutes, j'avais l'impression de retrouver ce qui restait de notre ancienne complicité. A la fin de notre échange, on a convenu qu'il fallait qu'on se rappelle pour qu'on remette ça. C'est là que Mariah m'a avoué que je lui manquais et aussi... qu'elle m'aimait. Et comme une idiote, j'ai été incapable de répondre à ce genre de déclaration. Quelques jours après, quand j'ai voulu lui téléphoner... c'est là que j'ai appris que... qu'elle a fait un arrêt cardiaque... je...

Rosa pleure à présent toutes les larmes de son corps, et de mon côté, je ne mène pas large. Mes joues sont également inondées de larmes. Nous restons un moment dans cette position et, une fois les sanglots de ma tante calmés, je murmure:

-Je comprends mieux, maintenant.

J'essuie mes larmes du revers de la main avant de reprendre:

-C'est pour ça que tu tenais à ce que je vienne vivre près de toi. Tu ne voulais pas reproduire la même erreur qu'avec maman. Tu voulais veiller sur moi pour te rattraper.

Ce que m'a dit ma grand-mère quelques jours plus tôt prend enfin son sens. Ta tante tenait absolument à faire ta connaissance.

-Et c'est pour ça que tu es protectrice envers Taylor concernant son copain, et que tu es aussi discrète sur ta vie privée. C'est pour nous protéger des médias, pas vrai?

Rosa sort un mouchoir de sa poche pour mieux s'essuyer les yeux.

-Les médias peuvent être tellement nocifs, dit-elle d'une voix rauque. C'est comme une spirale sans fin. Quand je vois tous ces enfants de célébrité victime de harcèlement...

Elle ne poursuit pas sa phrase, mais je la reçois cinq sur cinq. Elle a déjà perdu une de ses filles, il est hors de question que cela se reproduise.

-Déjà que je n'ai pas su être là pour ma propre sœur, dit ma tante en reniflant. Je ne suis même pas fichue d'être là pour ma propre famille. Taylor et... et Letitia...

Une phrase qu'a dite Rosa un peu plus tôt me revient en mémoire. Letitia signifie "joie".

-Je pense que vous ne pouviez pas totalement vous défaire l'une de l'autre.

Suite à ce que je viens de dire ma tante lève un regard intrigué vers moi.

-Maman et toi, je m'explique alors. Je ne sais pas si le fait que vous ayez inconsciemment donné à vos filles un prénom avec la même signification est le fruit du hasard, mais j'aime à penser que c'est la preuve que le lien qui vous unissait ne s'est pas complètement distordu.

Bon d'accord, ce que je viens de dire peut paraître naïf, mais n'étant pas une adepte du hasard et sachant à présent que ma mère et ma tante avaient une relation fusionnelle, ça ne m'étonnerait pas que le choix de notre prénom soit de cet ordre-là.

-Et aussi, j'ajoute ensuite, le simple fait que vous ayez pu vous parler une dernière fois prouve bien vous étiez très liées malgré tout.

Rosa soupire longuement.

-J'aimerais en être aussi sûre que toi, Joyce. Déjà que je suis incapable de verbaliser ce que je ressens pour ma propre famille...

L'évocation de ce qu'elle considère comme son plus gros échec me fait me sentir mal pour elle. Cette femme qui, du point de vue des médias, a tout pour réussir, vit en réalité avec une souffrance beaucoup plus profonde qu'on puisse soupçonner.

Je lui réponds donc:

-C'est ce que Felicia Porter a dit et pourtant... elle a pu sauver sa famille en leur disant qu'ils comptaient pour elle.

En entendant cela, ma tante se met à rire. Non pas un éclat de rire, mais plutôt quelque chose qui ressemble à un gloussement. Elle a l'air plus détendue, et ça me met du baume au cœur. Parce qu'il ne faut pas oublier que c'est la première fois que je l'entends rire.

-Felicia Porter..., dit-elle dans un murmure. Le rôle qui m'a fait connaître. Le pire, c'est que j'étais sûre que le film n'aurait eu qu'un succès d'estime, et pourtant...

-Perso, je t'ai préférée dans le rôle d'Anita Bertier, vice présidente le jour, espionne la nuit, alors que les élections se rapprochent... Vraiment, ça t'allait comme un gant! Je pense même que de tous les films que tu as joués, c'est celui que je préfère.

Le visage de Rosa se fend d'un sourire attendri.

-Toutes ces heures où tu passais dans la salle de cinéma au sous-sol... c'était pour te mettre à jour sur mes films, n'est-ce pas?

Je le regarde avec surprise.

-Oui, exactement ! Comment t'as su ?

-Taylor me l'a dit.

-Ah bon? Bah... je me suis dit que ce serait bête d'avoir une tante actrice et de ne pas avoir vu ne serait-ce qu'un film d'elle. Et puis, c'est vrai que tu joues bien.

Là, elle me passe une main dans les cheveux. C'est quand même incroyable, il aura fallu attendre quatre ou cinq mois pour pouvoir me rapprocher de ma tante alors que j'habite chez elle. En même temps, vu tout ce qu'elle a enduré, je comprends davantage son comportement.

Si tu es arrivée au sein de la famille de ta tante qui rencontre des difficultés, il y a forcément une raison.

Les paroles de ma grand-mère me reviennent de nouveau en tête et avec celles-ci, celles que le reste de ma famille et amis m'ont dites à mon sujet.

T'es vraiment folle, Joyce.

T'as l'air d'être quelqu'un d'honnête.

T'as vraiment un sacré culot toi, tu sais?


C'est pas tous les jours qu'on rencontre une frappadingue de ton genre.

Avant votre arrivée, il y avait un vide sans nom.

Je prie pour qu'elle soit une source de joie pour toutes les personnes avec qui elle tissera des liens.

J'ai vraiment passé une journée de folie, Joyce. Et c'est grâce à toi, ta folie et ta joie communicatives.

Il y aura toujours quelque chose à faire, ou quelque chose à résoudre, et ça vaut la peine d'essayer.

Quand on y pense, chacun a reçu un héritage différent de la part de nos parents, que ce soient des valeurs, des convictions ou encore une histoire... A présent, notre mission est de l'entretenir et de le préserver, car c'est finalement la plus belle chose que nos disparus peuvent nous laisser.

Vous avez redonné de la lumière là où il y avait de l'obscurité.

Le souvenir de toutes ces phrases à mon propos, mêlé aux moments passés avec mes proches et amis, me ramène aux posters collés aux murs de ma chambre, ceux avec Martin Luther King, la princesse Diana, Nelson Mandela et Jeanne d'Arc, ainsi qu'à leur combat respectif. Enfin, je me revois, quelques mois plus tôt, avec la photo de mes parents et moi-même quand j'avais dix ans, là où je m'étais promis de percer le mystère sur ma tante Rosa.

Tu as une personnalité magnétique et les gens apprécient ta bonne humeur. Ce sont des dons que le Seigneur t'a donné, nieta. A toi d'en faire bon usage.

Je sais à présent quelle sera ma prochaine mission.

"Vider son sac pour mieux redémarrer", je pense alors. Il faut absolument que Rosa et Taylor se parlent.

Félicitations, vous venez de terminer le chapitre le plus long de cette histoire. En même temps, il s'agit de la discussion que Joyce voulait avoir depuis le début. On ne pouvait donc pas faire moins.

Il y a énormément de choses qui ont été dites entre Joyce et sa tante. Quelle partie de leur discussion vous a le plus marqué ? Qu'est-ce qui vous a le plus touché ? Ou au contraire, est-ce qu'il y a quelque chose qui vous a révolté ? Que pensez-vous de cette facette plus dissimulée du comportement de Rosa ? Dîtes-moi tout !

Pour ma part, j'ai bien aimé déconstruire son personnage. Ce n'est pas la première fois que je fais ça dans une de mes histoires, d'ailleurs. En faisant ça, on se rend compte que le personnage est plus que ce qu'il montre, et à quel point il est nuancé et complexe.

J'espère qu'il vous a plu en tout cas !

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