𝐏𝐚𝐫𝐭𝐢𝐞 𝟐
Un jour, alors que je la rejoignais au bord de la rivière en souriant, mon appareil photo en bandoulière autour du cou, elle m'a fait signe de m'asseoir à côté d'elle. On a trempé nos pieds dans la rivière. Les poissons venaient me chatouiller les orteils. Les yeux fixés sur l'eau, Elise a poussé un long soupir.
— On va y aller, a-t-elle murmuré d'un ton las.
— Aller où ?
Je savais parfaitement qu'Elise et sa famille finissaient toujours par partir, mais ce n'était d'ordinaire pas un évènement triste. Plus comme un « à bientôt ». Elle a évité mon regard et jeté distraitement un caillou dans l'eau. Ses sourcils étaient tout froncés, comme à notre rencontre.
— Partout. Maman dit qu'on ne reviendra pas, la fête foraine ne se fait plus assez d'argent dans ton village.
On est resté assis en silence pendant quelques instants. Je repensais aux moments qu'on avait passés tous les deux. Qu'est-ce que j'avais pu être stupide de penser que tout cela serait éternel.
— Viens avec nous, s'est-t-elle exclamé au bout d'un long moment. On voyagera ensemble et on trouvera plein d'autres montagnes !
Je me suis forcé à sourire devant son entrain. L'idée était belle.
— Je ne peux pas. C'est ici chez moi.
Elise a soupiré.
— Alors tu n'es pas libre.
Elle m'a donné une tape sur la tête et s'est enfuit en courant, Orion à sa suite. Sa tresse auburn volait derrière elle.
Je n'ai plus jamais revu Elise après ce jour. Des millions de personnes sont passées derrière mon appareil photo dans le cadre de mon métier de photographe, mais je me souviendrais toujours de mon premier modèle.
Un bruit sourd me ramène à la réalité. Quelque chose s'est cogné contre ma fenêtre. Je laisse la photo glisser sur le parquet et me relève en poussant un long soupir. Intrigué, je m'approche de la fenêtre d'un air las et je passe la tête par l'ouverture. Le vent me frappe de plein fouet et ramène mes cheveux devant mes yeux, un vent comme j'en ai peu vu depuis mon emménagement à Paris. Un vent comme celui des montagnes de mon enfance. Je baisse le regard vers le trottoir, protégeant mes yeux du souffle glacé de ma main. Un oiseau git par terre, il a dû se cogner à ma fenêtre. Inquiet, j'enfile mes chaussons en vitesse et dévale les escaliers quatre à quatre. Une fois arrivé dans le hall de l'immeuble, je pousse l'épaisse porte en verre et débouche sur la rue bondée. Le vent frappe de plus en plus fort. Les hommes se pressent, sans même accorder un regard à la pauvre bête assommée. Les mains tremblantes, je m'accroupis et l'observe de plus près.
Un aigle.
En plein Paris.
Je plisse les yeux, interloqué.
— Orion !
Une jeune femme accourt aux côtés de l'aigle en gesticulant frénétiquement. Ses jupons colorés se meuvent autour d'elle, dégageant une agréable odeur de cannelle. Elle s'affaire près de l'oiseau sans même me jeter un regard. Mon cœur bat la chamade, j'évite son regard et déglutis. La fête foraine s'est installée hier à Paris. Il y a trop de coïncidences, mais je ne veux pas me faire de faux espoirs.
La femme se tourne enfin vers moi.
— Merci, merci beaucoup. Orion se fait vieux, il ne sait plus trop où il va.
Je hoche distraitement la tête, trop occupé à fixer ses épais sourcils et sa tresse auburn. Il n'y a plus aucun doute, j'ai retrouvé Elise. Ses grands yeux marrons s'écarquillent, plongés dans les miens.
— Fils de mouette ?
Je reste sans voix pendant un instant, submergé par l'émotion. Je ne pensais pas la revoir un jour, après toutes ces années. Les gens passent en nous bousculant d'un pas pressé mais pour moi, il n'y a que nous deux accroupis sur le trottoir, ses yeux dans les miens.
— Je... Elise ? Qu'est-ce que tu fais là ?
Elle éclate de rire, comme si le temps ne nous avait jamais séparé. Je me demande comment elle m'a reconnu, petit garçon timide parmi tous les enfants qu'elle avait dû rencontrer durant ses voyages. J'ai beaucoup changé depuis mes dix ans : jeune homme de vingt-quatre ans, de gros cernes marquent maintenant mes yeux et mes mèches blondes se sont assombries.
— C'est moi qui dirige la fête foraine désormais, s'exclame-t-elle. On s'est installé à Paris pour un moment. Cela me change des petits villages comme le tien que nous avions l'habitude de fréquenter.
Je fronce les sourcils. Même si j'habite à Paris depuis plusieurs années, personne n'a le droit de critiquer mon village d'Auvergne.
Elise éclate de rire, avant de soudainement se rappeler la présence de son aigle assommé à nos côtés.
— On peut l'amener chez moi, si tu veux, je propose d'un ton empressé. J'habite juste en haut.
Je désigne l'appartement du dessus d'un geste de la tête. Elise acquiesce d'un air reconnaissant en prenant Orion dans ses bras. Nous entrons dans le hall de l'immeuble et appelons l'ascenseur. Il arrive au bout de quelques secondes en laissant descendre une vieille femme au châle violet appuyée sur sa canne. Nous entrons et une musique ringarde se diffuse dans l'ascenseur. Aucun de nous deux ne parle. Gêné, je glisse les mains dans mes poches et évite le regard de la jeune femme. Tout cela me semble si lointain, et pourtant, la présence d'Elise à mes côtés me fait réaliser que notre lien n'a jamais vraiment disparu.
L'ascenseur s'arrête enfin au cinquième étage et nous sortons silencieusement. J'ouvre la porte de mon appartement et Elise entre, tenant toujours Orion dans ses bras. Elle le dépose doucement sur la nappe à carreau de la table de la cuisine. Je m'approche, l'aigle n'a pas l'air trop blessé. Il a probablement besoin de repos.
La jeune femme se promène dans la pièce à vivre en jetant des regards curieux autours d'elle. Quelque chose semble attirer son attention, elle s'approche de l'étagère un sourire aux lèvres et attrape un petit cadre entre ses longs doigts fins. Et zut, j'aurais dû cacher cette photo d'elle. Elle repose le cadre en riant de mon air gêné. Comment expliquer à une fille qu'on pensait ne jamais revoir qu'on garde depuis des années une photo d'elle à dix ans sans paraitre bizarre ? Honnêtement, je n'en ai aucune idée alors je préfère détourner le sujet :
— Et toi, comment te sens-tu ici, à Paris ?
Elle lève la tête, un air rêveur sur le visage.
— C'est différent, c'est sûr. La ville est si grande, si bruyante. Mais il y a aussi quelque chose d'incroyable dans le fait de rencontrer de nouvelles personnes tous les jours. Et puis, j'ai l'impression d'être plus vivante ici, comme si tout était possible.
Je souris, comprenant ce qu'elle veut dire. J'ai moi aussi ressenti cette sensation lorsque je suis arrivé à Paris, cette impression que tout peut arriver. Elle s'approche de moi.
— Et toi, Alexandre, est-ce que tu te sens libre dans cette grande ville ?
Je la fixe, ne sachant que répondre à cette question. À vrai dire, cela fait longtemps que je n'avais plus pensé au sens de ce mot, liberté. Est-ce que cela signifie pouvoir faire ce qu'il nous plait sans contraintes ? Être libre de choisir son chemin, de suivre ses rêves ? Je réalise alors que je me sens à la fois libre et enchaîné ici, à Paris. Libre de faire ce que je veux, de poursuivre ma carrière de photographe, de rencontrer de nouvelles personnes et de vivre de nouvelles expériences. Mais aussi enchaîné à mes responsabilités, à ma routine quotidienne et aux attentes de la société. Je regarde Elise, qui semble si sûre d'elle avec ses jupons colorés et sa coiffure approximative. Elle est le symbole de la véritable liberté, celle qui ne se préoccupe pas des conventions et des normes. Je prends une profonde inspiration, prêt à répondre à sa question.
— Je crois que la liberté est un état d'esprit. Peu importe où l'on se trouve si l'on se sent libre dans notre cœur et notre esprit. Et avec toi, je me sens plus vivant et plus libre que jamais.
Elle hoche la tête, semblant satisfaite de ma réponse.
— Alors, nous sommes tous les deux libres, fils de mouette.
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