Chapitre 23 - Fratrie




"Truth is truth to the end of reckoning." Hamlet ~



Par cette matinée froide et sèche de début décembre, le parc de l'Utapau semblait s'éveiller sous la lumière claire. Merveille champêtre enclavée dans l'agglomération urbaine, vaste d'une douzaine d'hectares, il s'étendait dans la vallée de la rivière éponyme. Avec ses prairies, ses mares et ses sous-bois, vestiges de terres agricoles et de vergers, Utapau avait toujours été le terrain privilégié de Bunta et Ganta.

— Ça faisait longtemps qu'on était pas venu, observa Kaya, emmitouflée dans une grosse parka.

Joues rosies et vestes ouvertes malgré les températures basses, les jumeaux cavalaient autour d'elle et Tõya. Ils avaient insisté pour l'emmener au parc ce jour-là, annonçant vouloir lui offrir son cadeau d'anniversaire. Ravis de faire découvrir au vilain leur aire d'entraînement, ils lui montrèrent le point d'eau envahi de joncs et d'iris des marais où Ganta avait barboté pour la première fois sous sa forme de caneton, les arbres dans lesquels Bunta avait appris à grimper comme un langur, et tous les espaces où la loutre et le shiba avaient galopé.

Parvenus sur une pelouse située à distance suffisante des aires de jeu, les jumeaux tirèrent leurs grosses couvertures en laine du sac que transportait Tõya. Tandis qu'ils s'en enveloppaient, Kaya s'étonna :

— Il faut vous transformer pour me donner mon cadeau ?

— Attends, tu vas voir ! rétorqua gaiement Ganta tout en s'empressant de se déshabiller.

Tõya croisa les bras, son souffle brûlant s'épanchant en volutes dans l'atmosphère lumineuse. À sa mine sournoise, elle sut qu'il avait déjà une idée de ce que ses frères préparaient. Dès que leurs vêtements furent abandonnés sur l'herbe humide de frimas, les jumeaux changèrent de peau. Ils se laissèrent tomber à quatre pattes, prirent en masse, et en l'espace d'un instant, deux poulains, couvertures en travers du dos, se tenaient devant Kaya.

Estomaquée, elle admira les reflets de leurs robes et la délinéation de leurs membres racés. Le cruzado noir ébroua sa crinière de plaisir, et le poney welsh s'approcha d'elle, les naseaux fumants. Kaya gratta son front, le regard happé par les yeux doux du poulain sous la frange de ses longs cils. Bunta balança le cou et tapa son chanfrein contre son épaule, attirant son attention. Mue par un élan d'affection, elle pressa son front au sien, inhalant l'odeur animal de son poil.

— Ils ont développé cette forme quand t'étais hospi, révéla Tõya.

— Pour m'aider pendant les flambés, comprit-elle, émue. Oh, les garçons...

Les larmes aux yeux, Kaya renifla. Elle n'ignorait pas le travail qu'une telle métamorphose avait dû leur demander, ni le temps que décider à quel nouvel apprentissage consacrer leurs efforts leur prenait. Ils tenaient d'ailleurs une liste, qu'ils actualisaient constamment, au gré de leurs recherches et des fluctuations de leur enthousiasme. Rien n'attestait mieux de leur soutien indéfectible que leur choix à tous les deux de lui dédier cette métamorphose. Elle espérait que les poulains lui permettraient de s'en souvenir, la prochaine fois que ses idées défaillantes voudraient la convaincre que ses frères la rejetaient.

Tõya approcha la main de l'alezan, flattant son encolure sous les crins de sa crinière. Kaya se retourna vers lui, un air reconnaissant au visage.

— Tu les as aidés ?

Il tapota l'épaule de Ganta, sa paume produisant un son mat contre le cuir sous lequel roulaient les jeunes muscles.

— Ils m'ont embarqué dans leur bazar, comme d'hab, ricana-t-il avant d'ajouter d'un ton plus bas et empreint d'attachement : tes frangins sont extra.

— Je sais, sourit-elle.

N'ayant pas emporté son appareil, Kaya sortit son smartphone et entreprit de photographier les poulains, capturant le glacis de lumière sur leur robe, et la grâce de leurs foulées sur la terre durcie par le froid. Bunta et Ganta ne galopaient pas encore. Ils se contentaient d'échauffer leurs jambes, par des transitions et des flexions.

— Ils sont plus grands que la dernière fois, observa Tõya. Ils ont progressé.

Elle nota que les jumeaux avaient dû lui expliquer les spécificités de leur Alter, pour qu'il le remarque. Décrochant les yeux des poulains, elle dirigea l'objectif de son portable vers lui, souhaitant saisir ce regard fier qu'il posait sur eux. Tõya surprit son geste et lui adressa une grimace, dents découvertes. Elle venait à peine d'appuyer sur le déclencheur que le bordereau d'appel en cours descendit sur son écran. La vue du contact la fit hésiter un instant.

— C'est Fuyumi, dit-elle finalement avant de décrocher. Allo ?

Sur un accord implicite, Kaya s'éloigna de quelques pas, tandis que le vilain rejoignait ses frères.

Kaya, je te dérange pas ?

Elle décela un désarroi teinté de malaise dans la voix de la Todoroki.

— Non, je suis au parc avec mes frères. Ça va pas ?

Je... il faudrait qu'on parle.

Kaya passa aussitôt en alerte, son esprit s'activant à toute allure. Elle ne voyait qu'une raison à l'embarras et à la soudaine requête de Fuyumi. Endeavor avait dû parler d'elle à ses enfants. Restait à savoir ce qu'il leur avait raconté. Elle expulsa un souffle chargé de nervosité.

— C'est ton père, pas vrai ?

— Il a dîné à la maison avec nous trois, hier, confirma la Todoroki sans lui révéler la teneur de leur conversation. Après sa sortie de l'hôpital. On peut se voir bientôt ? Juste Natsu, toi et moi, promis.

La tentative de Fuyumi de la rassurer ne fonctionna qu'à demi. S'ils tenaient à échanger en face à face plutôt qu'au téléphone, leurs préoccupations ne devaient pas être négligeables. Sa main libre glissée dans ses cheveux, Kaya s'accorda quelques secondes pour réfléchir. Elle croisa le regard inquisiteur de Tõya, qui la surveillait de loin.

— Vous êtes dispo ce soir ? proposa-t-elle finalement.

Je peux me libérer pour 19h30.

— Ok, au Dokite ?

— On y sera. Merci, Kaya.

Un pincement anxieux niché dans la poitrine, la jeune femme raccrocha. Les cris guerriers de Ganta, redevenu humain, résonnaient dans le parc, mêlés aux braillements de Bunta, changé en langur. Tous deux s'étaient lancé dans une bataille contre Tõya, le poursuivant et l'assaillant à grands cris guerriers. Un rictus narquois au visage, le vilain les esquivait et les balançait au sol quand ils parvenaient à l'atteindre. Kaya lui trouva des airs de chat s'adonnant fougueusement au jeu, sans pour autant sortir les griffes.

Profitant de l'essoufflement de ses cadets, elle se rapprocha de lui et se moula contre son corps, les mains glissées sous sa veste de part et d'autre de ses flancs sous prétexte de chercher de la chaleur.

— Fuyumi et Natsuo veulent me voir, souffla-t-elle. Je crois qu'Endeavor leur a parlé.

Tõya se tendit contre elle. Ses doigts délicieusement brûlants caressèrent la nuque de Kaya, en un geste autant destiné à l'apaiser qu'à juguler sa propre montée d'émotions.

— Fais-leur en baver, l'enjoignit-il d'une voix féroce.

— Non ! Tõ - Dabi, se reprit-elle devant ses cadets. On va parler, c'est tout.

Il renâcla, retrouvant tout son fiel sardonique.

— Bonne chance avec ça.


— — —


L'izakaya choisit par Kaya, proche d'une université, se trouvait dans une rue de la soif prisée des étudiants. Elle s'y fondit sans effort, et poussa la porte de l'étroit établissement. Les chevelures nivéennes de la fratrie Todoroki tranchaient parmi les têtes des clients amassés sur les tabourets. La poitrine compressée par l'appréhension, Kaya se fraya un passage jusqu'à la table étriquée à laquelle ils étaient installés. Tout en prenant place, elle ne put s'empêcher de les dévisager.

À présent qu'elle avait découvert leur lien de parenté avec Dabi, la ressemblance la frappait.

Fuyumi se trémoussait sur sa chaise, les lunettes embuées, tandis que Natsuo voûtait l'échine et affichait une mine rébarbative. Ils expédièrent leur commande, que vint prendre un serveur en nage, puis l'institutrice bafouilla :

— On veut pas te demander de compte, on veut juste comprendre. Tu vois – comment dire...

— Notre vieux nous a dit que tu fréquentes la Ligue, intervint Natsuo d'un ton revêche.

Kaya manqua de laisser échapper un rire incrédule face au raccourci. Les mains jointes, elle appuya ses avant-bras contre la table.

— Pas la Ligue, non. L'été dernier, j'ai rencontré Dabi au squat Go-Chome, sans savoir qu'il en faisait partie. La Ligue commençait tout juste à bouger, en fait. Mes frères avaient tissé un lien avec lui... et on s'est rapproché.

Les yeux enténébrés par le ressentiment au point de virer à l'anthracite, Natsuo jeta :

— Et c'était avant ou après qu'il attaque la classe de notre frère ?

C'est votre frère aussi !

— C'était après qu'il ait sauvé les miens d'un Nomu et de Shigaraki, rétorqua-t-elle, tranchante. Croyez-moi, je suis la première impactée par mon choix d'entretenir une relation avec un vilain. Mon oncle et ma mère se sont retournée contre moi à cause de ça. J'ai été interné à cause de ça !

L'expression de Fuyumi se mua en pitié déconcertée.

— Mais pourquoi tu es allée si loin pour lui ?

— Pas pour lui. Pour moi. Regardez-moi : j'arrive au bout de mes études, j'ai trouvé ma vocation. Je suis en train de construire ma vie. Et il en fait partie. C'était pas prévu, mais il en fait partie.

— Ta vocation, répéta Natsuo, le timbre sourd. Le vieux nous en a parlé aussi.

Irritée par son animosité, Kaya siffla :

— Tu veux parler de sa démonstration de force disproportionnée contre des civils ? Il t'en a parlé, mais est-ce qu'il t'a montré ?

Elle sortit son portable et se rendit sur la galerie dans laquelle elle avait transféré les photos prises avec le crew. Dans un mouvement d'humeur, elle l'abattit à plat sur la table. Les Todoroki se penchèrent au-dessus des clichés de leur père terrassant les grapheurs. Natsuo serra les dents, et émit un souffle dégoûté, rattrapé par toute la désapprobation et la rancœur qu'il entretenait envers leur père, tandis que Fuyumi baissait la tête, honteuse des actions du Numéro 1.

— Vous savez qui il est, reprit Kaya. Pourquoi c'est à moi que vous demandez des comptes ? Parce que, désolée Fuyu, mais ça y ressemble beaucoup.

Les deux frère et sœur échangèrent un regard contrit. Fuyumi retira ses lunettes pour en essuyer les verres alors Natsuo se rabattait sur sa boisson, apportée en catimini pendant qu'ils faisaient défiler les photos. Il décapsula sa bouteille et ravala sa contrariété d'un long trait de bière.

— On était juste surpris, expliqua l'aînée. Surtout en l'apprenant de papa. Les termes qu'il a employé... erm.

— Il l'a traité de traînée de vilain, marmonna Natsuo en se frottant le bras avec inconfort.

— Ça c'est tout lui, on le savait ! s'empressa de préciser sa sœur. Mais il nous a dit que Dabi t'utilisait pour échapper à la police, que tu faisais la publicité de leurs crimes.

— Les termes exacts, c'étaient : une reporter ratée qui se vend aux vilains pour un peu de prestige, corrigea derechef Natsuo.

Son aînée le réprimanda d'une tape sur le bras, puis poursuivit :

— Et après le braqua de la Tokyo Opera City, ta fuite de l'hôpital, et tout le reste... J'ai cru que tu avais vraiment rejoint leur camp. J'ai eu peur que... j'ai eu peur d'avoir perdu une amie.

Kaya lui saisit le poignet. Elle regrettait parfois que les autres ne puissent pas lire la vérité en elle comme elle le pouvait en eux.

— Pas du tout, Fuyu, je t'assure. J'ai pas changé. Pas comme tu le penses, en tout cas. C'est Endeavor qui me voit comme une dégénérée. Ça me ferait mal que vous le croyiez.

Natsuo se massa la nuque d'un air embarrassé.

— On savait pas quoi croire, avoua-t-il. C'est pour ça qu'on voulait confronter ses accusations à ta version. Puis, on peut pas dire qu'on lui soit tombé dans les bras après ça.

Un sourire amusé aux lèvres, Fuyumi recouvrit la main de Kaya de la sienne, et lui confia :

— Natsu a quitté le dîner, en fait.

— Ah, je préfère ça ! s'exclama Kaya en se reculant contre son dossier.

La retombée de la tension qui s'appesantissait sur leur table dérida Natsuo. Il échangea un rire complice avec la jeune femme et leva sa bouteille en guise de toast.

— Sache que je soutiens ton travail, en tout cas.

Kaya inclina la tête, appréciant sa validation. Un vestige de préoccupation fronça les sourcils de Fuyumi.

— Tu sais que tu peux me parler, hein ? J'arrive pas encore à comprendre, pour Dabi et toi, mais j'essaierai, si tu m'en parles.

— C'est gentil, Fuyu. Je sais, t'inquiète pas.

Cette fois, quand elle rencontra le regard argenté de la Todoroki, Kaya fut soulagée qu'elle ne puisse pas lire le mensonge dans ses yeux.






"La vérité est la vérité jusqu'à la fin des compte" Hamlet ~





J'ai décidé de développer un peu plus la relation de la fratrie Todoroki que dans le canon, et ce chapitre est le commencement...

Avec un petit moment fratrie Tsukauchi/Tõya, j'espère que ça vous a plu !


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