Chapitre 15 - Questionnements



"I will not charm my tongue ; I am bound to speak" Othello ~



Quand elle entendit la poignée de la porte d'entrée s'actionner, Kaya perdit subitement toute capacité de concentration. Installée à la table du studio, elle s'efforça de paraître absorbée par son dossier à réaliser pour les cours, mais ne put s'empêcher de lever le regard vers Tõya qui rentrait après deux jours d'absences.

L'humeur aigre qu'elle s'efforçait de réprimer lui emplit les entrailles devant la silhouette de Dabi, manteau ignifugé sur le dos, qui se tenait dans le genkan. Elle l'observa retirer ses boots puis se laver les mains dans l'évier de la kitchenette avec une décontraction impudente. Rien en lui ne laissait transparaître le moindre scrupule. Si Kaya n'avait pas appris ses derniers méfaits par Taru, elle n'aurait jamais rien soupçonné, pas même en le sondant.

Tõya finit par sentir le poids de son regard désapprobateur sur lui, et lui adressa une mimique interrogatrice tandis qu'il se défaisait de son lourd vêtement de vilain. Elle se mordit l'intérieur de la joue pour juguler son irritation, et le scruta sans un mot. Face à son silence, il se borna à aller ouvrir le frigo pour en examiner le contenu.

— Bento en promo, ce soir ? s'enquit-il en constatant que les compartiments ne contenaient plus grand-chose.

Son ton détaché fit sauter les dernières retenues de Kaya. Elle ferma sèchement son ordinateur.

— T'as rien à me dire ?

Il se redressa, la perplexité étalée sur sa figure.

— Tu crois que je te trompe ?! s'exclama-t-il d'un ton qui criait à quel point la perspective était inconcevable.

Kaya se leva d'un mouvement courroucé, les mains à plat sur la table.

— Dans le sens où tu fais des trucs dans mon dos, oui, cracha-t-elle. Comme séquestrer le frère d'une amie !

— T'aurais préféré qu'il nous grille et que je me fasse arrêter ?

Il avait posé la question sans le moindre fiel, avec la mine grave, presque tranquille, de celui qui aborde une discussion inévitable. Son flegme frappa Kaya. Plutôt que de se braquer, il lui laissait une ouverture pour dialoguer.

— Non ! Mais je peux pas juste cautionner que...

— Et j'te le demande pas. La chouette est la nana de Compress et ta pote, je sais que son frère fait partie de vos intouchables. On le tuera pas, ok ?

Kaya écarta les bras d'un geste révolté.

— Donc faut qu'on se contente de ça ? Il a été mutilé par un Nomu et il est enfermé dans une cave, mais il va pas mourir ?

Tõya ouvrit la bouche pour répliquer, puis la referma et la dévisagea, une lueur de lucidité au fond des yeux. Un sourire d'amère ironie flotta sur ses lèvres. Il inclina la tête.

— C'est pas seulement Fukurõ, le problème, devina-t-il.

Kaya en prit conscience en même temps qu'il le disait. La source de sa fureur et de son indignation allait bien au-delà du frère de Setsuha. Elle prit une profonde inspiration, sans parvenir à dénouer sa gorge serrée, avant de lâcher les interrogations qui la rongeaient :

— Qu'est-ce qu'il se passera quand ce sera mon oncle qui sera un danger pour vous ? Il a déjà été envoyé à l'hosto, et Shigaraki a réussi à mettre la main sur mes frères...

Tõya se rapprocha brusquement d'elle et la saisit par les épaules.

— Il vous touchera plus. Il a compris que vous étiez hors limite.

— Les garçons et moi, oui. Mais Naomasa ?

L'hésitation frémit au fond des yeux du vilain. Kaya posa ses mains l'une sur l'autre contre son torse ferme. Sa chaleur lui dévora les paumes à travers son tee-shirt. Elle éprouva la palpitation de son cœur, la faible résistance que lui opposait sa respiration.

— Tõya, les choses vont qu'empirer, maintenant. La Ligue s'arrêtera pas, et les héros non plus. Il va y avoir des attaques et des victimes. Tout le monde pourra pas rester indemne éternellement.

Sans avoir besoin de le sonder, elle put dire qu'il le savait. Il le savait depuis longtemps. Tout comme elle. Ils ne l'avaient simplement jamais verbalisé, comme si taire l'inéluctable pouvait le tenir à distance.

— J'ai choisi d'être avec toi, reprit-elle. Mais ça veut pas dire que je suis prête à devenir complice de la Ligue et de vos actions.

Tõya parut s'ébrouer intérieurement à ses mots. Un soupir résigné souleva sa poitrine, puis balaya le visage de Kaya. Il referma ses mains brûlantes autour des poignets de la jeune femme, et les pressa.

— C'est Compress et moi qui nous chargeons de Fukurõ. Et Compress a pas l'intention de lui faire du mal.

C'était tout. Tout ce qu'il était capable de répondre à ses inquiétudes. Pas de promesses, pas de solution. Ils ne pouvaient que courir au désastre, et aviser une fois au cœur du brasier. Kaya fut incapable de lui en vouloir. Elle procédait de la même manière.

Elle se recula et croisa les bras, esquissant une moue persifleuse.

— Alias Sako Atsuhiro. Le gentleman. Tu t'es bien foutu de ma gueule au Baratin.

Tõya roula des yeux.

— Je me suis surtout foutu de sa gueule. Je lui ai toujours dit de pas jouer à ce jeu. Les choses en seraient peut-être pas arrivées là s'il m'avait écouté.

— T'as l'air de considérer qu'il était vraiment le mec de Setsu.

Il acquiesça avec un reniflement railleur.

— Il était complètement mordu. L'est toujours.

Il fallut un instant à Kaya pour digérer l'information. Compress ne s'était pas joué de Setsuha. L'aspect sentimental de leur relation n'était pas un leurre.

Reste qu'il lui a caché son identité de vilain et s'en est pris à son frère...

Elle secoua la tête avec incrédulité.

— Vous êtes une belle paire de désespérés.

Tõya étira son sourire le plus scélérat, et la prit par les hanches pour l'attirer à lui.

— Bienvenue au club.


– – –


Des effluves de café et de produits d'entretien flottait dans la petite salle de réunion du Centre de la Sécurité Publique. Assis aussi confortablement que leurs ailes reployées le leur permettaient, Hawks et Setsuha patientaient. Vêtue d'une veste de tailleur fluide, d'un blanc de neige et doté d'une ceinture ajustable, qu'elle portrait par-dessus une chemise de satin noir, la jeune femme avait plaqué ses cheveux en arrière au moyen d'une série d'épingles. Sa mise n'était qu'un artifice élémentaire pour se conférer une allure professionnelle et gagner en crédibilité. Car tous ses espoirs reposaient sur ses capacités de persuasion.

Elle n'eut pas à endurer longtemps le nœud de nervosité qui lui comprimait l'estomac. La porte s'ouvrit bientôt, et une vague de chaleur les assaillit. Les flammes qui drapaient le Numéro 2 dégageaient une véritable fournaise. L'encadrement de la porte paraissait presque dérisoire par rapport à sa carrure. Le détective Tsukauchi, rasé de près et en chemise, le suivait.

Hawks et Setsuha se levèrent pour les accueillir. Le policier serra la main de l'ailée, tandis que le héros se borna à un hochement de tête, la toisant de toute sa hauteur. Setsuha fut soulagée de ne pas avoir à l'approcher. Même à cette distance, ses flammes lui donnaient des bouffées de chaleur.

— Endeavor, Tsukauchi, je vous présente Fukurõ Setsuha, étudiante en master de psychocriminologie, l'introduisit Hawks. Et comme je vous l'ai expliqué, sœur de Fukurõ Muhaoto.

— Oui, il vous avait mentionné informellement, révéla le détective avec une esquisse de sourire bienveillant.

Setsuha lui rendit son sourire, non sans une pointe de contrition envers Kaya. Elle s'en voulait de contacter son oncle après les derniers évènements qui les avaient éloignés, mais sa résolution ne lui laissait pas d'autre choix.

Ils prirent place autour de la table, et Setsuha effectua quelques discrètes inspirations ventrales pour maintenir sa contenance. Sa peau se faisait déjà moite sous son costume. Son corps ne disposait que d'une faible tolérance face à l'Alter d'Endeavor.

Tout comme Muhaoto face à celui de Dabi...

— Avant toute chose, reprit Tsukauchi, il faut que vous compreniez bien ceci : Fukurõ, vous n'êtes pas ici dans le cadre de votre stage, et recevoir des civils de cette manière est très inhabituel. Nous n'avons accepté que parce que Hawks nous a assuré que vous pourriez être utile à l'opération de sauvetage de votre frère.

Setsuha acquiesça, la mine grave. C'était l'amorce dont Hawks et elles avaient convenu pour qu'elle parvienne à les rencontrer.

Endeavor émit un reniflement sceptique.

— Pour ma part, je vois mal ce qu'une citoyenne non-qualifiée pourrait nous apporter de plus que nos équipes.

En dépit de l'implacabilité de son regard azuré, pétulant au milieu de son loup de flammes, Setsuha soutint un instant son regard. Il y a tellement de secrets réunis autour de cette table, songea–t-elle. La connexion de Hawks à la Ligue, la sienne à Compress, celle de Kaya à Dabi... il était temps de lever celui qu'elle pouvait.

Elle échangea un coup d'œil avec Hawks, toute aussi conscience que lui qu'il s'agissait de sa dernière chance de se rétracter. Il l'encouragea d'un infime hochement de tête, prêt à la soutenir jusqu'au bout. Setsuha redressa alors le menton, et déclara :

— J'ai des raisons de croire que la Ligue se trouve actuellement dans une situation très précaire. Avant que mon frère ne soit enlevé par eux, Sako Atsuhiro m'a approché sous son identité civile. On s'est fréquenté quelque temps avant que Muhaoto m'apprenne qu'il s'agissait d'un vilain. Je pense qu'ils sont plus aux abois que ce que l'on croit et qu'il est possible de marchander à faible prix la libération de mon frère.

Elle vit Tsukauchi se rembrunir à la mention de sa relation avec Atsuhiro. Sans doute ne pouvait-il s'empêcher de dresser le parallèle avec sa nièce. Il resta pourtant attentif à ce qu'elle leur révélait. Endeavor, lui, se borna à étrécir les yeux pour la scruter sans commisération. Seul le froufrou de ses flammes troublait le silence. Le sang commençait à lui monter à la face, mais elle poursuivit :

— Dans la mesure où cela vous serait utile, je pense également pouvoir entrer en contact avec Compress pour faciliter les négociations.

Elle s'exprima avec tout l'aplomb dont elle disposait, quand bien-même elle angoissait d'aborder à nouveau le vilain. Quand elle se tut, Tsukauchi la dévisagea, aussi interdit que songeur.

— L'avantage, avança Hawks, c'est que Setsuha bénéficie de la formation nécessaire pour procéder à ce genre d'intervention.

— Ce qui ne nous assure pas de sa fiabilité, contra Endeavor. Surtout de la part de quelqu'un qui a fréquenté un vilain. Qu'est-ce qui nous dit qu'elle n'a pas développé un syndrome de Stockholm, ou...

Setsuha tressaillit.

— Le syndrome de Stockholm n'est pas un phénomène scientifique valide, contra-t-elle d'une voix plus sèche que ce qu'elle avait anticipé.

— Quoi qu'il en soit, la question de votre relation et de ses implications doit être posée, intervint Tsukauchi, plus mesuré que le héros.

— Et s'il faut attester de la fiabilité de Setsuha, je me porte garant, Endeavor, renchérit Hawks. Je la connais depuis longtemps.

Le Numéro 2 parut à peine rasséréné. Il ne lâcha qu'un grognement d'abdication et se rencogna contre son dossier, les bras croisés. Tsukauchi reprit le relai pour demander :

— Fukurõ, je peux vous demander de nous détailler les circonstances de votre rencontre avec Sako Atsuhiro ?

Préparée à ces questions, Setsuha leur relata leurs premiers échanges au festival, puis à la Tokyo Opera City, avant d'arriver à ce jour fatidique où il l'avait abordé dans le café.

— J'ai été étonnée par sa prothèse, mais je ne savais pas que Compress en avait une. Tout ce que je voyais, c'était qu'il était spirituel et galant. On ne se voyait que pour prendre un café ou sortir. Ce qui m'a fait tiquer, c'est que nous ne sommes jamais allés chez lui, et qu'il était très discret, il ne me disait rien sur son passé, ses activités...

Tout en débitant son discours préalablement échafaudé, Setsuha s'écouta parler, troublée de sonner comme tant de victimes qui défilaient au poste. Tsukauchi prenait des notes sur son carnet et ne l'interrompait que pour lui demander des précisions. Elle apprécia qu'il formule ses interrogations avec une discrétion dépourvue de jugement. Petit à petit, elle leur exposa ce qui l'amenait à penser que la Ligue ne tenait actuellement qu'à un fil. Elle sut à leurs mines concentrées qu'elle était parvenue à les convaincre.

— Il faudra que la Commission valide l'opération, annonça Tsukauchi une fois qu'il eut obtenu toutes les réponses dont il avait besoin. Mais il y a des bonnes chances que nous puissions mettre ça en place. Comme vous l'avez soulevé, c'est sans doute la solution la moins coûteuse. Merci pour votre coopération, Fukurõ. Nous vous recontacterons, le cas échéant.

Setsuha commençait à avoir du mal à respirer dans l'atmosphère surchauffé de la salle. La fébrilité la gagna. Elle avait réussi à enclencher le mouvement, mais l'autorisation de participer au sauvetage ne lui avait pas encore été accordée. À présent, il lui faudrait patienter.

Pressé par ses fonctions, Endeavor s'éclipsa aussitôt qu'ils eurent conclu la rencontre. Tsukauchi referma son carnet et apostropha l'ailée :

— Avant que vous ne partiez, vous auriez un moment ? En privé, ajouta-t-il avec un coup d'œil incertain en direction de Hawks.

Il ne pouvait s'agir que de Kaya. Le détective ignorait bien sûr que Hawks était parfaitement au courant de la situation. Compréhensif, le Numéro 3 déclara qu'il attendrait Setsuha dehors. Tsukauchi la conduisit dans les couloirs jusqu'à une fontaine à eau, et lui servit un gobelet bien frais, accompagné d'un air de sollicitude. La sensibilité de la jeune femme à l'Alter d'Endeavor ne lui avait manifestement pas échappé. Elle l'accepta avec un sourire de reconnaissance, et s'empressa d'avaler une gorgée froide.

— Vous êtes une amie de Kaya, commença-t-il sans s'embarrasser de préambules. Est-ce que... vous seriez en contact avec elle ?

Setsuha hésita. Elle ignorait la position actuelle de Kaya envers son oncle, et ne tenait pas à interférer. Néanmoins, la préoccupation désespérée qu'elle lisait dans les yeux d'encre de Tsukauchi la fit fléchir. Lui la croyait toujours en pleine crise, errant avec des vilains, s'exposant aux pires dangers. Elle déclara alors d'un ton enrobé de douceur :

— Elle va bien. Et si vous voulez bien vous fier à mon expertise de psychologue, elle est tout à fait stable.

Le choc éclata sur la figure du détective comme s'il venait de recevoir un coup à l'estomac. Puis le remord et la confusion décomposèrent son expression. Setsuha venait de lui confirmer que chacun des choix de sa nièce avaient été effectués de façon parfaitement éclairée. Que la maladie n'était pas responsable de ses actions.

— Ah..., souffla-t-il. Je vois.

En le voyant si désemparé, Setsuha posa une main sur son bras.

— Parlez-lui, quand vous pourrez. Ce dont elle a le plus besoin de votre part, c'est que vous la compreniez.

Il hocha la tête, et esquissa un sourire de désabusement amer.

— C'est justement le problème. Ça aurait été plus simple si elle avait eu la même ligne de conduite que vous.

Setsuha pinça discrètement les lèvres.

Et moi, j'aurais préféré avoir ses certitudes.






~ " Je ne réprimerai pas ma langue ; je suis tenue de parler." Othello ~




PARTIE I

ABSIT REVERENTIA VERO

NE CRAIGNONS PAS DE DIRE LA VÉRITÉ

FIN




C'est la fin de cette première partie !

La vérité, thème central de cette partie, qui est de mise jusque dans ce chapitre.

Une conversation pénible mais inévitable entre Tõya et Kaya ! Leur communication évolue ! Qu'est-ce que vous en avez pensé ?


Setsuha passe à l'action ! Endeavor et Naomasa réaparaissent...


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