won't you come back home ?
Le chemin commence là où tout prend fin.
Là où tout prend fin, tout recommence.
Alors, les mains pleines de son propre sang et le souffle court, Satoru traverse comme pour la première fois ses propres souvenirs, rassemble les fragments d'une jeunesse oubliée à la recherche de ce qui ne meurt jamais. Il dépasse la grande demeure de son clan où il a vécu ses premières années, se dit qu'elle lui semble bien plus banale que lorsqu'il était enfant, mais peut-être est-ce parce qu'elle ne renferme plus rien pour lui. Elle ne lui est pas familière, avec tous ses souvenirs impersonnels et la sensation de n'être qu'un joyaux rare à mettre en vitrine qui y est rattachée. Peu importe. Ce n'est pas ici qu'on l'attend, le chemin ne s'y arrête même pas, et le temps presse.
Le temps presse toujours pour qui n'y est pas invincible, et la fin est toujours plus précipitée pour qui a passé son entière existence à se croire éternel.
Si la vieille propriété de la famille Gojo n'éveille aucune réaction chez Satoru, la vue de Tokyo telle qu'il l'a découverte lui arrache un sourire d'enfant heureux. Les immeubles si grands qu'ils paraissent caresser le ciel, le brouhaha incessant des passants et les vives couleurs lui font un instant oublier son chemin terne. Et puis, il se voit, là, au milieu de la rue, haut comme trois pommes et le regard brillant d'arrogance. Cet enfant-là, la maisonnée froide et sérieuse ne lui convient plus. Il veut se balader, découvrir la ville, et il se plaît à attirer l'attention des gens qui l'entourent avec ses grands yeux atypiques et ses cheveux aussi blanc que neige.
C'est ici-même, dans une rue banale de l'arrondissement de Shinjuku, qu'il le voit pour la première fois.
Ce gamin-ci est plus discret, plus sombre que lui, et pourtant, le petit Satoru le remarque vite dans la foule de monde qui les entoure. Peut-être est-ce parce que cette foule ne peut ni percevoir l'énergie occulte qui émane de lui, ni comprendre ce qu'il enferme dans sa paume avant de l'avaler sans peine. Un fléau. Après avoir été témoin d'un tel spectacle, l'enfant prodige du clan Gojo ne peut que s'élancer à sa suite, s'accrocher à cet homologue venu d'un autre monde qui lui est pourtant si complémentaire et ce, durant des années entières.
Le grand Satoru, celui qui saigne et dont la lumière faiblit, poursuit le souvenir de ces enfants à travers les âges comme avec l'espoir de renaître ainsi et de tout revivre, parce qu'il serait prêt à affronter une deuxième fois tous ses malheurs rien que pour la sensation d'avoir cet étrange gosse mangeur de fléaux à ses côtés. Il les observe, détaille la manière dont leur amitié se développe comme une jolie fleur recevant juste assez d'eau et de soleil pour éclore à temps, se voit grandir dans l'apogée de son existence. C'est Suguru qui l'éveille au monde, en quelque sorte. Il est plus sage, plus responsable, il n'a pas été le précieux bijou d'une famille trop grande pour lui, mais il est drôle, il est fort, et il aime Satoru.
C'est la première fois qu'il voit comment l'affection se forme, qu'il a l'occasion de voir se tisser le long fil d'une relation naturelle. Sa famille ne tient à lui que par défaut, sûrement, et les autres, eux, ne le supportent pas ou bien l'envient trop pour se montrer amicaux. Suguru possède assez de force et de jugeote pour être son égal, et il se fiche bien de savoir que son ami est différent des autres et doit recevoir plus de respect que la moyenne. Alors c'est du haut de ses douze ans que Satoru décide qu'être le plus fort de ce monde n'est pas assez drôle, que tout est forcément plus amusant à deux et que, lorsqu'on vantera ses mérites, le nom de Suguru Geto résidera à côté du sien.
Quand ils se perdent dans Tokyo à la recherche des fléaux afin de faire la course à celui qui en exorcisera le plus en un temps donné, leurs rires espiègles résonnent dans les rues pourtant pleines et le mourant presse le pas, s'esclaffant presque avec eux. Sous le regard de l'adulte qui n'a plus rien à perdre et plus qu'un seul souhait, ils font les quatre cent coups, même avant de rejoindre cette école d'exorcisme qui deviendra ensuite le centre de la vie de Satoru. Ils combattent ensemble, mangent ensemble, dorment ensemble et s'attirent toujours plus d'ennuis ensemble. Plongé dans sa gloire immarcescible, le duo le plus fort et dangereux du monde de l'exorcisme n'est finalement qu'un vieux souvenir qui défile sous les yeux de Satoru tandis que son cœur reçoit ses dernières réserves de sang.
Devant lui, le chemin continue et, s'il court depuis tout à l'heure dans l'espoir d'apercevoir tous les fragments de cette puissante jeunesse qu'il regrette, Satoru ralentit dès que le regard de Suguru change. Même posé sur lui, il ne dégage plus cet éclat insolent et témoin de sa force - leur force - que rien n'arrête. Il est perdu, fatigué puis désolé, et ils ne se parlent plus comme avant. Du titre de partenaire, Suguru passe à celui de traître et, contre son gré, Satoru redevient le plus fort, celui chez qui la solitude s'impose. Sur les pavés du chemin divin qui se dessine aujourd'hui devant lui, les larmes rejoignent le sang.
Lui, que beaucoup ont considéré comme un Dieu, meurt seul.
Quelle importance peuvent bien avoir sa puissance, ses yeux si rares et sa beauté pratiquement inhumaine dans la mort ? Aujourd'hui, il se fiche d'être le plus fort, parce que même le plus fort connaît une fin et s'éteint après avoir brillé durant toute une vie. Revoir ses victoires ne l'intéresse pas, parce que l'une d'elle est le meurtre de son meilleur ami et qu'elles ne sont pas ce qui le rendent humain. Il lui faut seulement frôler son humanité une dernière fois avant de partir. Sur le chemin, le ciel pleure avec lui.
Les souvenirs qui défilent ensuite ne le représentent pas comme il veut se voir à cette heure fatidique. Satoru n'est plus un adolescent courant après les mérites et les ennuis, mais un adulte isolé et trop conscient de sa réalité pour se permettre d'aimer. Les élèves placés sous sa responsabilité, à qui il enseigne ce qu'il sait et ce qu'il n'a jamais mis en pratique, deviennent meilleurs que lui. Là où sa force innée ne lui permet pas d'être perçu comme l'humain qu'il est, celle qu'ils développent les lient naturellement sous son regard omniscient. Sa seule véritable victoire réside certainement là, dans les cœurs de ces jeunes qui battent à l'unisson.
Sur le chemin, les gouttes tâchant les pavés ne sont plus ni sang, ni larmes.
Il pleut.
Il pleut et le temps presse, c'est même déjà fini. Ou bien est-ce le début ?
Satoru court à nouveau, appelé par la lumière au bout de son chemin maussade. Il n'a pas besoin d'en voir plus, seulement de découvrir ce qui l'appelle tant depuis l'autre côté. Alors il court sans s'arrêter et, à la lisière de l'Après, se sent tomber dans un silence paisible. Ses yeux sont fermés, et pour la première fois de sa vie, il ne voit vraiment rien, ne perçoit rien non plus, si ce n'est la paire de mains tièdes qui retiennent son visage fin. Quand il ouvre la bouche et cherche sa voix, ses lèvres tremblent.
— Je suis mort ?
Le bruit des vagues lui répond avant la voix familière qu'il a tant attendue.
— Je vois que tu as conservé ta perspicacité.
Les remous de l'océan envoient valser quelques frêles gouttes sur ses joues de porcelaine. Ses cils aussi blancs que l'écume qui s'amasse à quelques pas de là battent un instant contre le vent et dévoilent des prunelles célestes dont le nouveau venu - ou retrouvé - connaît par cœur les moindres variations de couleur. Ses yeux à lui sont teintés d'un noir dont on ne dirait rien de très poétique, mais Satoru a toujours trouvé plus de réconfort dans ce regard sombre qu'ailleurs et trouve apaisante l'absence de nuances dans un monde qui ne fait tout qu'en demie-mesure.
— Ça valait le coup d'être le plus fort, hein, ironise le mort d'une voix presque aussi éteinte que lui.
Les mains de Suguru tiennent encore son visage, comme pour l'empêcher de baisser la tête et de se créer un nouvel échec. Sur le coup, Satoru ne se demande pas pourquoi son vieil acolyte se montre si calme. Il est mort, lui aussi, et de la main de celui qui lui a été le plus proche. Comment peut-il accepter de voir venir son heure si facilement ? La question ne lui vient que lorsque Suguru rit, le regard rivé à la seule personne à qui la vie l'a relié d'un solide fil demeurant sauf même dans son après. Ses longs cheveux bruns emmêlés par le vent marin viennent caresser le front de Satoru avant qu'il n'y presse le sien, et, iris bleues fixées sur ses lèvres comme pour en voir s'échapper les vérités, ce dernier l'écoute avec la patience d'un mort qui a attendu toute une existence de revoir son compagnon.
— Tu penses ne plus valoir ton titre parce que le temps ne s'est pas arrêté pour toi, mais c'est ce qui fait que tu es supérieur à n'importe quel être éternel, en plus d'avoir surpassé les autres humains toute ta vie. Nul besoin de vaincre la Mort pour ridiculiser les Dieux. Ils ne méprisent les mortels que pour l'amour éternel qui les anime malgré leur chair et leurs cœurs que le temps menace, eux à qui aucun concept n'échappe, si ce n'est celui de l'importance d'un seul souffle poussé.
Et, bon mortel qu'il est, Suguru se fiche bien des Dieux, de la Mort et de tous les souffles que ses collègues mortels peuvent pousser. Il n'y a que celui qui se mêle au sien dans l'instant qui compte, et tant que ce fait demeure sauf même dans l'Après, quitter le monde où il est né ne semble pas être un problème, et sûrement pas un échec. Alors, tandis que le monde tourne encore et que le temps continue de réclamer son dû ailleurs, Satoru touche enfin sa propre humanité et sur cette plage ni réelle, ni irréelle, quatre poumons ne respirent plus que le même air.
Le chemin commence là où tout prend fin.
Mais là où tout prend fin, la maison au bout du chemin se dessine, la solitude et les erreurs deviennent leçons, et un nouveau début se crée.
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