48 - Voyage express


L'appel de Klara arrive en plein après-midi, alors que je terminais un dossier.

— Camila, souffle-t-elle à l'autre bout du fil, visiblement agitée.

— Klara ? Qu'est-ce qui se passe ?

— Tu crois que c'est une bonne idée, le mariage en Italie ? Je veux dire... chez Nonno ?

Je pince l'arête de mon nez, déjà fatiguée de la conversation à venir.

— Premièrement il déteste qu'on l'appelle comme ça. Deuxièmement il me déteste aussi et toi et moi on s'est très bien pourquoi et troisièmement pourquoi ? Pourquoi aller aussi loin ?

— Elio pense que c'est symbolique, mais j'ai peur que ça réveille des tensions familiales.

— Écoute, dis-je en soupirant, si tu veux vraiment te marier là-bas, il faut y aller pour être sûre. Vérifie que la maison est en état d'accueillir du monde, que Carlo est d'accord, et que tout peut être organisé.

Un silence. Puis, avec un enthousiasme soudain :

— Tu viendrais avec moi ?

Je m'y attendais.

— Klara...

— Allez, s'il te plaît ! Je ne peux pas y aller seule, et tu sais que Nonno t'écoute plus que moi. Et puis, ça pourrait être... sympa, non ? Un petit voyage entre sœurs.

Je réfléchis un instant. Une part de moi veut refuser, éviter les complications, mais une autre, plus curieuse, est tentée. Revenir en Italie, même brièvement, pourrait être l'occasion de revisiter une partie de notre histoire familiale que j'ai toujours évitée. Mais surtout fuir les deux hommes qui me compliquaient la vie.

— OK, finis-je par céder. Mais on fait ça rapidement. Pas question que ça traîne.

— Merci, merci, merci ! s'exclame-t-elle, sa voix pétillante à travers le combiné.

Quelques jours plus tard

Nous débarquons en Italie après un vol matinal. Elio a insisté pour nous accompagner, mais Klara l'a convaincu de rester en arrière, prétextant qu'il valait mieux qu'on gère ça entre femmes.

— Je veux que ce soit une surprise pour lui, m'avait-elle confié dans l'avion, un sourire rêveur sur le visage.

La maison familiale se dresse devant nous, majestueuse et intimidante. Avec ses murs en pierre vieillie et ses volets sombres, elle semble sortie d'un autre temps. Le jardin, bien que légèrement en friche, garde une élégance naturelle, comme si même l'abandon ne pouvait ternir sa beauté.

Carlo nous accueille sur le pas de la porte. Comme toujours, il est impeccablement vêtu, son regard perçant balayant la scène. On croirait voir mon père mais en plus vieux, ce qui le rendait encore plus intimidant.

— Camila, Klara, dit-il simplement. Bienvenue.

Klara se précipite pour l'embrasser, toujours aussi démonstrative. Moi, je m'approche plus lentement, consciente du poids de l'histoire qui nous lie.

— Carlo, merci de nous recevoir, dis-je avec un sourire léger.

Il hoche la tête, puis nous invite à entrer.

Après une tasse de café et quelques échanges de politesses, Klara et moi nous lançons dans une exploration de la maison.

— Tu crois qu'on pourrait organiser la cérémonie ici, dans le jardin ? demande-t-elle, émerveillée par les grands cyprès et la fontaine centrale, même si elle ne coule plus.

— Peut-être. Mais il faudrait tout remettre en état. Et... tu es sûre que tu veux vraiment mêler cet endroit à ton mariage ?

Elle s'arrête, me regardant avec une pointe de frustration.

— Pourquoi tu fais toujours ça, Camila ? Pourquoi tu vois le pire dans tout ?

— Parce que je connais cette famille, Klara. Et toi aussi. Ce n'est pas une question de pessimisme, c'est une question de réalisme.

Elle croise les bras, visiblement agacée.

— Peut-être qu'on pourrait changer les choses. Faire quelque chose de beau ici, dans un endroit qui a toujours été compliqué pour nous.

Je soupire, consciente qu'elle a une part de raison. Mais avant que je puisse répondre, une voix grave nous interrompt.

— Tout ça, c'est bien joli, mais vous avez pensé à demander à votre père ce qu'il en pense ?

Je me retourne et tombe nez à nez avec un homme d'une cinquantaine d'années, grand, robuste, avec les mêmes traits durs que Carlo. Mon oncle, John.

— John, dis-je, le cœur battant avec un sourire.

Il sourit, se rapprochant de nous.

— Ça fait longtemps, Camila. Et toi, Klara, toujours aussi lumineuse. Alors, qu'est-ce qui vous amène vraiment ici ?

La soirée tombe, et nous nous retrouvons autour d'un dîner improvisé. Carlo est plus silencieux que d'habitude, et Klara, malgré son enthousiasme, semble un peu nerveuse.

— Alors, Klara, tu veux te marier ici ? demande Carlo, brisant enfin le silence.

— Oui. Si tu es d'accord, bien sûr.

Il hoche la tête, pensif. Carlo prend une longue gorgée de son vin avant d'ajouter.

— Tu peux utiliser la maison. Je m'assurerai que tout soit en ordre pour le jour J.

Klara pousse un cri de joie, ses mains jointes comme si elle venait de recevoir un cadeau inespéré.

— Merci, Nonno ! Merci infiniment ! Tu ne sais pas à quel point ça compte pour moi.

Carlo esquisse un sourire discret, presque imperceptible, avant de hocher la tête.

— Fais-en un jour mémorable, dit-il simplement.

Klara se lève, visiblement impatiente.

— Je vais appeler Elio pour lui annoncer la nouvelle !

Elle sort en trombe de la pièce, son téléphone déjà à l'oreille. John, qui avait assisté à la scène avec un air nonchalant, se lève à son tour.

— Je vais prendre l'air, dit-il en s'adressant à Carlo. On discutera des détails plus tard.

Carlo hoche la tête sans un mot. La porte claque doucement derrière John, et soudain, le silence s'installe dans la pièce.

Je reste assise, mes mains entourant ma tasse de café désormais tiède. Carlo est là, face à moi, son regard fixé sur un point invisible au-delà de la fenêtre. L'atmosphère est lourde, presque étouffante.

Je prends une profonde inspiration, rassemblant mon courage.

— Pourquoi... tu ne m'aimes pas ?

Ma voix brise le silence, tremblante mais ferme. Carlo tourne lentement la tête vers moi, surpris par ma question.

— Qu'est-ce qui te fait croire ça ? demande-t-il enfin, sa voix calme mais tranchante.

Je détourne les yeux, mal à l'aise sous son regard perçant.

— Parce que tu as toujours été... distant. Froid. Tu ne m'as jamais traité comme Klara. Avec elle, tu es toujours chaleureux, mais avec moi...

Je m'arrête, incapable de mettre des mots sur le poids que je ressens depuis des années.

Carlo repose son verre sur la table avec un soupir.

— Camila, tu te trompes. Je ne t'ai jamais détestée.

Je fronce les sourcils, incrédule.

— Alors pourquoi ça y ressemble ?

Il s'appuie sur le dossier de sa chaise, croisant les bras, et me regarde avec une intensité nouvelle.

— Ton père... ton père m'a fait un drôle de cadeau en te donnant le nom de ma femme. Camila, c'était une femme exceptionnelle. Une femme que j'ai aimée plus que je n'ai su le montrer.

Il fait une pause, le regard perdu dans le vide, comme s'il revivait un souvenir lointain.

— Quand j'ai appris qu'il t'avait donné son nom, j'ai d'abord pensé que c'était une manière de me provoquer. James n'a jamais été très tendre avec moi, et je ne lui reproche pas. Je n'ai pas été un bon père pour lui.

Je reste immobile, absorbant ses mots. Carlo continue, sa voix rauque légèrement brisée par l'émotion.

— Mais ensuite, je t'ai vue grandir. Et tu sais quoi ? Au début, je ne voyais pas grand-chose de ta grand-mère en toi. Tu étais juste une enfant. Curieuse, vive, un peu trop franche pour ton propre bien.

Un sourire triste effleure ses lèvres.

— Mais avec le temps, il y a eu des moments... des gestes, des regards... où je me suis surpris à penser à elle en te regardant. Pas parce que tu lui ressembles vraiment, mais parce que tu as quelque chose. Une manière d'être, une façon de parler qui me rappelle des souvenirs que je n'ai jamais voulu revisiter.

Il se redresse légèrement, posant ses mains sur la table.

— Alors, je me suis éloigné. Pas parce que je te détestais, mais parce que je ne savais pas quoi faire avec tout ça. Chaque fois que je te voyais, c'était comme si une partie de moi revenait à la surface. Une partie que j'avais enterrée avec elle.

Je sens ma gorge se serrer, mais je ne dis rien. Carlo me regarde enfin, son regard dur mais sincère.

— Mais sache une chose, Camila. Ce n'était jamais contre toi. C'était contre moi. Contre ce que j'ai perdu.

Un silence s'installe à nouveau, mais il n'est pas aussi oppressant qu'avant. Il semble réfléchir un instant avant d'ajouter :

— Tu es toi, Camila. Pas elle. Et c'est une bonne chose. Une très bonne chose.

Je sens une chaleur inattendue envahir ma poitrine. Les mots sont simples, maladroits même, mais ils portent un poids immense.

— Merci, murmuré-je, la voix légèrement tremblante.

Carlo hoche la tête, son visage se détendant légèrement.

— Ne crois jamais que je ne tiens pas à toi. Peut-être que je ne le montre pas comme il faut, mais c'est là.

Il se lève lentement, posant une main sur mon épaule avant de quitter la pièce.

Je reste là, immobile, un mélange d'émotions tourbillonnant en moi. Pour la première fois, je vois Carlo sous un autre jour. Peut-être qu'il n'était pas le grand-père que j'aurais voulu, mais au fond, il a toujours été là. À sa manière.

Après que Carlo ait quitté la pièce, je reste assise un moment, incapable de bouger. Ses mots résonnent encore dans ma tête, et une étrange chaleur s'est installée dans ma poitrine. Mais l'émotion est trop forte pour que je reste immobile. J'ai besoin d'air, de mouvement, de... quelque chose.

Je me lève et commence à explorer la maison, une maison que je connais à peine, mais qui porte l'empreinte de générations. Chaque pièce semble raconter une histoire que je n'ai jamais entendue.

Dans le grand salon, un vieux buffet en bois attire mon attention. Dessus, une série de cadres photos, certains poussiéreux, d'autres plus récents. Mon regard est immédiatement capté par une photo au centre.

C'est une image de mon père, bien plus jeune. Il sourit, un vrai sourire, pas celui qu'il arbore aujourd'hui, calculé et distant. À côté de lui, une femme aux traits familiers, que je reconnais instantanément : ma tante Giovanna. D'ailleurs je me demandais comment elle allait depuis le temps je n'avais plus eu de ses nouvelles. Elle a l'air espiègle, rieuse, comme si elle venait de dire quelque chose qui avait fait éclater tout le monde de rire.

Je reste figée devant cette photo, fascinée. Ils ont l'air heureux. Simplement heureux. C'est une image que je n'aurais jamais associée à mon père, à Carlo, à cette famille.

À côté, une autre photo attire mon attention. Elle est plus ancienne. On y voit Carlo, jeune et imposant, avec ma grand-mère à son bras. Ils ont l'air complices, amoureux même. Une bouffée de nostalgie m'envahit, mêlée à une étrange mélancolie.

Je continue de regarder les photos, une à une. Chaque image raconte une histoire que je n'ai jamais connue, un passé dont on m'a toujours tenu à l'écart.

Je réalise soudain à quel point j'ai laissé ces histoires m'échapper. À quel point j'ai laissé les conflits, les non-dits, et mes propres peurs m'empêcher de vivre réellement la vie que je méritais.

Je respire profondément, me redressant. Une étrange paix m'envahit, mêlée à une détermination nouvelle.

C'est décidé. À partir de maintenant, je vivrai pour moi.

Je me dirige vers la fenêtre, mon téléphone toujours dans la main. J'hésite un instant avant de composer le numéro d'Isaac. Je sens une sorte de pression sur ma poitrine, comme si cette conversation allait décider de tout. Il me répond après la troisième sonnerie.

— Camila ? dit-il, sa voix familière, mais teintée de surprise. Tout va bien ?

Je prends une profonde inspiration, essayant de calmer mes pensées.

— Oui, ça va, je... Je voulais te parler de quelque chose.

Il semble se tendre, mais il ne dit rien, attendant.

— C'est à propos de nous, je commence, ma voix plus ferme. Si tu veux vraiment sortir avec moi, il va falloir me séduire. Je ne suis pas acquise, Isaac.

Il reste silencieux pendant un moment. Je sais qu'il doit être un peu perdu par mes mots, mais je ne lâche pas. Je n'ai pas envie de me retrouver dans une situation floue, comme la dernière fois. Cette fois, je veux des certitudes.

— Tu veux que je te séduise ? répète-t-il doucement, presque incrédule.

Je hoche la tête, même s'il ne peut pas me voir.

— Oui.

Il reste silencieux encore un moment, je suis sur le point de raccrocher lorsque sa voix me parvient à nouveau, plus ferme.

— Camila, c'est hors de question. Je ne vais pas courir après toi comme un idiot.

Un éclat de frustration m'envahit. Je ne pensais pas qu'il réagirait ainsi.

— Eh bien, tant pis. Si tu n'es pas prêt à jouer le jeu, alors c'est comme ça. Je vais continuer ma vie sans toi.

Je raccroche sans lui laisser le temps de répondre, sentant un étrange soulagement me gagner. Je ne vais pas me laisser manipuler, et je ne vais pas céder à ses conditions. Je mérite mieux que ça.

À peine le téléphone posé, Klara frappe à la porte de ma chambre.

— Camila, tu viens ? On va faire un tour en ville, on ne passe qu'une nuit alors il faut qu'on profite. On ne peut pas la passer enfermées !

Je me redresse, et avant même que je puisse répondre, elle ajoute.

— Nonno nous colle des gardes certe mais je compte sur toi pour qu'on les sème si on veut passer une bonne soirée.

Je fronce les sourcils, mais elle me fait un signe de la main, visiblement impatiente. Je soupire et la suis sans protester, un peu fatiguée par cette ambiance constante de surveillance. La nuit est fraîche, mais l'air est agréable alors que nous nous dirigeons vers la sortie.

Alors que nous montons dans la voiture, le moteur vrombit et la lumière de la ville commence à briller au loin. Je m'installe confortablement, profitant de l'instant, mais une vibration dans ma poche me fait sursauter. Je regarde l'écran de mon téléphone : un message d'Isaac.

Je l'ouvre, hésitante.

— D'accord.

Un sourire involontaire s'étire sur mes lèvres. Il a accepté. Il va jouer le jeu. Mais je sais qu'il n'a aucune idée de ce que ça implique vraiment. Une partie de moi se demande si je ne l'ai pas mis dans une situation bien plus compliquée qu'il ne le pensait. Mais peu importe. Ce soir, c'est moi qui mène la danse.

Je pose le téléphone dans ma poche, l'esprit troublé mais déterminé. Klara me lance un regard curieux.

— Qu'est-ce qu'il y a ? Tu as l'air... contente.

Je hausse les épaules, un sourire en coin.

— Rien, juste... des nouvelles intéressantes.

La voiture se faufile dans les rues animées, et je laisse la nuit m'envelopper.

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