Chapitre 7 : Violet










La berline sportive, à la sombre carrosserie métallisée, s'arrêta en double file au pied de l'immeuble. Thélia s'empressa de s'engouffrer côté passager. Le crépuscule nimbait l'intérieur d'ombres magenta. Pour une fois, Adamer ne l'accueillit d'aucun sourire. Il passa sur elle un regard aiguisé, comme si le cliquetis de la ceinture scellait la suite des évènements.

— Comment tu te sens ? demanda-t-il en actionnant le levier.

— Ça peut aller.

En vérité, Thélia avait peiné toute la journée à se concentrer en cours. Malgré l'intérêt qu'elle portrait aux enseignements de culture artistique et d'expression plastique, l'anticipation qui la dévorait l'avait empêchée d'en retenir la moindre bribe. Le rouge pâle de sa chevelure, couleur de la détermination diluée par l'incertitude, en attestait. Adamer désigna l'arrière du véhicule d'un mouvement de tête.

— Je t'ai pris ça. Je l'ai fait ignifuger.

L'agent de l'URIAA s'avérait bien plus réfractaire qu'elle aux conditions posées par Cineád. Le pourpre des yeux de Thélia s'approfondit alors qu'elle passait les bras entre les sièges pour atteindre la veste posée sur la banquette arrière. Elle préférait être présente lorsque tout se jouerait. Ne fusse que pour faciliter la coopération de Mystès, pour qui Cineád demeurait un étranger et Adamer un ennemi d'Achernar.

Thélia déplia la veste à ouverture oblique. Dans les dernières lueurs du jour, la toile anthracite ne présentait pas le patin des matières neuves, mais demeurait en excellent état. Un cache-cou l'accompagnait. Elle les enfila et remonta la glissière, puis elle roula ses cheveux en chignon sur sa nuque.

Adamer roula jusqu'à quitter l'agglomération, et traversa une coquette ville de banlieue. La voûte céleste s'assombrissait au-dessus des toits quand il gara la berline sur une aire de stationnement servant de point d'accès aux bois environnants. Thélia descendit de voiture, respirant la fraicheur tombée avec la nuit. Alors qu'elle remontait sa capuche, Adamer la dévisagea d'un air singulier. Ses lèvres se pincèrent et un infime pli rapprocha ses sourcils. Une ombre navrée passa dans ses yeux.

— Désolé que t'en arrives là.

Surprise par ses excuses, elle lui posa une main rassurante sur le bras, la mine ferme.

— C'est moi qui t'aie demandé de m'aider pour retrouver Mystès, lui rappela-t-elle.

Adamer lui fit face, étudiant la façon dont la veste lui seyait. Il tira sur quelques plis afin de l'ajuster aux épaules, puis ses mains remontèrent corriger la position de la capuche autour de son visage, refoulant les mèches ondulées qui s'en échappaient. Ce faisant, il la scruta dans le fond des yeux et lui adressa un fin sourire, auquel elle ne put répondre que par un hochement de tête. Les doigts de l'hóplite glissèrent le long de la dernière mèche sauvage.

— Rouge, nota-t-il. Ça vaut mieux.

Lui-même avait revêtu une combinaison tactique en toile de polyester, ergonomique et multipoches, tel qu'il s'en trouvait sur les sites d'équipement professionnel. Dépourvue d'identifiants, elle garantirait son anonymat. Il souleva son sac par-dessus son épaule, faisant teinter son hóplonie, et s'engagea sur le chemin de terre. Les entrailles nouées par un courant de fébrilité, Thélia lui emboîta le pas. Ces ultimes instants avant qu'ils n'agissent tendaient ses nerfs à leur limite.

Installé sur une parcelle du parc, le laboratoire Iatron ne tarda pas à apparaître entre les arbres. Les lumières s'allumaient aux fenêtres de ses pavillons de pierre. D'après Adamer, il s'agissait d'un ancien institut de recherche, racheté par Cebalraï.

— Thélia, l'apostropha l'agent de sorte que sa voix ne portât pas trop fort dans la quiétude nocturne.

Il lui fit signe de venir marcher à sa hauteur. Elle obtempéra, scrutant son visage de biais. Les yeux rivés devant lui, il déclara :

— Je t'ai dit que ma priorité, ce sera d'atteindre Mystès et de le sortir de là. Ça veut dire que je ne pourrais pas contrôler Cineád. Ce qui va se passer là-dessous... ça n'aura pas grand-chose d'une mission de l'URIAA.

Thélia comprit l'avertissement. Cineád ne faisait montre d'aucune morale, et ne venait que pour une raison : éliminer des ennemies de Rigel. Adamer aurait beau veiller à sa sécurité, il ne pourrait préserver que son intégrité physique. Rien ne la prémunissait de la brutalité du carnage. Du choc de se retrouver au premier rang de la tuerie.

— Je m'attendais pas à ce que ça le soit, affirma-t-elle doucement. Et... pour le moment, je me dis que ce sont les responsables de la disparition de Mystès, alors...

Alors elle espérait pouvoir être témoin d'incinérations à vif sans rendre ses tripes. Adossée contre une souche, la silhouette de Cineád finit par se profiler dans l'obscurité. Il les jaugea sans aménité, puis se décolla de son appui et s'avança vers Thélia. La surplombant de toute sa taille, il glissa un index sous sa capuche, qu'il souleva pour faire mine d'examiner sa figure en dessous.

— Aw, tu l'as même accoutré pour l'occasion, railla-t-il à l'adresse de l'agent.

Thélia se recula afin de se soustraire à sa proximité. Elle était chaque fois frappée par le contraste entre son attitude habituelle et celle qu'il adoptait en présence de Kaya. Il n'y avait nulle trace de cette exécration sardonique, de cette indolence scélérate, lorsqu'il s'agissait de l'esthésive. C'en était presque à souhaiter qu'elle fut présente pour le tempérer.

Adamer préféra ignorer la remarque du pyrocien et s'enquit en remontant son cache-cou sur son nez :

— On est toujours d'accord sur la façon de procéder ?

Cineád haussa les épaules.

— Si par "façon de procéder" tu veux dire "immolation de masse", alors oui.

— Essaie juste de pas nous atteindre accidentellement, lui enjoignit l'agent d'un ton aigre.

— Essayer de pas vous retrouver dans mon périmètre d'action, rétorqua Cineád, nullement coopératif.

Tel que Adamer avait résumé le plan à Thélia, les niveaux extérieurs et ostensibles du laboratoire ne communiquaient pas avec les installations souterraines, où Cebalraï enfouissait ses activités les plus sordides. Ainsi, quoiqu'il se produise aux sous-sols, les pavillons n'en auraient pas d'autre connaissance qu'une éventuelle alarme d'évacuation.

Des accès excentrés des édifices principaux avaient été ménagés sur la propriété. Le trio dut faire un détour à travers le bois pour y parvenir. Un duo d'agents de sécurité armés gardait le poste qu'ils avaient pris pour cible.

À l'abri derrière un taillis, Adamer enfila son harnais aux étuis agencés le long de sa colonne vertébrale. Ses lames volèrent fracasser la caméra de surveillance par son angle mort, tandis que Cineád émergeait du couvert de végétation et s'avançait vers les vigiles. Accroupie, Thélia détourna le regard quand les flammes rugirent avec plus de puissance qu'un chalumeau alimenté à son maximum. Un éclat de lumière bleutée plus tard, le craquement de la calcination accompagnait la puanteur d'herbe et de chair carbonisée.

Les yeux piqués par l'air devenu sec, le cœur au bord des lèvres, la thaumaturge évita soigneusement de poser les yeux sur les carcasses fumantes alors qu'elle rejoignait les deux autres devant la porte que Adamer forçait. Elle se raccrocha à l'idée qu'aucun de ceux qu'ils croiseraient dans les prochaines minutes ne pouvait se targuer d'innocence. Lorsqu'on s'enfonçait aussi profond dans les affaires d'une Constellation, la mort rodait.

Sitôt que le sas fortifié fut enfreint, une sirène assourdissante s'enclencha.

— Alerte intrusion, prévint une voix artificielle par-dessus le clignotement des balises écarlates. Alerte intrusion. Tout le personnel est prié de suivre le protocole de sécurité.

Inébranlable, Cineád s'engouffra le premier dans les escaliers qui plongeaient sous terre. Adamer se tourna vers Thélia pour la consulter une dernière fois du regard. Comme elle lui répondait par un signe de tête affirmatif, il pressa son épaule, et s'engagea à la suite du pyrocien. Ils débouchèrent sur le sol carrelé d'un vaste embranchement de couloirs éclairé au néon, percé de portes métallisées qui donnaient sur des pièces vitrées à mi-hauteur. L'ensemble du niveau pouvait s'embrasser d'un seul coup d'œil. Les Cebalraï surpris en pleine activité ne disposaient d'aucun refuge.

Des exclamations s'élevaient déjà, rapidement réduites au silence par les bouffées ignescentes qui éclataient le verre pour faucher les silhouettes derrière. Les lames d'Adamer se dressèrent, puis se déployèrent. Une poignée d'entre elles vinrent former une escorte aérienne auteur de Thélia tandis que les autres filaient se disperser dans les locaux.

Le rythme cardiaque de la thaumaturge s'emballa sous la stridence de l'alarme, le crachement du feu et le branle-bas qui se répandait. Les dents serrées, elle veilla à rester dans le sillage de l'hóplite alors qu'ils progressaient d'un pas hâtif. Les tessons crissaient sous leurs semelles. Dans les salles les plus reculées, des rideaux de fer s'abaissèrent. Thélia eut néanmoins le temps de distinguer les os jaunis disposés parmi la verrerie emplie de liquides colorés, les bouquets de plantes suspendus dans les vapeurs. Et les gants tâchés de sang sombre.

Un groupe de Cebalraï voulut les empêcher d'atteindre l'issue à l'autre bout du couloir, mais les couteaux impitoyables d'Adamer les défendaient de toute tentative à leur encontre, cisaillant les tendons de quiconque approchait avec une précision chirurgicale.

Le sang battant à ses tempes, les paumes moites, Thélia le regarda s'accroupir auprès d'un Aster tombé comme un pantin aux fils coupés. Par-dessus le rugissement du feu attaquant les panneaux métalliques, elle n'entendit pas ce qu'il articulait. Il releva la tête vers les doubles battants, puis lui confirma la direction d'un geste. Ils laissèrent Cineád débusquer les Cebalraï tapis dans les salles barricadées, franchirent la porte, et descendirent une volée de marches chichement éclairée.

Un immense espace sillonné de fagots de câbles et de tuyaux d'alimentations s'ouvrit devant eux. Alors qu'Adamer s'y engageait d'un pas ferme, ses lames quadrillant l'air, Thélia se figea sur le seuil, assaillie de frissons glacés.

Des rangées de cuves bourdonnantes, emplies d'un liquide d'allure plasmatique, s'alignaient devant elle. Dans la clarté glauque, leur contenu flottait, perfusé, greffé. Les poches adipeuses, les viscosités sombres, les méandres gras d'organes humains.

Thélia sentit le sang se retirer de sa figure. Son estomac eut un sursaut. La respiration hachée, elle s'avança d'un peu vacillant. Impossible de détourner le regard. Où qu'elle posât les yeux, les pièces de boucheries girouettaient lentement derrière les vitres translucides.

La vue soudaine d'un minuscule myocarde, palpitant artificiellement, riva ses semelles au sol. Un gémissement de détresse s'extirpa de sa gorge comprimée. Prise de tremblements, elle plaqua une main contre sa bouche.

Elle ne savait que trop quel genre de victime avait terminé débitée ainsi en morceaux. Des enfants comme Meesha et Bélonias. Des parias comme les Maraudeurs. Livrés aux bistouris et aux expérimentations morbides d'individus sans âme, dans l'indifférence générale. Quelque chose céda dans sa cage thoracique. Aussi sèchement qu'une corde tendue à l'extrême.

La houle emplit son crâne. Sous la vague enragée qui la submergea, ses mâchoires se crispèrent et son cœur cogna frénétiquement contre ses côtes. Un violet profond enténébra ses iris.

La figure contractée sur un rictus de fureur et de douleur, Thélia écarta les bras. Elle alla chercher l'eau qui courrait dans les circuits et crispa les doigts. Un sifflement de corrosion se fit entendre. Le fluide, devenu acide sous son contrôle, rongea les conduits, puis déborda des machines par filets hémorragiques.

Elle le fit ramper à terre, pour attaquer une cuve après l'autre, sans autre volonté que de détruire les atrocités qui proliféraient là. Un son de pas précipités lui parvint avant que Adamer ne réapparaisse entre deux cylindres, à l'autre bout de la salle. Amassant toujours davantage de liquide à transformer, elle tourna vers lui un visage brûlé par les larmes qui rayaient ses joues.

— Qu'est-ce que tu fais ? s'écria-t-il d'un ton stupéfié. Thélia, arrête !

Il tendit une main en geste de tempérance, mais elle lâcha un hoquet furieux et trancha l'air d'un mouvement de bras qui projeta une bordée de fluide violet sur la cuve ou battait encore le petit muscle cardiaque. Adamer tressaillit, écarquillant des yeux interloqués. Puis ses traits se durcirent. L'air bruissa d'étincelles argentées autour de lui.

L'instant suivant, des mains gantées se refermaient sur les poignets de Thélia et les lui ramenaient contre la poitrine. Surgit devant elle dans une traînée lumineuse, Adamer s'exclama :

— Thélia, stop ! Je l'ai trouvé ! J'ai trouvé Mystès !

À travers le tumulte de la rage, ces paroles se frayèrent un chemin jusqu'à l'esprit de Thélia. La violence qui l'agitait se fracassa en écume. Tout son corps se relâcha. Le fluide acide redevint eau en même temps qu'elle laissait tomber sa tête, jusqu'à reposer le front contre l'épaule de l'agent. Une plainte, mi-cri mi-sanglot, monta de sa poitrine. Adamer libéra ses poignets et appliqua une paume réconfortante à l'arrière de son crâne.

— Est-ce qu'il est... ? balbutia-t-elle.

— Vivant. Mais il est en très mauvais état. Il faut l'emmener maintenant.

Thélia se redressa avec une inspiration saccadée, et essuya ses paupières. L'hóplite lui indiqua la direction d'un geste du menton.

— Par ici.

Adamer la conduisit dans un couloir exigu, le long duquel s'alignaient des cellules aux portes percées de hublots. Il se dirigea vers l'une des plus proches, et tira sur le loquet, avant de laisser la thaumaturge le précéder. Elle s'engouffra précipitamment dans l'espace étriqué.

Thélia ne prêta aucune attention à l'aspect de la cellule. Tout son être se porta sur l'individu étendu sur la couchette. Sous le tissu léger de la blouse et du pantalon dont on l'avait revêtu, sa perte de poids était manifeste.

— Mystès ! l'appela-t-elle en se précipitant vers lui.

Elle n'osa pas le toucher tant il paraissait à bout de forces. Son teint nacré avait terni. Ses joues avaient fondu. Des cernes profonds creusaient ses yeux clos. On avait rasé ses cheveux de neige. Contre la pâleur de son crâne, les points de suture qui ponctuaient les incisions trop nettes pour être accidentelles tranchaient hideusement.

La vue de Thélia se brouilla. Elle posa une main délicate sur sa poitrine, appelant son nom une nouvelle fois. Le contact fit frémir les paupières de son collègue. Il les souleva de quelques millimètres. Entre ses cils, l'indigo de ses yeux paraissait noir. Face à sa confusion, Thélia rejeta sa capuche en arrière.

— C'est moi, c'est moi, le rassura-t-elle dans un murmure. Tu vas sortir de là. Je te ramène.

Mystès émit un souffle qui devait être une tentative de répondre, puis referma les yeux, trop exténué. Une lueur bleue, vague silhouette imprécise, s'esquissa à côté de Thélia.

— Les enfants, articula le mirage avec la voix de l'hôte, avant de s'évanouir.

Adamer, qui s'était éclipsé sans qu'elle le remarque, entra dans la cellule et s'approcha. Ses mains passèrent de chaque côté du visage de Thélia pour replacer sa capuche sur son front.

— Tu peux le porter ?

Elle acquiesça et se pencha pour soulever Mystès du lit. Précautionneusement, elle le hissa sur son dos. En temps normal, elle aurait eu du mal à supporter le poids de l'hôte. Mais elle pouvait sentir ses côtes contre elle, et la maigreur des cuisses qu'elle passa de chaque côté de ses flancs. La tête de Mystès ballant par-dessus son épaule, elle quitta la cellule.

— Il y en a d'autres ? interrogea-t-elle Adamer.

— J'ai déverrouillé les cellules qui étaient occupées, indiqua-t-il laconiquement.

Ils traversèrent en sens inverse la salle des cuves. Tout en prenant garde à ne pas glisser sur le sol trempé, Thélia resserra sa prise sur Mystès. Elle se concentra sur sa respiration ténue, laquelle balayait imperceptiblement son cou, pour réprimer la nausée que lui inspirait la vision des volutes rouges derrière les vitres. Résultat de son saccage.

Sur le moment, elle n'avait voulu que faire cesser cette odieuse exploitation, mettre un terme aux souffrances de ces victimes mutilées. Mais il n'y avait déjà plus de vie dans ces cuves.

Un voile de fumée réduisait la visibilité à l'étage. Ils ne croisèrent plus que des carcasses roides et noircies, jusqu'à ce que des cris et des supplications ne leur parvinrent de l'espace repos vers lequel ils remontaient. D'immenses pans de suie couvraient les murs et les sols. L'atmosphère était empuantie par l'âcreté de corps et de matériaux brûlés.

Au centre de la salle garnie de distributeurs, d'éviers et de poufs, Cineád avait rassemblé une grappe de Cebalraï. Échevelés, les traits décomposés par la terreur, ils se tapissaient sur le carrelage comme des bêtes apeurées.

— C'est Keitan Adamer ! s'écria l'un deux, l'espoir perçant à travers la panique.

Cineád releva la tête vers les nouveaux arrivants afin de croiser le regard de l'agent. Celui-ci s'immobilisa et n'esquissa pas un geste de secours envers les proies du pyrocien. Une femme poussa sur ses mains pour se relever, voulant aller à la rencontre de la vedette de l'URIAA alors qu'elle était encore courbée.

— Keitan ! l'appela-t-elle. Keitan, à l'ai –

Cineád esquissa un rictus de joie mauvaise. Un tourbillon de flammes cérulées engloutit le lot de Cebalraï tandis qu'Adamer gardait ses yeux rivés aux siens. Léchée par la chaleur, Thélia vit les globes oculaires de la femme flamber dans leurs orbites, avant qu'elle ne soit plus qu'une statue charbonneuse. La fumée qui lui agressait les canaux lacrymo, accompagnée par l'odeur qui piquait ses narines, la couvraient de sueurs froides. Mais elle regarda avec une troublante indifférence les bourreaux de Mystès se consumer.

Le pyrocien enjamba les corps, à l'intérieur desquels couvaient encore des braises bleutées.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? s'enquit-il en pointant Mystès du doigt.

— Il est pas de Cebalraï, indiqua Adamer. Je t'ai dis que je récupérerai peut-être quelqu'un. T'as fini, ici ?

Thélia redouta un instant que Cineád ne tente de s'en prendre également à l'hôte, et chercha immédiatement la source d'eau la plus proche. Cependant, il se contenta de hausser les épaules, avant de répondre avec un ricanement sinistre :

— Ouais. Il doit y en avoir quelques-uns qui se planquent encore. Mais ils vont y rester.


✧ ✧ ✧


Les quatre heures du matin approchaient lorsque Keitan regagna l'hôtel situé à proximité des urgences de Mortraze où il avait déposé Mystès. Thélia s'était installée dans l'une des deux chambres grand standing qu'il y avait prises. Il toqua avant d'entrer, et trouva la thaumaturge assise au bord du lit, face à la baie vitrée. Capuche abaissée dans son dos, sa silhouette se découpait contre l'éclat nébuleux de l'agglomération. Il doutait qu'elle eût bougé depuis qu'elle était arrivée. Thélia pivota vers lui en entendant la porte se refermer, et il contourna le lit pour la rejoindre.

— Il a été pris en charge, l'assura-t-il pour répondre à la question muette qu'exprimaient ses yeux. Ça va aller.

L'or pâle jaillit dans les iris de Thélia. Un sourire encore imprégné par les répliques du stress et du choc étira ses lèvres. Le genre de sourire que Keitan espérait faire naître en endossant le rôle de vedette de l'URIAA, et qu'il n'avait obtenu d'elle qu'en bafouant les principes mêmes du métier.

— Il est tard, reprit-il. Est-ce que tu as besoin que je contacte ta famille ?

Il avait posé la question avec un détachement prudent, mais observa sa réaction avec attention. L'enquête qu'il avait mené sur elle avant leur rencontre lui avait appris qu'elle vivait avec son père avant de prendre sa colocation actuelle. Or elle ne paraissait jamais préoccupée de le tenir au courant de ce qu'elle pouvait traverser.

Sans compter la délinquance dans laquelle elle avait trempé alors qu'elle habitait sous son toit. Ce n'était pas bien compliqué de saisir qu'au sein de son propre foyer, Thélia Kerdaphy affrontait un autre type d'adversité. Comme il s'y attendait, elle secoua la tête en signe de dénégation.

— Non, pas la peine.

Toujours debout près du lit, Keitan la détailla. La suie tachait sa veste et ses joues. La cendre poudrait ses mèches. D'un geste spontané, d'abord léger, il épousseta les fines particules au-dessus de son front, puis tâcha d'essuyer les traces charbonneuses sur sa figure. Le frottement de ses pouces ne parvint qu'à étaler la suie, mais la façon dont il dodelinait la tête de la thaumaturge et déformait son expression la fit pouffer faiblement.

— Reste pas comme ça, lui enjoignit-il avec douceur, renonçant à la débarbouiller. Tu peux garder la chambre jusqu'à demain midi donc mets-toi à l'aise.

Comme ranimée par son contact, Thélia se leva enfin.

— Oui, j'ai besoin d'une douche. Mais je suis incapable de dormir.

— C'est normal. Faut que tu redescendes.

Elle hocha la tête, et lui jeta un bref coup d'œil. Malgré la fugacité de son hésitation, Keitan perçut la demande qu'elle avait ravalée.

Parce que Thélia, trop polie, trop pleine de sollicitude, n'oserait jamais requérir qu'il lui tienne compagnie à une heure aussi tardive, quand bien même elle avait un besoin indéniable de présence bienveillante et n'avait personne d'autre vers qui se tourner à l'instant présent.

— Tu sais quoi, j'allais pas me coucher non plus, annonça-t-il. Je vais me changer, et on peut mettre un film, si tu veux ?

La lueur de joyeux soulagement qui s'alluma dans les yeux de Thélia transfigura sa figure.

— Oh, puis j'ai vu qu'il y a de quoi faire du thé, je peux en préparer ! renchérit-elle.

— Parfait, approuva Keitan alors qu'il n'avait jamais été amateur de ce genre de boisson.

Un moment plus tard, ils se retrouvèrent donc, les cheveux encore humides, l'odeur de fumée qui leur collait à la peau remplacée par la fragrance du shampoing. En tee-shirt ample et bas de survêtement rouge, Keitan monta pieds nus sur le lit. Thélia y déposa le plateau sur lequel elle avait placé les mugs remplis d'eau chaude, puis farfouilla dans la corbeille contenant les sachets de thé.

Tout en ouvrant la plateforme de streaming sur l'écran plat, Keitan opta pour un parfum aux fruits rouges, puis l'invita à se servir en en-cas au minibar. Les mousselines contenant les herbes et pétales séchés dégagèrent d'apaisants arômes lorsqu'elle les plongea dans les tasses.

Thélia s'installa cependant à genoux, assise sur ses talons, tournée vers lui plutôt que vers la télé. Interpellé, il se redressa sur les coussins dans lesquels il était affalé. À son grand étonnement, la chevelure de la thaumaturge vira au rose. Couleur des émotions relatives à l'embarras, se remémora-t-il.

— Je voulais te donner ça, annonça Thélia en lui tendant un mince paquet, à peine grand comme la main.

La question franchit ses lèvres avant qu'il n'ait le temps de surmonter sa perplexité.

— Pourquoi ?

— Je tenais à t'offrir un truc, pour le festival. Et puis pour tout le reste. Tu l'ouvriras chez toi.

Il reçut le présent sans pouvoir réprimer son sourire. En tant que vedette de l'URIAA, il recevait régulièrement des lettres et cadeaux de ses fans. La plupart du temps, il les redistribuait à ses collègues. Mais celui-ci, avec son papier pourpre et son ruban argenté, ne lui était pas offert en gage d'admiration. Celui-ci était un geste personnel, chargé d'une signification sans égale.

Keitan le lissa sous ses doigts, cherchant malgré lui à tâter les contours de l'objet. Il lui tardait déjà de l'ouvrir. Thélia saisit sa main pour le stopper.

— Arrête ! Tu vas deviner tout de suite, sinon !

— Pardon, pardon, s'excusa-t-il avec un rire penaud. Eh, mais... c'est ce que tu as pris au festival des zoïques ? Quand tu disais que c'était pour offrir !

Il s'esclaffa devant la moue dépitée par ce nouvel indice qu'arbora Thélia. Ses longues mèches ondulées lui barraient encore une fois la figure. Il glissa les doigts sur son front pour les repousser en arrière, dégageant ses traits.

— Ça veut dire que je suis officiellement ton héros ? la taquina-t-il.

Thélia se cala contre les coussins avec un soupir contrarié.

— Si c'était le cas, je t'aurais rien offert. Tu es beaucoup plus que ça.

La spontanéité et la portée de ces mots fit vibrer un point sensible dans la poitrine de Keitan. Il dut arracher son regard de la thaumaturge pour déposer le paquet et saisir la télécommande.








Mystès est enfin sauvé !

J'ai beaucoup aimé écrire cette opération du trio Cineád/Keitan/Thélia !

Et puis un moment Keilia tout doux pour redescendre ~

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