Chapitre 6 : Festival
La nuit était tiède et dorée sous les lampions tendus en guirlandes au-dessus de la foule. La brise charriait des effluves de grillades et de sucre caramélisé. Une multitude de touristes et de Bryvasiens non-Asters se pressaient dans les rues d'Hamalex, avides d'approcher les créatures de démiurges qui paradaient et de collectionner les selfies auprès des hétairies et des métamorphes.
Galvanisée par l'ambiance, Meesha manifestait ses attributs de guéparde sans même y penser. Thélia observait ses oreilles de velours remuer entre ses mèches brunes et ses tâches palpiter sur sa peau, curieuse de ce qui pouvait rendre l'adolescente si honteuse de son arété le reste du temps. Auprès d'elles, Bélonias gorgeait ses yeux vermeils de la beauté des zoïques, posant des regards d'envie sur les confections et les friandises vendus sur le long des trottoirs.
Cheveux roulés en chignon sur sa nuque, grisée par le son des flûtes et des luths mêlé aux battements des tambours, Thélia conduisit ses protégés vers le point de rencontre que lui avait indiqué Adamer. Ils devaient se retrouver après le ballet aérien des hétairies ailés, qui rassemblait des Asters du monde entier et auquel participait Setsuha Fukurõ. La thaumaturge avait enfilé pour l'occasion une courte robe crème ornée de délicats motifs de pivoines. Les adolescents s'étaient pour leur part contentés de tee-shirts et de shorts.
Les spectateurs prenaient déjà place sur la pelouse d'un espace vert.
Y a des moustiques, râla Meesha en se claquant le mollet. Ça démarre dans combien de temps ?
— Dans pas longtemps, normalement. Adamer nous rejoint après, avec sa copine.
— Il va nous dire s'il a retrouvé Mystès ? s'enquit Bélonias.
Un lancinant mélange d'appréhension et de culpabilité étreignit Thélia. Elle caressa sa tignasse liliale à l'arrière de son crâne. Mieux valait ne rien leur dévoiler des découvertes de l'agent à propos du laboratoire Iatron tant que le sauvetage de Mystès demeurait incertain.
On peut même pas savoir s'il est toujours...
— Il cherche encore, éluda-t-elle. Mais ce soir, Adamer vient pour se détendre, comme nous. On va le laisser profiter, d'accord ?
— Ouais t'inquiète ! lança Meesha. De toute façon, il nous dira quand il aura des infos !
Pour une fois, Thélia se garda d'endiguer sa confiance infaillible envers la vedette de l'URIAA. Après quelques minutes d'attente, l'ouverture du spectacle fut annoncée par un animateur dont la voix porta puissamment à travers les baffles. Des faisceaux de projecteurs balayèrent les flots de têtes et convergèrent vers un seul point, guidant l'attention des spectateurs. Ils se dressèrent ensuite vers les cieux, et des silhouettes aux ailes déployées fusèrent dans les rayons chamarrés. Les acclamations éclatèrent à l'apparition de l'hétairie positionné en tête de formation, dont la faucille des ailes de rapace tranchait l'air. Une nuée d'ailés se massait comme un seul organisme derrière lui, produisant un défilé de plumages disparates.
En parfaite synchronicité avec les chants et la mélodie synthétique, les hétairies se divisèrent par catégories de vol, et se fendirent en tourbillons d'acrobaties aériennes. Le chuintement de leurs ailes emplissait la voûte nocturne. La tête renversée en arrière, Thélia ne savait plus qui suivre des yeux, étourdie par les chorégraphies de haute volée. Des plumes perdues flottaient avec légèreté jusqu'à terre. Elle parvint à discerner les vastes ailes de Fukurõ, et la pointa aux adolescents.
Le spectacle parut s'achever trop vite, pourtant les tiraillements dans la nuque de Thélia prouvaient qu'il avait duré un moment. Elle battit des mains avec enthousiasme, joignant l'assemblée qui applaudissait à tout rompre. Quelques hétairies s'amusèrent à passer en ras motte au-dessus du public, puis le ciel se dégagea progressivement. Thélia attrapa Meesha, qui cherchait à ramasser des rémiges dans l'herbe, et le trio alla patienter en bordure du parc. L'adolescente fut la première à repérer Adamer parmi la foule. Elle se dressa sur la pointe des pieds en s'exclamant avec de grands signes de bras :
— Ah ! Il est là ! Youhouuu !
Adamer lui adressa un sourire facétieux et mimiqua les gestes de Meesha.
— Youhouuu ! l'imita-t-il.
Fukurõ l'accompagnait, drapée d'un yukata de soie noire brodé de chrysanthèmes blancs et or. Ses ailes reployées dans son dos, aussi blanches que sa chevelure frisée, possédaient une telle envergure que leurs pointes effleuraient le sol derrière ses talons.
— Vous avez pu venir ! se réjouit Adamer. Mishmish, Bél, je vous présente Setsuha. Setsu, les deux terreurs débrouillardes dont je t'ai parlé.
Manifestement ravie d'être qualifiée de la sorte, Meesha serra la main que l'hétairie lui présentait.
— Enchantée, la salua cette dernière. Puis, bienvenue aux zoïques. C'est la première fois que vous le faites, si j'ai bien compris.
— Premier festival tout court, je crois, fit observer Thélia avant de s'inquiéter : mais vous vouliez pas le faire tous les deux ?
Les festivals de Bryvas constituaient après tout une occasion privilégiée pour un couple.
— Non, t'en fais pas, la rassura Adamer. De toute façon, on aurait pas pu en profiter pleinement, vu le monde.
Meesha se pencha vers lui pour le guigner par en dessous, et s'enquit d'un ton circonspect :
— Tu vas vraiment nous payer tout ce qu'on veut ?
— C'est pas ce qu'il a dit ! protesta Thélia.
Les mains enfouies dans les poches de son pantalon en lin, Adamer inclina le buste en arrière, tout à fait nonchalant.
— Mais c'est ce que je voulais dire, affirma-t-il. C'est moi qui régale !
Comme Thélia affichait toujours sa gêne de profiter de la soirée à ses frais, il coula un regard fanfaron vers l'adolescente.
— Puis, vous risquez pas de battre mon estomac. Je compte pas me priver !
Il n'en fallut pas plus à Meesha pour relever le défi. Guidés par leurs appétits, ils flânèrent de stand en stand, s'arrêtant devant les exhibitions de lièvres cornus à truffe rose et de chats à double queues, le temps de déguster ce qu'ils s'achetaient. Thélia s'était attendue à ce que l'agent de l'URIAA se retrouve sans cesse sollicité par des fans qui le reconnaîtraient, or, au milieu des apanages tape-à-l'œil exhibés de toutes parts, il se fondait dans la masse. Bon nombre de postiches animaliers étaient vendus sur les étals, ajoutant à l'extravagance générale.
Le plumage duveteux et moucheté de Fukurõ attirait en fait davantage l'attention, si bien qu'elle se retrouvait souvent abordée par les festivaliers désireux de prendre un selfie avec elle. Thélia remarqua que, si elle acceptait leurs demandes de bonne grâce, elle prenait soin d'écarter ses ailes hors de leur portée, notamment lorsque des indélicats tentaient de les toucher.
— Ils seraient peut-être moins sans-gênes s'ils savaient de quelle famille elle est issue, fit remarquer Adamer lorsque l'hétairie se retrouva une fois de plus coincée entre une fratrie tout sourire.
— Je croyais que les Fukurõ appartenaient pas à la sphère criminelle ? s'étonna Thélia.
— Non, mais ils restent une famille importante de Becrux. Ce sont eux qui se chargent de l'organisation d'une bonne partie du festival. Le frère de Setsu doit être dans le coin, d'ailleurs.
Fidèle à sa parole, Adamer dépensa sans compter. Quoique ses achats lui étaient parfois offerts quand les vendeurs l'identifiaient. S'opposant aux réticences de Thélia, il ne cessait de lui fourrer brochettes, barquettes grasses et cornets fumants dans les mains. Elle fut bientôt rassasiée de sticks de fromage, de poulet frit mariné, de frittes noyées de sauce et de gaufres fondantes sous la croûte. Quand il voulut lui tendre un beignet, elle recula en secouant la tête.
— Non. Non, ça va aller.
Adamer inclina la tête, confus.
— T'es sûre ? Tu veux autre-chose peut-être ?
— Je veux bien un truc à boire, en fait. Ça donne soif tout ça.
La physionomie de l'agent s'éclaira alors qu'il laissait Meesha s'emparait du beignet.
— Pas de soucis ! Tu veux quoi ?
— De l'eau ? tenta-t-elle avec une mine penaude.
L'expression déconfite d'Adamer fit pouffer Fukurõ.
— Attention, avec lui, on est au-delà de l'amour nourricier : c'est du gavage. On peut aller voir de ce côté-là, suggéra-t-elle en pointant une allée. Je crois qu'ils vendent des rafraîchissements.
En chemin, Adamer acheta pour Bélonias un loup de plumes scintillantes. Le garçon le plaça sur son nez avec un sourire ému. Meesha voulut à son tour un accessoire, mais les anneaux de serpent que figurait le bracelet sur lequel elle jeta son dévolu étaient trop larges pour son tour de poignet. Adamer décrocha alors un sautoir tout en écailles émeraudes, pourvu d'une tête triangulaire reliée à la pointe de la queue, et le lui passa autour du cou. Elle poussa des couinements ravis, et ne cessa ensuite d'imiter les simagrées d'hôtesses de bar. Immergés dans leurs personnages, les deux adolescents ne tardèrent pas à se courser entre les visiteurs.
Tout en discutant, Thélia et Setsuha s'étaient arrêtées pour observer un numéro de voltige réalisé par des hétairies. Adamer appela alors de son ton chaleureux :
— Thélia ! Viens voir.
Son expression la plus amène au visage, il lui fit signe d'approcher, et poussa l'insistance jusqu'à envoyer une lame s'aplatir dans son dos afin de guider sa navigation parmi les passants. Désarçonnée tant par le point de pression entre ses omoplates que par l'usage subite de son prénom, Thélia se retrouva en plein désarroi devant un stand de boissons artisanales.
— Qu'est-ce qu'il y a ? s'étonna-t-il d'un air dégagé face à la moue de semi-récrimination qu'elle affichait.
Elle choisit de passer outre sa brusquerie facétieuse, pour relever :
— Tu viens d'utiliser mon prénom.
— Ah ! Oui. Ça te gêne ? Comme tu étais la seule de la bande que j'appelais par son nom de famille...
— Non, ça m'a surpris, c'est tout.
Sourire adamantin et yeux flaves sous la délicate ligne de crayon ourlant la bordure de ses paupières, Adamer frappa dans ses mains, puis désigna les cuves emplies de liquides colorés.
— Parfait ! Regarde, ça te tente ?
— Beaucoup plus que la friture, rit Thélia, appâtée par les boissons givrées.
Sa réaction fit luire un éclat tendre dans les prunelles de l'hóplite.
— Je te laisse choisir, alors, déclara-t-il avant de se tourner vers Setsuha, qui les rejoignait. Setsu, granité ananas coco, j'imagine ?
— Avec plaisir.
Elles avaient à peine en main leurs généreux gobelets emperlés de condensation, que Meesha revint vers eux afin d'entraîner Adamer vers un stand de fruits glacés au chocolat. À présent les seuls à continuer de bâfrer, aucun des deux ne voulait abdiquer dans ce concours d'estomacs.
Tout en se désaltérant à longs traits de sa glace pilée pêche abricot, Thélia contempla la liesse et l'insouciance à laquelle les adolescents s'abandonnaient. D'ordinaire toujours si réservé, Bélonias souriait allégrement sous son loup de plumes, et allait jusqu'à se balancer au rythme des airs entraînants. Meesha ne tenait pas en place. La prunelle dilatée et pétillante, elle tournait affectueusement autour de ses aînés et n'en finissait pas d'éclater de rire aux boutades d'Adamer.
L'attention de Thélia se posa ensuite sur ce dernier, qui mordait à belle dent une brochette de fraises enrobées de chocolat au lait. Ce qu'il leur offrait ce soir allait bien au-delà des obligations qu'incombait sa mission professionnelle, et encore davantage de celles conclues lors de leur marché. Pendant que la paire de goinfres allaient faire la queue devant un stand de pralines caramélisées, Thélia interrogea Setsuha :
— Ça te dérange si j'offre un souvenir à Adamer ? Je voudrais faire quelque chose pour le remercier.
Nulle trace d'hésitation ne transparut sur la physionomie de l'ailée.
— Non, pas du tout, l'assura-t-elle. Ça lui ferait super plaisir.
Réjouie, Thélia se mit à promener son regard sur un étalage d'objets miniatures disposés avec soin sur une étoffe pourpre, jusqu'à opter pour des bijoux fantaisies mixtes dont elle s'approcha. Elle examinait les bracelets de cuir et de cordelettes, lorsqu'un poids s'appesantit sur son épaule, accompagné d'un parfum de karité et d'avoine blondit au soleil. Adamer venait de s'appuyer sur elle, coude replié, main nonchalamment ballante.
— Y a quelque chose qui te plaît ? s'enquit-il, une fois de plus prêt à débourser.
— Non, c'est pour offrir, refusa-t-elle en réprimant son sourire amusé.
Sur le point de renchérir, l'hóplite tira soudain son smartphone de sa poche, pour consulter la notification qu'il venait de recevoir. Un changement radical s'opéra dans son attitude. Toute indolence envolée, il releva la tête, un sérieux implacable inscrit sur son faciès. Thélia fut parcourue d'un frémissement involontaire quand il pencha la tête vers la sienne, si proche que ses mèches blondes la chatouillaient. Son timbre ne recelait plus la moindre note de jovialité alors qu'il lui annonçait à l'oreille :
— Cineád est là.
Thélia se raidit, comprenant soudain sa réaction.
— C'était prévu ? souffla-t-elle.
— Pas du tout. Je l'avais contacté concernant Iatron, mais j'avais plus de nouvelles depuis. Je sais même pas comment il a su que j'étais là.
— Qu'est-ce qu'on fait ?
— Je m'en occupe. Je vais dire à Setsu que je dois vous laisser un moment, mais elle doit rien savoir. Fais attention à vous et préviens-moi s'il y a quoique ce soit, d'accord ?
Elle acquiesça et pivota la tête vers lui, mais il s'écartait déjà. Thélia le suivit instant des yeux tandis qu'il se fondait parmi la foule. Un brin de nervosité au ventre, elle paya son achat, puis retourna vers Setsuha et les adolescents.
— Il est parti où Keitan ? interrogea Meesha.
Ce fut l'ailée qui se chargea de répondre :
— Il a quelque chose à régler. Il nous rejoint après. Mais il a laissé son portefeuille si t'as encore faim.
Dépitée par la disparition de son opposant, l'adolescente se rembrunit.
— Non, c'est bon, j'ai plus faim.
Bélonias releva son masque sur son front, exposant son teint ocre, et pointa un stand de pommes d'amour.
— Moi je veux bien goûter à ça.
Vernies dans leur enrobage de sucre caramélisé, les brochettes de fruits offraient une vision des plus appétissantes. Au point que Thélia se laissa tenter également et demanda une brochette de murs et de myrtilles glacées de bleu, tandis que le garçon optait pour une pomme et Setsuha pour des quartiers de mandarine. L'hétairie tendait sa monnaie à la vendeuse, lorsqu'une voix nasillarde s'éleva derrière eux.
— Oh, ça sent bon. Ce sont des pommes d'amour ?
Une jeune femme brune, au teint pâle, les yeux protégés par des lunettes de soleil, humait l'air. Elle se tenait au bras d'un trentenaire aux boucles châtaines, bien mis dans sa chemise verte empire et son pantalon ajusté.
— Oui, soupira-t-il. Mais aussi succulentes qu'elles puissent avoir l'air, ça me ferait mal au cœur de sortir le portemonnaie pour Becrux.
— Aller, tonton Oz, susurra la brune. La dame n'est même pas une Aster.
Tout en faisant mine de déguster leur friandise, Setsuha et Thélia échangèrent un regard, surprises qu'elle puisse le déterminer avec autant d'assurance. Une esthésive qui se reposait sur sa perception de l'Ether pour pallier sa malvoyance, peut-être ?
— Ce qui veut juste dire qu'elle va juste trinquer plus cher à la fin du festival, grommela l'homme.
Setsuha dut finir par prendre en pitié la vendeuse qui feignait de ne rien entendre de la conversation. Son amusement flottant sur ses lèvres, elle s'adressa à la brune :
— Je vous en offre une, si vous voulez. Comme ça ce ne sera que l'argent d'une Becrux qui retourne à Becrux.
L'homme cilla, prit de court. Il détailla Setsuha d'un œil intrigué pendant une brève seconde, avant de décliner poliment :
— C'est très aimable de votre part, mais ce n'est pas la peine.
Le refus de son oncle fit esquisser une moue boudeuse à la nièce. Ses yeux d'encre animés d'une lueur non-moins piquée d'intérêt que celui de l'inconnu, Setsuha lui décerna un sourire élégant :
— Je me permets d'insister. Vous ne pouvez pas refuser une requête à une hétairie, ce soir.
Le regard désormais rivé au sien, il laissa s'écouler un nouveau temps de battement alors qu'il l'étudiait avec une appréciation croissante. Il finit par concéder, d'un ton devenu de velours :
— Si c'est une requête, alors...
Satisfaite, sa nièce s'approcha de l'étale pour réclamer des fraises. Sortant son propre portemonnaie, Setsuha consulta l'homme :
— Et vous ? Qu'est-ce que vous prenez ?
Elle avait formulé sa question de sorte qu'il puisse lui aussi accepter une confiserie plutôt que de devoir refuser par convenance, nota Thélia. Il sembla l'avoir relevé également, car la façon dont ses yeux noisette observaient l'hétairie se fit perçante.
— Je vais rester sur du classique. Une pomme d'amour. S'il vous plaît.
Une subtile connotation teintait ses paroles. Un éclat flatté dansa dans les prunelles de Setsuha. Elle régla les fruits enfilés sur un pic dans leur enrobage craquant. L'homme la salua du sien.
— Merci pour votre générosité. Profitez-bien du festival.
Une fois qu'ils se furent éloignés, Thélia s'approcha de Setsuha pour lui souffler d'un ton complice :
— Tu as souvent du succès comme ça ?
L'ailée pouffa malicieusement.
— Disons que j'ai rarement ce genre de succès. Il est très courtois, c'est rare.
✧ ✧ ✧
Keitan rejoignit Cineád en bordure du festival, dans les ténèbres tapies sous les sycomores d'un parc fermé au public à cette heure. Les échos des réjouissances parvenaient assourdies à ses oreilles. Mains dans les poches, la mine morne, le pyrocien l'observa venir à sa rencontre. Keitan le dévisagea sans y paraître, essayant de déchiffrer ses traits malgré la pénombre et le jeu de clair obscur produit par ses marques.
Ce ne fut qu'en étudiant les contours bien arrêtés de son nez et de sa mâchoire qu'il s'aperçut qu'il avait oublié le visage de Gabriel. Les souvenirs qu'il en gardait étaient trop flous pour lui permettre de comparer le Vessarias à peine adolescent de l'époque, à l'aster dans sa vingtaine qui lui faisait face. Les doutes qu'il ressassait ces derniers temps s'amenuisèrent. Dix ans avaient passé. Si Gabriel était véritablement en vie, il se serait déjà manifesté. Raphaëlle aurait été la première à le savoir.
Un rictus vicieux flotta au coin des lèvres de Cineád, et une contrariété acérée parcourut les veines de Keitan. Le traquer à ce festival représentait un affront audacieux de la part du pyrocien, mais se manifester alors qu'il se trouvait entouré de proches constituait une menace délibérée. Or Keitan ne pouvait s'autoriser à éprouver la moindre once de courroux. Il ne s'agissait que du commencement. Cineád n'avait pas fini de chercher à l'éprouver.
— J'espère que je tombe pas au mauvais moment, le nargua le Rigel. Je m'en voudrais de tirer la vedette de l'URIAA d'un moment de repos. Sympathique petite cour que t'as là. J'en connais déjà une, tu me présenteras le reste, à l'occasion ?
Il parlait trop. C'était bon signe. Cela signifiait qu'il n'avait encore qu'une vague idée du genre de provocation susceptible d'user les nerfs de Keitan. Et l'agent avait justement entraîné les siens jusqu'à les rendre du même titane que ses lames.
— C'est sympa à toi d'être passé, lança-t-il d'un timbre tout aussi faux. Tu attends que je t'invite ou tu avais une raison sérieuse de faire le déplacement ?
Le faciès de Cineád n'eut pas le moindre sourcillement.
— Le lab Iatron, annonça-t-il, soudain succinct. J'ai réfléchi.
Keitan refoula la remarque sarcastique qui lui traversa l'esprit. Mieux valait modérer l'effronterie lorsqu'il traitait avec le représentant de Rigel. Aussi tint-il sa langue jusqu'à ce que ce dernier poursuive :
— J'ai pas d'objection à aller purger un nid de nuisibles, mais j'ai des doutes sur tes motivations. T'es bien conscient que si j'y vais, ça veut dire qu'il y aura aucun survivant ?
Oh que oui, il en était conscient. Mais aux yeux de l'URIAA comme de Guillian, une poignée de Becrux qui crevaient dans l'ombre ne signifiait rien de plus que la disparition de quelques indésirables.
— Pourquoi tu crois que je me suis adressé à toi ? Nos intérêts sont les mêmes, ici.
— Ça, je vais devoir le voir pour le croire. Autre-chose : la moucharde vient.
Pas question.
Keitan fronça les sourcils.
— Elle fait pas ce genre de chose.
— Sans blague, railla Cineád avant de hausser les épaules. Tu croyais que j'allais suivre ton plan sans garantie en cas de coup fourré ?
— Elle va nous gêner.
— Et alors ? T'es payé à protéger les incapables, nan ? Alors protège-la bien, joli cœur.
Un instant auparavant, il pensait que Cineád tâtonnait encore pour trouver ses cordes sensibles. À présent, sa trachée se comprimait sous la prise de conscience du bourbier dans lequel il avait enlisé Thélia. Le pyrocien allait l'utiliser comme bouclier humain au moindre prétexte.
Le pire restait que Keitan en avait eu conscience dès l'instant où il avait scellé leur accord. Il avait simplement choisi de se reposer sur ses compétences pour garantir la sécurité de la thaumaturge. Son expression se rembrunit et son échine se raidit. Le rictus scélérat de Cineád s'étira dans l'obscurité.
— Quoi ? Tu préfères échanger avec une autre de tes suivantes ?
Lui répondre ne ferait que lui fournir davantage d'éléments à retourner contre lui. Keitan préféra muer la situation en opportunité d'aborder le sujet qu'il gardait sous le coude.
— En parlant de suivantes, il paraît que t'as ta propre cour, Cineád. Je dois dire que niveau double jeu, tu m'impressionnes ! J'arrive pas à déterminer si tu les utilises, ou si le pyrocien de Rigel a un faible pour la fratrie Terebros.
La joie mauvaise se retira du visage de Cineád. Keitan le scruta de son regard le plus incisif, et conclut d'un timbre imprégné d'insinuations :
— Mais est-ce que tu le sais toi, au moins ?
Les traits figés, les yeux terriblement fixes, mais d'un bleu flamboyant, le pyrocien gronda :
— Attention, joli cœur. Si tu veux jouer au plus malin, je jouerai.
Son agressivité ne faisait que trahir à quel point Keitan venait de le pousser sur la défensive. Or, s'il ne faisait qu'user de la fratrie comme otage, Cineád n'avait aucune raison de l'être.
Un chapitre plus détendu, avant de repartir en force !
Le retour de Setsuha, qui fait connaissance avec Thélia ~
Vous avez reconnu "l'oncle et sa nièce" à la fin ? Une première rencontre qui ne sera pas anodine !
Et puis Cineád qui vient gâcher la fête, comme d'hab x)
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top