Chapitre 3 : Gynéorti
Chemisier pourpre flottant sur sa peau, Thélia retrouva Nori à la sortie des transports. Le bermuda et bustier court dont la dirigeante du Lucent était vêtue exposaient sa musculature sous l'ocre marbré de ses écailles. Un bandeau rouge retenait ses dreadlocks en arrière. Ses habituelles créoles encadraient sa mâchoire.
L'enjouement qui pétillait dans les veines de la thaumaturge avait blondi ses cheveux. Sous le soleil radieux, dégagée de toute préoccupation pour l'après-midi, elle se sentait gagnée d'un enivrant sentiment de liberté.
Une poignée de ses collègues féminines participaient à l'évènement. Elle bavarda avec Meyrielle et Althéa jusqu'à ce que Kaya les rejoignit, foulard aux couleurs des Gynéorti et bandoulière de son appareil autour du cou. Alors qu'elles prenaient la direction du rassemblement, l'esthésive confia à Nori :
— Je dois avouer que j'aurais jamais imaginé faire les Gynéo avec la fameuse Nori Saan.
Ce que Thélia ne put qu'approuver intérieurement. Quelques semaines auparavant, elle aurait été incapable de se douter qu'elle participerait aux célébrations en compagnie d'une Aster aussi réputée que Nori, guérisseuse de renom et magnat de Montheclives. Celle-ci haussa les épaules.
— Y a rien de très reluisant à être la poule aux œufs d'or d'une Constellation.
— Dis pas ça ! s'offusqua Meyrielle. Tu mérites largement ta réputation : t'es l'un des rares business des Constellations qui soit pas totalement corrompu.
— Ouais, j'aurais pas voulu terminer dans un autre bar à hôtesse, grimaça Achaïe.
Toutes les employées du Lucent abondèrent et, touchée par leur reconnaissance, Nori les étreignit tour à tour en marchant. La foule se densifia autour d'elles, ce qui amena Althéa à plaisanter sur la haute taille de sa supérieure :
— Au moins, si on se perd, on te retrouvera facilement.
— Pas faux. Ça fait un bon point de rendez-vous : cherchez le perchoir où je fais la danse du ventre.
Nori illustra son trait d'humour par quelques ondulations inhumainement fluides qui firent s'extasier Kaya.
— Oh, faut que tu m'apprennes à faire ça !
Comme les envoûteuses renchérissaient, leur employeuse entreprit de décomposer les mouvements et de les leur faire pratiquer tout en marchant. La difficulté autant que le ridicule de la manœuvre ne résultèrent qu'en exclamations hilares.
La place où se déroulait le gros des Gynéortis était déjà noire de monde lorsque leur bande y parvint. Un bar et différents stands de street food avaient été érigés en bordure du périmètre. La cacophonie massive formée par des milliers de voix se peignit en figures chamarrées dans l'esprit de la thaumaturge. Elles resserrèrent les rangs tandis qu'elles évoluaient parmi l'affluence afin d'assister aux diverses performances données par les participantes.
En sueur dans la marée humaine, Thélia ne cessait de croiser les regards pleins de connivence chaleureuse de parfaites inconnues. Elle se retrouva sans savoir comment avec une couronne de fleurs sur les cheveux.
Quand un cri de guerre sauvage et vibrant d'allégresse s'éleva, reprit en écho de toutes parts, Nori fut parmi celles qui renversèrent la tête en arrière pour y répondre, ses écailles et créoles frappées par le soleil, et un frisson parcourut l'épiderme de Thélia. La frénésie ambiante fit virer sa chevelure au corail de l'excitation.
Œil derrière son viseur, Kaya mitraillait. Chaque fois qu'un tempo rythmé leur parvenait, elle ondulait les hanches ou les épaules, parfois sans même paraître s'en apercevoir.
Un peu en retard par rapport à l'heure prévue, des annonces lancées par mégaphones signalèrent le début de la marche. Lentement, une bonne partie de l'assemblée convergea alors dans la même direction pour entamer le parcours.
La bande se coula dans le flot humain tout en discutant, la liesse générale étincelant dans leurs yeux. Pancartes et poings bondissaient par-dessus les têtes du cortège, accompagnés par l'ondoiement des drapeaux. Des messages, des affirmations, que les Gynéortis permettaient de blâmer haut et fort. De temps à autre, on les sollicitait pour déployer une bannière. Nori et ses hôtesses s'y employaient de bonne grâce, tandis que l'esthésive passait devant et les photographiait.
L'allure demeurait lente, du fait de la densité de la cohorte, mais des élans galvanisés l'animaient. Des sifflements stridulaient à tout-va, l'air s'emplissait de chants composés de centaines de voix, et Thélia se retrouva à scander des slogans à pleins poumons sans même s'entendre par-dessus le tumulte, jusqu'à ce que ses cordes vocales protestent. Sous les cuisants rayons estivaux, elle transpirait abondamment, et se retrouva essoufflée par son propre entrain.
Les Bengale et les torches fleurirent en crachotant, ce que Kaya sembla considérer comme le signal pour tirer deux fumigènes à main de son sac. Elle en tendit un à sa colocataire, et après avoir bataillé quelques instants pour l'allumer, Thélia brandit le bâtonnet. Une colonne de fumée rouge s'épancha dans le vent. De sa poitrine monta un hululement grisé, qu'elle laissa éclater en rejetant la tête en arrière.
Après une halte, marquée à la première étape du parcours de la marche, durant laquelle la bande en profita pour aller s'acheter de quoi se désaltérer, l'avancée reprit. Ce fut au bout d'une vingtaine de minutes que des perturbations remontèrent depuis l'avant de la procession. Des cris de colère se firent entendre. Les chants cessèrent. Puis, des exclamations paniquées vrillèrent l'air. Une vague alarmée remonta la foule à contre-courant.
Avisant un panache de fumée noire en avale, Thélia se tourna vers son employeuse, qui dominait la plupart des têtes.
— Qu'est-ce qu'il se passe ?
Mains en visière, Nori scrutaient l'avant du cortège.
— Je crois qu'il y a une voiture en feu.
Kaya et les envoûteuses lâchèrent des jurons contrariés, râlant après les nuisibles toujours présents pour convertir les festivités en rixes. De brèves sirènes de police ponctuèrent le vacarme, et les premiers appels à se disperser crachotèrent dans les mégaphones.
— Merde, venez, leur enjoignit Nori en se frayant un chemin vers l'extérieur de la cohorte.
Bon nombre de participants les imitèrent. Seuls les membres vindicatifs, désireux de rejoindre les échauffourées, continuaient désormais d'avancer. La désagrégation de l'encombrement, alliée à la pression des autorités l'encadrant, déclenchement des heurts et accrochages à tous les niveaux. Un voile blanchâtre s'étendit dans la rue, alors que les grenades lacrymogènes roulaient entre les pieds.
Talonnée par ses cadettes, Nori pressa le pas. Elle arracha son bandeau pour le tendre à Thélia, tandis que les trois autres mouillaient leurs foulards et les pressaient contre leur nez. Les coups de vent poussaient le gaz sur elles, et les yeux de la thaumaturge s'embuèrent. L'acidité qui lui agressa la cornée l'aveugla à demi. Elle plissa les paupières, larmoyante.
La main de son employeuse s'était enroulée autour de son poignet, et la maintenait fermement pour la guider. Le tissu sur son visage n'offrant qu'une protection dérisoire contre les particules lacrymogènes, Thélia suffoqua bientôt sur une quinte de toux. Sans même qu'elle ne le réalise, elles se retrouvèrent à courir au milieu de ce qui n'était plus qu'un chaos de silhouettes voilées par la brume gazeuse. Les yeux comme brûlés à l'acide, luttant pour respirer, elle se laissa entraîner par Nori jusqu'à ce que celle-ci stoppe brutalement leur course.
— Par ici, par ici, siffla-t-elle en les conduisant dans la direction opposée.
Kaya eut tout juste le temps de s'accrocher à l'épaule de la thaumaturge, avant qu'elles ne soient prises dans une bousculade de manifestants tâchant de fuir en sens contraires. Des sacs, des épaules et des coudes heurtaient sans ménagement Thélia. Les bras et les flancs endoloris, elle s'efforça de rester au plus près de la bande, se recroquevillant vainement sur elle-même afin de se préserver des impacts.
Elles émergèrent tout à coup de la débandade, pour se retrouver face à un cordon de policiers en tenue anti-émeute, visières abaissées devant leur figure, boucliers levés. Le cœur de Thélia sombra au fond de sa poitrine lorsqu'elle les vit s'ajuster sur leurs appuis, genoux fléchis, tête rentrée entre les épaules. Ils s'apprêtaient à mener une charge.
Or, dans la visibilité réduite, les couleurs qu'elles arboraient ne permettaient pas de les discriminer des émeutiers. Et elles se trouvaient en première ligne.
Thélia n'eut que confusément conscience d'être précipitée sur le côté par Nori, d'être pressée au milieu des corps alors que ceux qui les entouraient tâchait également de bifurquer, avant que le coup de sifflet ne vrille le vacarme pour donner le signal de l'assaut. Le front de boucliers se jeta d'une foulée quasi synchronisée sur l'encombrement et le fracassèrent. L'instant suivant, il reculait déjà, emportant quelques individus appréhendés au milieu de leur fureur ou de leur hébétement.
De nouveaux trilles de sifflet stridèrent, annonciateurs d'une seconde charge. La thaumaturge fut derechef arrêtée par Nori, qui tournait sur elle-même afin de déterminer la direction dans laquelle fuir. Avant qu'elle ne pût trouver une issue, les policiers fondirent à nouveau sur la foule. Une paire d'entre eux se dirigea droit vers elles, et Nori se tendit, dressée de toute sa stature entre les forces mobiles et ses employées, tandis que Kaya se portait devant elles, mains levées, criant des explications inintelligibles dans le chaos.
À cet instant, une masse fondit du ciel, comme naquit de la fumée même, et atterrit avec une légèreté éthérée entre elles et la paire de policiers. Les raies de lumière qui striaient les gaz furent tranchées par les contours d'amples ailes encadrant une figure féminine. Quelque-chose dans sa posture, dans ses mouvements aériens, dégageait une telle incitation au calme, que Thélia supposa qu'il s'agissait d'une ASTAT venue pacifier les débordements.
Tout autant incapables d'identifier l'étrangère embrumée, les deux policiers caparaçonnés dans leurs protections durent suivre une réflexion semblable, et dévièrent aussitôt pour changer de cible. Les paupières plissées et inondées de larmes, Thélia vit les empennages arrondis brasser l'air jusqu'à dissiper quelque peu la fumée blanchâtre.
— Venez, leur enjoignit l'étrangère.
Reployant ses ailes, elle s'éloigna avec un aplomb hâtif qui poussa la bande à lui emboîter le pas. Elles naviguèrent au milieu de la route, longèrent un trottoir, puis tournèrent finalement dans une travas, qu'elles suivirent jusqu'à déboucher sur une rue dégagée de fumée et de désordre.
Hors d'haleine, expectorant encore le gaz hors de leurs bronches, les asters s'arrêtèrent. Thélia récupéra aussitôt sa gourde dans son sac, versa un filet d'eau au creux de sa paume, et s'aspergea répétitivement les yeux.
— Mouille le bandeau, lui conseilla Kaya, qui faisait de même avec son foulard.
La thaumaturge obtempéra. La fraîcheur du tissu la fit soupirer de bien-être, et apaisa graduellement le martèlement de son pouls. Lorsqu'elles eurent rincé autant que possible le produit chimique, à grand renfort de larmes et de reniflements, leur attention convergea enfin vers l'inconnue. Ses ailes de harfang, à l'envergure considérable, présentaient la même blancheur mouchetée de jais que sa chevelure frisée. Le soleil conférait un doux brillant à sa peau couleur de miel, et ses yeux en amande possédaient la sombre richesse de l'encre. Elle devait approcher de l'âge de Kaya, soit la petite vingtaine.
Thélia ne l'avait jamais rencontré auparavant, mais elle l'avait déjà vu. Sur les photos díkti du compte d'Adamer.
— Merci, lui dit Nori d'un ton posé. Je ne veux pas paraître ingrate, mais tu n'as pas fait ça par pure solidarité, pas vrai ?
L'ailée se fendit d'un sourire nullement offensé.
— Non, confirma-t-elle avant de désigner les hôtesses. En fait, je ne pensais pas vous rencontrer aujourd'hui, mais j'ai une connaissance en commun avec toi, Kerdaphy.
— Adamer, énonça-t-elle sans chercher à dissimuler qu'elle l'avait déjà identifié.
— Tout à fait. Je suis Setsuha Fukurõ, une amie de Keitan. Il savait qu'il y aurait quelques risques de perturbation pendant la marche des gynéo. Sans compter ceux qui te concernent directement. Quand je t'ai repéré, je l'ai prévenu que tu participais aussi, et il m'a demandé de garder un œil sur toi, de loin.
Une main sur la hanche, Kaya haussa un sourcil.
— Et il délègue la sécurité de Thélia à beaucoup de monde, comme ça ?
Percevant la note désapprobatrice dans son ton, la thaumaturge se tourna vers elle pour excuser l'agent :
— Il le fait pas vraiment sans raison, je vous expliquerai.
— Cela dit, pour des raisons évidentes de vie privée, j'avais aussi un problème avec ça, avoua Fukurõ. C'est pour ça que j'ai seulement veillé à savoir à peu près où tu te trouvais dans le cortège, mais je t'ai perdu quand les débordements ont commencé.
La pointe légèrement penaude sur laquelle l'ailée conclut ses explications fit lâcher un rire à Thélia.
— On lui dira pas, convint-elle espièglement. Mais comment tu m'as reconnu ?
— Ton profil d'hôtesse, révéla Fukurõ. J'étais curieuse, alors j'ai été voir.
Thélia fut un rien décontenancée d'apprendre que celle qu'elle supposait être la petite amie d'Adamer se fût renseignée à son propos. Dans quelles mesures lui avait-il parlé d'elle ?
— Sur ce, reprit Fukurõ, je vais pas vous déranger plus longtemps. Enchantée de vous avoir rencontré, en espérant vous recroiser !
— Dans des circonstances plus classiques, peut-être, suggéra Nori.
— J'espère bien.
✧ ✧ ✧
Kaya regarda l'ailée s'éloigner, surprise par l'improbabilité de cette rencontre. Les Fukurõ disposaient d'une certaine notoriété parmi les Constellations. À l'instar des familles les plus traditionnelles de Bryvas, telles que les Achernar, ils cultivaient les arcanes de leur arété depuis des générations. De parents à enfants, ils étaient des hétairis, ces asters qui arboraient les apanages de leur animal familier. Les ailes de chouette harfang des Fukurõ en faisant des membres privilégiés des Becrux. Pourtant, Kaya se souvint que la famille Fukurõ se tenait à l'écart des activités criminelles de leur Constellation.
La marche n'ayant pas d'espoir de reprendre dans un climat apaisé, Kaya suggéra de se rendre à Alphecas, pour se dorer au soleil avec une boisson fraîche sur le toit. Peu à l'aise à l'idée de se rendre en territoire rival, les hôtesses déclinèrent. Seules Thélia et Nori acceptèrent.
Sitôt qu'elles se furent engouffrées dans la pénombre de la rampe du squat, une fraîcheur providentielle les enveloppa. Fraîcheur qui se dissipait néanmoins à mesure qu'elles grimpaient les étages, et que réduisaient à néant les rayons frappant les verrières. L'esthésive ne put s'empêcher de penser à Cineád et à la fournaise qui devait régner dans son loft.
Juste comme elles parvenaient au quatrième, la silhouette du pyrocien se profila à l'autre bout du couloir. Une main fourrée dans la poche, cigarette aux doigts, il plissa les paupières en les avisant, et parut les identifier un instant plus tard. Thélia se roidit à côté de Kaya, sa chevelure virant à l'anis. Le regard de Cineád passa pensivement de l'une à l'autre, alors qu'un pli se creusait entre ses sourcils. Ses yeux accrochèrent ceux de Kaya à l'instant où elle ouvrait la bouche pour l'apostropher, et une étincelle mutine les anima.
— Tu fumes, toi ? lança-t-elle.
Comme s'il s'agissait exactement de l'attitude à laquelle il s'attendait, un rictus ourla les lèvres du pyrocien.
— T'as survécu à ton émeute, toi ? rétorqua-t-il en tapotant sa paupière inférieure de l'index.
La sècheresse corrosive qui imprégnait la cornée de Kaya ne lui laissait aucun doute sur l'état actuel de ses globes oculaires. Elle s'écarta des deux autres pour s'avancer à la rencontre de Cineád, incapable de décrocher son regard de la joute engagée avec le sien, ni de réprimer le sourire farouche qui tendait ses joues. Le pyrocien écrasa son mégot contre le béton et releva le menton d'un degré, de sorte à la jauger sous ses cils abaissés.
— Alors, reprit-il avec une satisfaction manifeste. Ça fait quoi de se retrouver du mauvais côté de l'oppression policière ?
— Ah. Ah, lâcha-t-elle sans joie avant de reprendre les mots qu'il lui avait adressé au battle : ça doit vraaaiment te réjouir.
Cineád haussa les épaules, avant d'incliner la tête, son ironie se faisant inquisitrice.
— Nan, je me demandais juste quelle quantité de gaz lacrymo t'es prête à bouffer inutilement pour faire valoir tes idéaux.
Alors qu'ils s'arrêtaient l'un face à l'autre, Nori et Thélia les dépassèrent et poursuivirent leur route vers le toit.
— Bon, tu nous rejoins, Kaya, lui lança la dirigeante du Lucent.
— Oui à tout de suite, répondit-elle avant de répliquer au pyrocien : écoute, pour le moment tes méthodes sont pas plus productives, je te ferai remarquer.
Mains dans les poches, Cineád inclina torse avec nonchalance, réduisant la distance entre leurs figures.
— Ça, t'en sais rien. Tu crois que parce que t'es tombée une fois sur moi, tu connais tout de mes plans et mes procédés ?
En dépit du flot de rayons qui lui brûlaient le bras et la cuisse à travers les vitres, la chaleur solaire s'avérait nettement distincte de celle du pyrocien. Celle-ci n'était pas écrasante, mais fluide, suffocante.
Kaya répondit d'un timbre plus bas :
— Non, mais hésite pas à élaborer là-dessus.
— Très subtile, comme façon de me tirer des infos.
La voix de Cineád avait également diminué. L'esthésive se surprit à ne plus le fixer dans les yeux, son attention s'accrochant au parcours huileux des marques autour de ses pommettes, au bout de ses dents dont la blancheur étincelait entre ses lèvres. Elle traça fugacement le tracé de son faciès par-dessous les bandes noires.
Ce dont il ne manqua pas de s'apercevoir. Son rictus s'accrut, ses yeux jetèrent un éclat dévorant, alors qu'il descendait les poser sur sa bouche. Le trajet de son regard fut si ostensible que Kaya dut réfréner un réflexe d'humectation. Puis, les iris cérulés revinrent vriller les siens.
Ce n'avait pas été un coup d'œil involontaire. Cineád venait de lui signifier la possibilité d'un geste qu'il aurait pu effectuer sans peine, en un instant. Et il guettait à présent sa réaction.
La mine entendue, Kaya releva le menton, et exécuta un pas en arrière afin de restaurer son espace vital. Il émit un souffle amusé alors qu'il détournait la tête, rompant finalement l'échange. Son allure perdit graduellement tout aspect goguenard, estompé sous une ombre sinistre. La transition interpella Kaya. Elle fronça des sourcils interrogateurs.
— Qu'est-ce qu'elle t'a dit ? interrogea-t-il, ses inflexions rudes d'inclémence.
— Qui ça ?
— La petite moucharde d'Adamer.
Son hostilité patente à l'encontre de Thélia fit se crisper l'esthésive. Le visage durcit, elle répliqua sans cacher sa désapprobation :
— Qu'est-ce que tu veux savoir, au juste ?
Ce qui luisait dans les yeux de Cineád n'était plus que fiel et animosité. Ses mains quittèrent ses poches alors qu'il se redressait de toute sa hauteur.
— Tu fais amie-amie avec quelqu'un qui a d'étroites connexions avec un agent de l'URIAA. Et en connaissance de cause, apparemment. Ça ressemble pas mal à une transgression de mes consignes.
— J'ai su qu'elle connaissait Adamer que récemment, protesta Kaya d'un ton sec. Et tu peux calmer ta paranoïa, on complote rien dans ton dos. C'est ma coloc. Tu sais, celle qui a aidé Nori à te traîner chez moi quand t'as failli claquer ?
— Hun, hun. Donc t'étais pas au courant qu'elle s'est pointée à ma porte pour me mettre en contact avec lui ?
La surprise qu'elle afficha renseigna le pyrocien avant même qu'elle eut à répondre. Elle se ressaisit pour assurer platement :
— Non. Mais pendant qu'on y est, on va mettre un truc au clair. Le deal, c'est uniquement que je te dénonce pas aux flics ou aux Régulus. Je suis pas ton informatrice. Alors il faudra pas compter sur moi pour t'avertir s'ils en ont après toi et que j'ai rien à voir là-dedans.
Un éclat dangereux flamba dans les prunelles du pyrocien.
— Je vais aussi clarifier un truc, alors. On a pas de deal, Kaya Terebros. Et t'es certainement pas en position de poser des conditions.
Kaya fut parcourue d'un frémissement de colère. Elle s'avança jusqu'à siffler à la face de Cineád :
— Crois-moi, de nous deux, c'est pas moi qui l'oublie.
La mention implicite de son attitude précédente envers elle fit trembloter une flamme au fond des yeux bleu vif. Le visage encore plus près du sien qu'auparavant, elle pouvait percevoir l'infime effleurement de son souffle. Bouillonnante, encore échauffé par les gynéo et baignée de soleil, Kaya sentit une perle de sueur chatouiller sa peau en glissant vers son nombril.
Parfaitement immobile, Cineád la fixa avec une intensité cuisante. Le spectre d'une furreur latente, imprégné d'insanité, enténébrait sa physionomie. Elle n'aurait eu qu'à lever la main pour toucher son bras. Pour le sonder.
Le besoin de le faire n'avait jamais été aussi impératif mais, si elle esquissait le moindre geste, il devinerait désormais ses intentions. Et cela risquait également de faire empirer l'autre sensation qui lui serrait le ventre.
Puis, Cineád cligna lentement des paupières, avant de se redresser avec un soupir excédé. Retrouvant son indolence coutumière, il grogna :
— Parfais, alors.
— C'est ça, conclut-elle, mécontente.
Elle entreprit de le contourner pour se diriger vers les escaliers, jugeant que prolonger la confrontation ne serait d'aucune utilité.
— Tu me dois toujours quatre-vingt balles, lui signala-t-il.
— Je sais !
Le rire bas qu'elle perçut dans son dos la hérissa autant qu'il accentua la tension qui lui tordait l'estomac. Passablement contrariée, elle gagna le toit et rejoignit les deux autres, installées à l'ombre. Kaya se laissa tomber auprès d'elles, et déboucha avec humeur la bouteille fraiche de thé à la grenadine que Nori lui tendit. Un silence plana, durant lequel elle refusa de rencontrer les yeux reptiliens de l'hétairie. Thélia finit par lui lancer un regard en biais.
— Je comprends mieux votre réputation. Cineád a l'air beaucoup plus abordable avec toi.
Son employeuse émit un reniflement cynique.
— C'est une façon de le dire. J'en connais deux qui se tournent autour.
Kaya faillit s'étrangler sur la gorgée fruitée qu'elle venait d'aspirer. Reposant sa bouteille, elle dressa les mains en signe d'opposition, les traits tordus sur une moue indignée.
— Wow wow wow, on est peut-être capable de neutralité, mais on ne tourne autour rien du tout !
— Ma grande, j'ai vu comment vous vous êtes regardé quand on s'est croisé. Et dès le moment où vous vous êtes vu, y avait plus aucune neutralité.
Setsuha rencontre la bande ! Je suis vraiment contente de rapprocher les filles !
Un chapitre dédié aux femmes, d'ailleurs, j'espère que l'ambiance vous a plu !
J'en profite pour détailler l'arété de Nori et Setsuha, puisque les personnages hétairis vont avoir leur place dans ce tome
Et puis des étincelles Cinaya pour finir ~
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