Chapitre 13 : Nexus








Passé minuit, les ébats nocturnes battaient leur plein à Belel. L'ancien hospice, construit près de deux siècles auparavant, avait été évidé par les Régulus pour n'en garder que les murs d'ancienne pierre. Dans cette coquille d'un autre âge, ils avaient établi un formidable complexe de quatre étages, qui rassemblait tout un panel d'établissements de nuit.

Installés sur l'une des terrasses alignées en bordure des galeries, Cineád et le Becrux qui l'accompagnait se fondaient sans peine dans la pénombre épaisse. Sur les bras nus du pyrocien, les marques noires luisaient par intermittence, éclairées par les pulsations de lumière, dont les flux parcouraient les balcons en arc de cercle. Une paire de visiteuses non-Asters, tout juste de sortie du salon de massage voisin, la peau huileuse sous l'éclat des néons roses et le corps alangui, s'approcha de lui.

Il fit la sourde oreille à leurs gloussements et propositions de les rejoindre dans l'un des bars, le regard obstinément fixé dans le vide. Elles se désintéressèrent vite, et disparurent dans la foule ivre d'alcool, de musique et de volupté. L'éclairage mouvant dévoilait çà et là, dans une gerbe de couleur, une portion de visage en sueur, une main fiévreuse, un dos tendu. Bribe d'une masse avide de satisfaction, d'un bétail inconscient de la traite à laquelle il se soumettait dès qu'il posait le pied à Belel.

Cineád parcourut du regard l'escalier central qui s'évasait en courbes vers chaque niveau de galeries. Il tenta d'estimer la quantité d'Éther qu'apportait tout ce grouillement de visiteurs. Avec ses hôtels à l'heure, ses bars, ses boîtes de nuit et ses salons, Belel ne désemplissait pas de la nuit. Tant d'énergie siphonnée... et Isaac Sadar en avait le monopole.

Il se réjouit que les capteurs d'Éther dont était truffée la structure n'affectent que les non-Asters. La puissance de son Essence lui coûtait trop pour qu'il supporte d'en céder la moindre goutte au dirigeant des Régulus.

Cineád tapait de la pointe de la semelle pour évacuer son impatience. La placidité de Charis, assit face à lui, ne faisait qu'exacerber l'agitation qui l'emplissait. Blond, les épaules enveloppées dans un ample châle noir, le Becrux arborait un visage d'une douceur telle qu'elle en devenait vénéneuse. Ses yeux étaient d'un vert tendre de ciguë.

Bientôt, Oswald émergea d'entre les fêtards, ses boucles et sa chemise délinéée par un éclat fuchsia. Il prit place auprès d'eux et, le plus tranquillement du monde, tira de son apothêque son Fedora, son gilet de soie cuivré, ses gants et son masque. Il laissa ce dernier reposer sur ses cuisses, dans l'attente du signal.

Un hurlement canin ne tarda pas à éclater, perçant l'enchevêtrement de musiques diffusé à tous les étages. Les puissantes vocalises montèrent jusqu'au sommet de l'édifice, réfractées par les panneaux de verre teinté. Un son de ralliement.

Les trois Asters se levèrent d'un seul homme. Autour d'eux, la clientèle, inconsciente de ce que cette alarme annonçait, ne broncha pas. Certains s'amusèrent à imiter ce qu'ils devaient prendre pour un bruitage d'ambiance. S'ils avaient fui immédiatement, peut-être auraient-ils eu une chance.

Oswald recouvrit son visage de son masque lisse et réfléchissant, puis pinça le pouce et l'index. Une multitude de sphères sirupeuses, aux reflets ocre, se formèrent autour de lui. Les gens s'écartèrent tandis qu'elles grossissaient. Des applaudissements et des exclamations enjouées fusèrent devant ce spectacle inédit. Seuls les vigiles en faction sur le balcon s'alarmèrent.

L'un d'eux enfila un renfort de poing, le regard braqué sur l'apothicaire. Il avait à peine levé le coude que, d'un geste vif, Cineád libéra un fin trait de flammes bleues. Sa main armée fut engloutie, libérant une puanteur de peau cuite. Les yeux écarquillés d'horreur, il se plia en deux, serrant son moignon calciné contre sa poitrine.

Oswald claqua des doigts. Les bulles éclatèrent, libérant chacune un clébard. Des molossoïdes au corps massif et aux babines épaisses, muscles roulant sous leur poil court : les limiers de Bairavi Earl.

La meute se mit à gronder sitôt qu'elle se réceptionna au sol. Un premier mouvement de recul et d'effroi parcourut l'amas de non-Asters. Coincés par l'encombrement, ils se heurtèrent et dérapèrent, en pleine confusion, quand les deux chiens passèrent à l'attaque. En l'espace d'un instant, un type se retrouva renversé sur le dos, le bras prit dans la puissante mâchoire d'un dogue. Une femme voulut esquiver le second, mais il choppa sa cheville et, campé sur ses appuis, la fit basculer. Le reste de la meute se dispersa entre les jambes de fuyards, courant rejoindre leur maîtresse avec des aboiements dont l'agressivité aiguillonnaient la panique de la débandade.

Sur le point de se détourner, Cineád croisa le regard d'un Régulus, et lut l'hésitation dans ses yeux. Arrêter les Rigel, ou protéger les civils. Le calcul s'opéra en une fraction de secondes. Le Régulus se jeta sur le doberman occupé à traîner la femme. Tous ses muscles gorgés d'une Essence fortifiante, il saisit la bête par la peau du cou, et lui brisa la mâchoire aussi aisément qu'une noix.

Cineád lui adressa un salut du menton plein de cynisme, puis emboîta le pas à ses coéquipiers. La meute d'Earl obligerait les Régulus à prioriser le sauvetage des victimes. S'ils voulaient conserver leur prise sur Varmanteuil, ils se devaient d'assurer la protection de sa population contre des attaques extérieures.

Alors que les cris et les aboiements se mêlaient à la pulsation de la sono, les deux Rigel, accompagnés du Becrux, longèrent les terrasses désertées dans la pagaille, jusqu'à rejoindre Élide et Sahira, qui arrivaient de la galerie opposée. En contrebas, des nouvelles exclamations affolées accrurent le désordre général. Cestes, enveloppée de sa gangue fuligineuse aux contours félins, venait de planter ses griffes dans la poitrine d'un Aster.

Au bras de l'esthésive, sa canne de guidage sous le coude, Élide affichait une gravité que Cineád ne lui connaissait pas. Vêtue d'une robe cintrée, agrémentée de dentelle et pourvue d'une jupe fluide qui lui tombait aux genoux, ses cheveux blancs noués par des rubans ébène, elle inclinait imperceptiblement la tête d'un côté, puis de l'autre, comme à l'affut. Son regard noyé dans un voile laiteux dérivait sans jamais se fixer sur ce qu'elle percevait.

— Montez à l'attique, leur indiqua Sahira par-dessus le raffut. Par là. Faites attention, j'ai détecté des Achernar.

La nouvelle fit pester Oswald. Cineád balaya les alentours d'un coup d'œil, surpris. Sadar avait-il déjà établi une alliance avec Achernar ?

Imperturbable, Charis offrit son bras à la Marcdargent, qui le dédaigna avec une moue princière.

— Oz, tu en as terminé ici. Sahira, mon frère est au rez-de-chaussée. Amène-lui tes spectres, les congédia-t-elle d'une voix satinée.

Oswald inclina le menton, portant deux doigts au rebord de son chapeau, avant de matérialiser l'une des fioles remises par Darrant. L'esthésive rejeta quant à elle une volée de tresses aux pointes bleutées par-dessus son épaule, et activa son Arété. Au contact intangible de son Essence, un frisson réflexe hérissa l'échine de Cineád. Des sifflements montèrent de sous le châle de Charis.

L'œuvre du Nexus suçait en continu la moelle de Belel : les réminiscences laissées par les défunts d'antan devaient avoir été aspirées depuis longtemps. Sahira allait devoir sacrifier quelques mânes de sa collection pour prêter main forte à Élias.

— Allons-y, ordonna la Marcdargent.

Sans manifester la moindre difficulté à s'orienter en dépit de son infirmité, elle ouvrit la voie. Des remous parcoururent l'étoffe dont était drapé Charis, et trois serpents churent à ses pieds. Les éclairages frappaient leurs écailles brillantes au rythme de leurs reptations. Cineád prit note de veiller à ses pas.

Ils retraversèrent la galerie, qui n'était plus occupée que de mobilier renversé et de statues de granit. Cineád claqua de la langue. Au-delà de quelques mètres, sa vision se brouillait en flou de ténèbres et de lumières. Il espérait que le Becrux avait de meilleurs yeux qu'Élide et lui, autrement, ils ne verraient pas venir leurs opposants.

La Marcdargent fut pourtant la première à marquer une halte, juste avant de s'épingler à la pointe des épines massives qui croissaient devant eux. Surgis de bacs disposés de part et d'autre du passage, des faisceaux de ronces surdimensionnées se déployaient, s'enroulant sur eux-mêmes en craquant, plus serrées que des barbelés. Les tiges hérissées de dards longs comme l'avant-bras s'entrecroisèrent au point de leur interdire toute progression. Le travail d'un Achernar.

Cineád ouvrit la main, prêt à incendier l'obstacle, mais Charis attrapa son poignet et lui rabaissa le bras.

— Attends, l'enjoignit-il en lui désignant ses serpents du menton.

Le trio de reptiles aux allures de bijoux mortels s'insinuèrent sous les ronces. La paume de Cineád chauffait, son Essence embrasée affluait dans ses veines, en attente. Il scrutait les espaces à travers les épines, en quête de l'Achernar.

Un sifflement traversa soudain l'air, produisant le plus infime remous, puis un choc mat accompagna l'exclamation de douleur que poussa Charis. Il chancela, ébranlé par l'impact de la flèche qui venait de se ficher sous sa clavicule. Cineád se jeta à terre alors que passait un second trait. Tombé à genou, le Becrux émit un geignement teinté d'effroi. La hampe commençait à se consumer dans un panache de suie.

Courbée au sol, Élide se faufila en souplesse jusqu'à lui. Un tir la frôla et poursuivit sa trajectoire jusqu'à fracasser des bouteilles. Abrité dans le dos de Charis, elle glissa une main pâle par-dessus son épaule pour empoigner la hampe. Le rougeoiement qui morcelait le bois cessa aussitôt et la flèche s'évanouit en poussière entre ses doigts.

De l'autre côté des ronces monta un cri de surprise et de douleur mêlé, suivit d'un second, et d'un troisième, chaque fois plus noyé de gargouillement. Les serpents du Becrux devaient avoir atteint leur proie. Cineád roula sur le dos et fouilla le balcon opposé, jusqu'à repérer l'archère Achernar. Il tendit le bras, et projeta une ligne de flammes au-dessus du vide. Les boursouflures céruléennes jetèrent des reflets sur la verrière, puis s'évanouirent à mi-distance. Mais Cestes avait repéré son appel.

La figure fumeuse, niellées d'or et d'améthyste, bondit depuis l'étage inférieur, se propulsa jusqu'à la terrasse où était campée la tireuse, agrippa la rambarde et cabriola par-dessus. Considérant la menace comme éliminée, Cineád se retourna vers la barrière de ronces et se redressa. À peine debout, il libéra un torrent de flammes contre l'épineux. Le feu dévora tiges et épines avec un grondement vorace, broyant les boucles dans des gerbes d'étincelles, les obligeant à céder crépitation après crépitation.

Quand il interrompit le flux, Charis abaissa son châle, sous lequel il se protégeait de la fournaise. Aucune alarme incendie ne s'était déclenchée. Dans des lieux pareils, les causes de départ de feu étaient le plus souvent astériennes, et les Constellations ne tenaient pas à rameuter les forces de l'ordre avec des alertes de sécurité.

Insensible à l'arété du pyrocien, Élide se releva et s'approcha des restes de ronces calcinées, qui grésillaient encore. Elle devait pouvoir nullifier la chaleur dégagée par les braises en corrompant l'Ether qui les imprégnaient, car les lueurs bleues moururent sous ses pas. Les squelettes d'épines s'écroulèrent. Se couvrant le nez d'un mouchoir en tissus, elle ménagea une voie sur un tapis de cendres. Sa canne traçait des va-et-vient devant elle, soulevant des nuées de poudre.

Cineád et Charis la suivirent, le visage enfoncé au creux de leur coude pour ne pas respirer les émanations qui se dégageaient encore. De l'autre côté du voile de fumée, l'Achernar était à terre, convulsant de douleur, la gorge et la bouche noyées de sang. La rambarde de fer forgé paraissait avoir été arraché par une force invisible, effilée et tordue en vrilles de métal qui avaient sectionné la tête d'un des serpents, et tenait les autres en respect. La métaschème les regarda s'avancer, une lueur d'inquiétude au fond des yeux. En quelques gestes, elle mua davantage de la rambarde en rubans acérés, et les fit se tordre dans un froissement de ferraille, prête à charcuter ses opposants.

Contre toute attente, Élide se jeta en avant. La quantité de métal manipulé par la Régulus se mouvait avec lourdeur. Les pointes ne parvinrent qu'à lui érafler la joue et le bras, avant qu'elle ne pose la main sur une torsade. Cineád sentit, à la noirceur qui parut soudain appauvrir l'atmosphère et charger l'air d'impuretés, que la thaumaturge maudite infusait une profusion d'Essence à contre-courant de celle de la métaschème.

Son contact pétrifia la sculpture de fer. Élide essuya le sang qui coulait jusqu'à sa mâchoire, le visage barré par les mèches échappées de ses rubans. Ses lèvres se retroussèrent sur un sourire aussi rutilant qu'une rangée de perle, et elle émit un rire triomphant tandis que la rouille dévorait la rambarde.

Privé de son moyen de défense, la Régulus tira un couteau papillon, qu'elle ouvrit d'un mouvement fluide. Sa ténacité fit ricaner les deux Rigel. L'instant suivant, les serpents survivants de Charis se propulsaient sur elle, aussi vif que des ressorts. Ils enroulèrent leurs anneaux autour de ses bras et de son torse, et projetèrent leur tête droit vers sa gorge. Les morsures fulgurantes se succédèrent à plusieurs reprises avant qu'elle ne bascule en arrière.

— Plus qu'un, annonça Élide, une note de joie féroce dans la voix.

Tous trois pivotèrent vers les escaliers menant à l'attique. Dotés d'un palier, ils rendaient impossible de jauger ce qui les attendait au cinquième étage.

— T'es sûre qu'il en reste qu'un ? demanda Cineád.

— Sahira n'a perçu qu'une seule personne, là-haut, confirma Élide. Et je peux la voir. Je passe en premier.

Alors qu'elle s'avançait vers les premières marches, un flash de lumière jaillit dans leur dos. Cineád fit volte-face, mais seuls quelques filaments argentés s'estompaient sous la verrière. Les plombs sautèrent avec un déclic qui plongea l'édifice dans le noir et le silence.

Ça ressemble à l'Essence de Keitan, remarqua-t-il, interloqué.

Le diagovien de l'URIAA ne déployait cependant pas autant d'énergie lorsqu'il traversait l'Ether. C'était autre-chose.

Un éclat mouvant et orangé, accompagné d'un ronflement de flammes, monta du fond des ténèbres. Il comprit ce qui avait nécessité une telle décharge.

— Ils ont fait venir Vessarias, annonça-t-il.

— Elias va le retenir, affirma Élide sans broncher.

Elle posa le pied sur la première marche, et une série de sigils s'illuminèrent sur les murs de l'escalier. Les cercles complexes crachèrent des arcs électriques qui déchirèrent violemment l'obscurité. En l'espace d'une fraction de seconde, ils se contorsionnèrent vers Élide, crépitants et frémissants, prêt à la frapper de toutes parts. Elle n'eut qu'à lever une paume devant elle. Les éclairs s'y attachèrent avec des ruades alors qu'elle entamait son ascension.

Cineád avait la peau qui fourmillait du champ émit par la puissance des charges, pourtant la thaumaturge les encaissait sans broncher. Marche après marche, elle frappait de sa canne d'une main et cueillait de l'autre les éclairs, qui se tordaient en vain, s'amenuisaient et mourraient. Corrompus, les sceaux clignotaient et s'éteignaient un par un à son passage.

Le pyrocien jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. En contrebas, les flammes de Guillian continuaient de rugir. Il fut tenté de se pencher au-dessus du vide pour voir le Marcdargent les étouffer aussi aisément que sa jumelle le faisait avec les décharges. Charis emboîta néanmoins le pas à Élide, pressant une portion de son châle contre sa blessure pour endiguer les saignements, et il dut se résoudre à les suivre.

Quand le dernier des sigils muraux n'émit plus que de pitoyables étincelles, Élide secoua sa main osseuse. Devant les portes de l'attique, l'Achernar de faction recula, la terreur imprégnant sa figure. Elle toucha le sceau inscrit sur le côté de sa gorge.

— Monsieur Vessarias ! s'exclama-t-elle. Ils sont là ! Ils sont au Ne -

Parvenue devant elle, Élide lui attrapa le poignet et écarta ses doigts du tracé.

— Non, la sermonna-t-elle d'une voix caressante. Tu es ici pour mourir à ton poste. Fais-le dignement.

Une plainte de souffrance et d'effroi mêlés échappa à l'Achernar. À la limite de son costume brocardé, ses veines gonflaient. Elles saillirent le long de sa gorge et de sa mâchoire, traversèrent son front. Sa physionomie se rigidifia et son regard noyé d'agonie se perdit dans le vague. Bientôt, ses yeux se révulsèrent, elle émit un dernier son étranglé, puis s'effondra. Élide n'eut plus qu'à enjamber son corps.

Devant les doubles battants, elle tapota la serrure verrouillée, indiquant à Cineád d'intervenir. Bien que sa manière de l'y enjoindre le hérissa, il approcha les doigts du canon de la serrure, qu'il submergea d'un débit de flammes régulier, aussi concentré que possible. La suie s'éleva sur le panneau, la chaleur gondola l'air, et le mécanisme se déforma. Un coup de pied fit céder les portes.

Ils pénétrèrent dans une salle noyée de pénombre. Seul l'encadrement des vitraux le long du mur est apportait une clarté ténue. Une silhouette massive se découpait au centre de l'attique. Cineád embrasa l'une de ses paumes, et leva le feu à hauteur de regard. Dressée au-dessus d'un bassin, une statue de marbre rouge, auquel les langues bleues conféraient des reflets magenta, se révéla. Nu, son intimité protégée par la toison qui le couvrait des hanches aux genoux, ses sabots fendus calés contre le socle, Pan portait sa flûte à sa bouche. L'inclinaison de sa tête présentait les massives cornes de bouc émergeant de sa tignasse.

Cineád renifla devant l'ironie. Qui de mieux que le dieu des bergers et de la fertilité pour incarner le Nexus artificiel de Régulus ? Conduits par leurs appétits, les troupeaux venaient docilement à lui.

Il percevait la quantité d'Éther recueillie par la statue et stockée dans le bassin. Elle suintait, grasse et lourde de toute cette variété de sources amassées en un même point. Il devait y avoir là de quoi approvisionner des centaines d'Asters. Pas étonnant que Becrux rechignât à le détruire.

— Sans Elias, ça va me prendre un moment, annonça Élide en s'agenouillant devant le bassin. Ne laissez personne entrer.

Cineád jeta un coup d'œil circonspect à Charis. Blême, le visage couvert d'une sueur d'effort, il était allé s'appuyer contre le mur. Autant pour le renfort, il allait devoir assurer seul la défense de l'attique.

La Marcdargent déposa sa canne à côté d'elle et posa ses mains tâchées de son propre sang sur le rebord du bassin. D'abord, Cineád ne perçut rien. Puis, une distorsion se produisit dans l'atmosphère. Quelque chose de vicié parcourut l'Éther ambiant, nouant de révulsion la gorge du pyrocien. Il ne voulait jamais être touché par ce que Élide infligeait au Nexus.

Posté près de l'accès à l'attique, Cineád surveillait les escaliers, qui demeuraient étrangement inanimés. L'Achernar avait eu le temps de donner l'alerte, et il doutait que la diversion menée par Élias au rez-de-chaussé parvienne à retenir l'ensemble des défenseurs de Belel.

— Qu'est-ce qu'ils foutent ? marmonna-t-il.

La thaumaturge crispa soudain les doigts sur le marbre, et lâcha un grognement de lutte.

— Sadar est là, les informa-t-elle. Il essaie de puiser dans ce qu'il reste.

— Tu peux l'en empêcher ? s'enquit Cineád

— Non. Sa connexion au Nexus est plus solide que la mienne. Il ne pourrait pas l'atteindre à cette distance, sinon.

— Encore combien de temps ? demanda Charis.

Une secousse ébranla l'édifice, empêchant Élide de répondre. Les vitraux tremblèrent dans leur cadre. La surface de l'eau se troubla. Agrippée au bassin, la Marcdargent émit un râle opiniâtre, avant de siffler :

— Profite de tes rogatons, Sadar. Ce sont les derniers.

Interpellé par ces paroles hargneuses, le Becrux se redressa, pour considérer la thaumaturge d'un air défiant. Il exécuta un pas vers la statue, l'examinant avec attention. Le marbre s'érodait, sous l'action de la thaumaturge. Ses reliefs lisses s'effritaient, transformant la peau du dieu en squames rugueux. Des fissures s'étiraient le long de ses articulations.

— Marcdargent, tu dois seulement le rendre inutilisable, lui rappela-t-il.

Élide ne fit pas mine de l'avoir entendu. Le bras de Pan s'effondra tout à coup, sectionné au poignet et au biceps. Sa chute projeta une gerbe d'eau qui éclaboussa sa destructrice. Les cheveux dégoulinants, elle poursuivit sa tâche.

— Mardargent ! insista Charis.

En désespoir de cause, il se tourna vers Cineád, qui l'observait sans broncher. Lorsque la lucidité sur les véritables intentions de Rigel le frappa, il pesta, le regard meurtrier. Ses serpents se déroulèrent avec grâce, mais Cineád les devança. Deux trombes de flammes rasèrent le sol, carbonisant chacun des corps sinueux.

Charis poussa une exclamation furieuse, et voulut se jeter sur la thaumaturge. Cineád le cueillit en plein élan d'une bouffée embrasée au visage. Tandis que Becrux se renversait en arrière, agitant les bras devant sa figure dévorée par les langues bleutée, il s'approcha de lui et saisit un pli de son châle. En quelques tractions, il l'arracha à sa victime qui s'écrasa sur le sol, et s'en drapa prestement.

La tête enfouie sous le capuchon improvisé, le pyrocien se plaça à l'entrée de l'attique, bras écartés du corps, flammes brûlant entre ses doigts. Une force intangible fit alors vrombir l'air et exerça une pression intenable sur ses épaules. Ses genoux cédèrent, lui arrachant un hoquet de protestation. Il tomba sur les mains, la tête ployée sous ses omoplates, au milieu des fractales iridescentes qui scintillaient autour de lui. Il avait déjà été soumis à ce champ d'Éther brut. Sadar passait à l'action.

Bandant tous ses muscles pour résister à la puissance qui l'écrasait, Cineád releva le menton. La surprise le fit ciller devant la teinte bleu indigo émergeant des escaliers obscurs. Le tailleur de Sahira.

Les jambes chancelantes, le souffle erratique, elle crispait sa figure luisante de transpiration sur un rictus de douleur. L'un de ses bras était tordu dans son dos. Les reflets irisés crépitaient avec une vigueur féroce contre elle. Deux pas derrière elle, Sadar usait de son arété pour la maîtriser et la faire avancer. À en juger par l'expression de Sahira et les traces blanches de sel qui tachaient sa chemise, il lui avait déjà cassé le bras.

Par-dessous le bord du châle abaissé sur son front, Cineád perdit l'esthésive de vue quand elle arriva à sa hauteur, et ne vit plus Sadar que jusqu'aux hanches. Il distingua néanmoins le pistolet qu'il braqua dans la direction de la Marcdargent. Le déclic de la sécurité se fit entendre avec une netteté indubitable.

— Comme c'est vulgaire, susurra Élide. Les Asters n'utilisent pas ces armes-là.

Il s'agissait moins d'un principe d'honneur que d'une question de praticité. Les arétés et leurs productions étaient presque intraçables pour la police criminelle, alors que les armes traditionnelles laissaient des empreintes bien trop identifiables.

— Je doute que l'URIAA me poursuive pour en avoir fait usage sur une Mardargent, rétorqua Sadar. Écarte-toi du Nexus.

Le rire d'Élide, glacé et chargé de défi, résonna dans l'attique.

— Tu ne peux pas me tuer, Régulus. Pas comme ça.

Sa dernière syllabe fut noyée sous une détonation qui percuta les tympans de Cineád. Les oreilles sifflantes, il perçut le rebond de la douille contre le dallage. Élide lâcha un hoquet de stupeur, suivit par un geignement douloureux. L'épanchement délétère s'interrompit.

— Je connais le mythe, assura Sadar. Si je ne peux pas te tuer, je pense que je peux te faire saigner. Recule, avant que je passe à l'autre main.

La Marcdargent remua près du bassin. Cineád évalua la situation à toute allure. L'arété de Sadar l'immobilisait, mais ne l'empêchait pas d'avoir recours à son arété. Il était suffisamment proche de lui pour l'atteindre s'il libérait ses flammes à l'aveuglette. Or, Sahira se trouvait aussi dans son rayon d'action.

Les semelles d'Élide frottèrent le sol. Elle se rapprochait. Le champ de force de Sadar bourdonna avec plus de vigueur, sans paraître affecter la thaumaturge.

— Pas plus près, la prévint-il.

Quelque chose scintilla dans les ténèbres des escaliers. Des brins d'or et d'améthyste. Deux fentes de lumière violette. Furtive comme une ombre, Cestes se faufila dans le dos de Sadar et planta ses griffes sous ses côtes. Le coup de feu partit en même temps qu'il faisait volte-face, envoyant son coude vers la figure de l'énopière. La pression qui clouait Cineád au sol défaillit. Il poussa sur ses mains et se propulsa debout. Tous ses muscles demeuraient imprégnés du poids fantôme.

Élide s'était jetée à terre pour éviter le tir. Sahira avait ramené son bras blessé devant elle, tandis que Cestes tournait autour du Régulus, guettant l'ouverture. Le blouson de ce dernier brillait sur le flanc, imbibé de sang. Cineád écarta les doigts, prêt à convoquer ses flammes, mais Sadar fut plus rapide.

Il referma les poings, et une onde de choc balaya les Rigel. Cineád fut projeté en arrière, le corps entier traversé par l'énergie cinétique, ses os s'entrechoquant. Il s'écrasa avec une violence qui le fit se mordre la joue et lui coupa le souffle. Paralysé par la commotion, empêtré dans les pans du châle, il cilla.

— Retraite ! lui parvint la voix d'Élide à travers l'acouphène qui lui vrillait les tympans.

D'une main malhabile, il tâta sa combinaison. Cestes brisait déjà son flacon à terre. Celui de la thaumaturge suivit. Une nuée de phalènes noires et glutineuses se déployait autour des deux Rigel quand il parvint à libérer son endex. Le cri de Sahira l'interpella.

Juste avant que la nappe goudronneuse se referme sur lui, il distingua son poing levé et sanguinolent, la peau criblée d'éclats de verre, ses phalanges suintant de sang mêlé de fluide noirâtre. Sadar avait broyé la balise ailée au creux de sa main, avant qu'elle puisse la libérer.

Puis, il s'enfonça dans une vase épaisse et bascula à la renverse. Désorienté, le corps encore perçu d'engourdissements, Cineád chancela et tomba sur le coccyx. Devant lui se dressait un mur d'obscurité glaireuse, en lieu et place de l'entrée du hangar de Rigel. Les plaintes d'Élide attirèrent son attention.

— Fais-voir, fais-voir, l'enjoignait Oswald en soulevant avec délicatesse son poignet pour examiner sa main trouée par la balle. Ohh... d'accord. Albin ! Albin, on a besoin de toi !

Debout près de Cineád, Cestes se débarrassa de sa gangue de fumée, révélant ses courts cheveux frisés et sa stature athlétique. Avisant le pyrocien au sol, elle lui tendit la main.

— Ça va ?

— Écartez-vous, prévint Darrant. Les suivants arrivent.

Cineád dédaigna l'aide de l'énopière et effectua quelques pas de recul, juste à temps pour libérer la place à Elias, qui fut craché par la matière. Le Marcdargent, maculé de suie, mais indemne, se rétablit sur ses appuis, et fouilla le hangar de ses yeux décolorés. Ses traits émaciés se crispèrent lorsqu'il repéra sa jumelle, aux soins du guérisseur qu'ils avaient recrutés par anticipation.

— El ! s'exclama-t-il en se précipitant à sa rencontre.

— Qui était avec Sahira ? lança Darrant. Quelque chose va pas avec son endex.

Cineád rejeta le châle et massa son épaule lancinante.

— C'est pas la peine de maintenir la porte, indiqua-t-il. Sadar l'a eu.

Une lueur d'hésitation flotta derrière les lunettes du diagovien. Cestes tourna une mine préoccupée vers le portail. Alarmé, Oswald se rapprocha.

— Comment ça ? Est-ce qu'elle est... ?

— Elle était encore en vie quand je suis parti, mais elle pourra pas traverser.

— Oh non, s'effara l'apothicaire.

Rassuré sur l'état de sa sœur, Elias revint vers l'entrée d'un pas songeur. Sa figure comme moulée dans la cire albâtre n'exprimait rien des réflexions qui l'animaient tandis qu'il scrutait le portail.

— Referme, Aroon, trancha-t-il, sa tessiture proche du murmure, du fil aiguisé de la lame. 







Un chapitre qui n'a pas été évident à écrire mais que j'ai beaucoup aimé élaboré !

J'ai dû choisir quoi montrer de l'affrontement, et malheureusement, je laisse le déroulé du Guillian vs Elias à votre imagination...

Qu'est-ce que vous en avez pensé ?


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