Chapitre 11 : Mensonges





Le fourgon n'était pourvu que de deux banquettes, aménagées au-dessus des roues arrière. Installé sur cette banquette de fortune, Cineád guettait le quartier par les portes ouvertes. Un premier équipage de l'URIAA passa en trombe au bout de la ruelle, sirènes hurlantes, ce n'était qu'une question de minutes avant que les autorités ne bouclent le secteur.

Réduit à faire le guet tant que l'opération ne nécessitait pas de leur dégager un passage, Cineád faisait tressauter son talon sur l'aluminium antidérapant. Il regrettait de ne pas être là pour voir la Vessarias prodige dégringoler de son piédestal, rabaissée au rang de pantin par la simple présence du Marcargent. Il regrettait encore plus de ne pas pouvoir assister à la réaction de Guillian Vessarias lorsqu'il apprendrait que Rigel avait pris sa fille pour cible, en plein moment de gloire.

Le claquement d'un accès de service résonna alors, et Cestes et Oz parurent, poussant devant eux une otage tirée à quatre épingles dans son tailleur, le visage enfouit sous un sac. La vue de l'appareil qui ballottait autour de son cou invita des pensées malvenues à l'esprit de Cineád. Une photographe. À croire que ça le poursuivait.

Ils n'avaient pas encore convenu de l'état dans lequel ils laisseraient leur otage sur le bord de la route, une fois qu'ils seraient certains d'avoir échappé aux poursuites. Mais peu importe ce que décréteraient les deux autres, Cineád comptait bien carboniser tout risque de laisser une trace derrière eux.

Cestes alla prendre place à l'avant de la camionnette, tandis que l'apothicaire faisait monter l'otage à l'arrière et l'asseyait sur la banquette libre. La réticence ennuyée qu'arborait Cineád le fit soupirer.

— Tu pourrais au moins demander si ça s'est bien passé, lui glissa-t-il.

Cineád donna deux coups dans la cloison les séparant de l'espace conducteur, signalant à Cestes qu'il pouvait y aller. Elias devait évacuer grâce à l'arété du diagovien, tandis que les Asters recrutés par l'énopière pour l'opération s'esquiveraient chacun de leur côté.

— Je comptais plutôt te demander si ça valait le coup, grinça-t-il.

L'otage tressaillit.

— Cineád ?

La voix éraillée qui emplit l'habitacle, à demi-étouffée par la toile, le traversa comme un coup de jus. Sans même avoir conscience de son geste, il se jeta en avant et écrasa son avant-bras contre ses clavicules. Le dos de Kaya heurta brutalement la paroi alors qu'il arrachait l'étoffe rugueuse de sa tête.

La figure échevelée de la jeune femme, aux pommettes poudrées de taches de rousseurs et aux yeux acajou écarquillés, se retrouva sous la sienne. Cineád forcit le poids qui la clouait à la carrosserie et gronda :

— Tu cherches vraiment les problèmes.

Kaya s'offusqua, la mine courroucée :

— Pardon ? Si aller à un concert, c'est chercher les problèmes, je suis censée faire quoi ? Plus sortir de chez moi ?

— Il y avait des dizaines de personnes à ce truc ! Comment ça se fait que ce soit toi qu'ils ont pris ?

— Pourquoi ce serait de ma faute ?!

Oz toussota en se posant sur la banquette métallique abandonnée par son complice.

— Vous vous connaissez ?

Cineád appuya encore un instant son regard brûlant de contrariété dans celui de l'esthésive, puis allégea la pression contre ses clavicules pour se retourner vers lui.

— C'était quoi l'idée ? l'interrogea-t-il d'un ton mauvais.

Jambes posément croisées, l'apothicaire déclara :

— C'est l'employée de Malachias. Donc pas le profil à perdre les pédales et à nous encombrer.

Cineád n'allait certainement pas le contredire là-dessus, or il discernait très bien sa petite manœuvre au-delà de cet argument. Cet abruti de dandy avait anticipé ses intentions d'éliminer l'otage, en choisissant quelqu'un à qui il ne pourrait pas s'en prendre impunément. Oz n'avait bien sûr aucun moyen de savoir que Cineád possédait déjà ses raisons de la laisser en vie.

Il se redressa en frictionnant avec irritation les épis à la base de sa nuque. Cestes roulait à une allure modérée, et aucune sirène policière ne poursuivait le véhicule, signe qu'ils étaient parvenus à évacuer le coin sans se faire repérer. Le plan consistait alors à faire quelques bornes pour quitter la zone que ratisseraient les forces de l'ordre, puis à libérer l'otage avant de prendre la direction du repaire. Cineád devait admettre qu'Oz savait exécuter ses plans sans bavure.

Son attention fut implacablement ramenée sur Kaya. Elle se tenait inhabituellement tranquille, coite et figée à sa place. Il releva alors l'infime tremblement de ses mains et la fébrilité de son regard.

Avec un reniflement, Cineád se laissa tomber sur la banquette si étroite qu'ils se retrouvèrent hanche contre hanche. Il entoura de son bras les épaules de l'esthésive et referma les doigts autour de sa gorge, la coinçant contre lui. Un geste en apparence autant destiné à la tenir sous contrôle qu'à la stabiliser. En réalité : son unique moyen d'établir un contact peau contre peau. Et le glissement insistant de son pouce sur sa nuque cherchait à le lui faire comprendre.

Kaya ne mit pas longtemps à saisir le message. L'espace d'une poignée de secondes, ses émotions le submergèrent. Percluse de nervosité. Transie d'inquiétude. Assaillie d'incertitude. Il ne l'avait pas connue aussi paniquée depuis qu'elle avait été témoin pour la première fois de ses bûchers criminels et qu'il l'avait embusqué dans une impasse.

Or à cela venait s'ajouter quelque chose qui n'était certainement pas présent la dernière fois. Un appui sur lequel elle se reposait afin de ne pas céder à l'affolement complet :

Lui.

Le temps de quelques battements de cœur, il sentit avec netteté combien la chaleur qui émanait de lui, l'empreinte de son flanc contre le sien, la tranquillisaient. Puis les sensations refluèrent, et Cineád perdit accès à l'état de l'esthésive.

Devinant qu'elle le sondait à son tour, il laissa sa main en place, l'autorisant à le lire une fois de plus. Il ne se priva pas de lui faire sentir l'agacement fulminant qui bouillonnait encore en lui, tout en sachant qu'elle capterait également le flegme qui l'habitait, ainsi que son absence d'hostilité.

Sous ses doigts, le pouls de Kaya ralentit, unique confirmation qu'elle avait bien décodé la situation : les événements devaient se poursuivre sans s'aggraver.

Ironiquement, il avait été le dernier du lot à opter pour cette résolution, mais elle n'avait pas besoin de le savoir.

Inconscient de l'échange muet qu'ils venaient de mener, Oz interrogea leur otage :

— Vous êtes une connaissance de la petite maligne ailée ?

— Pourquoi ? rétorqua-t-elle d'un ton peu disposé à le renseigner.

— Pour faire la conversation, le temps d'arriver à destination.

Cineád se pencha d'un degré en avant pour intervenir :

— Si tu tiens à discuter, dis-moi d'où tu connais la nouvelle employée de Malachias.

— Du Baroudeur, bien sûr. Et toi ?

Un ricanement de nervosité ironique échappa à la jeune femme.

— Pas du Baroudeur, répliqua-t-il.

Suite à quoi aucun d'eux ne dit mot, et l'habitacle plongea dans un silence chargé de questions auxquelles personne ne tenait à répondre. Après qu'ils eurent roulés près d'une heure, la camionnette ralentit et Cestes arrêta le véhicule en les apostrophant depuis la cabine :

— Ici, c'est bon ?

Oz ouvrit les portes sur une petite route de banlieue se faufilant le long d'une voie ferrée, éclairée de réverbères dans les faisceaux desquels papillonnaient de gros insectes nocturnes. Ils firent descendre la jeune femme, puis le trentenaire lui rendit son portable. Cineád attendit que son acolyte fut remonté à l'arrière pour étirer un sourire sardonique. Il ouvrit la bouche, mais Kaya le coupa :

— T'avise même pas de me parler de rencontre insolite, siffla-t-elle.

Il se contenta de ricaner avant de se détourner. Avec ça, les quatre-vingt euros seraient certainement remis en jeu, et il n'était pas du bon côté du plateau.


✧ ✧ ✧


Dès que les feux arrière du fourgon furent hors de vue, Kaya appela Isaac. Déjà mit au courant de son enlèvement, il décrocha d'une voix tendue :

— Oui ?

— C'est moi, lui dit-elle. Je m'en suis tirée.

— Ça va ? Où tu es ? Je viens te chercher.

Le son d'un clignotant lui indiqua qu'il se trouvait déjà en voiture.

— J'ai rien, l'assura-t-elle. Je t'envoie ma localisation.

Quand elle eut raccroché, Kaya marcha au bord de la route, à la rencontre de la voiture d'Isaac. La tête baissée sur son écran, elle envoya des messages frénétiques à Raphaëlle, qui ne l'avait pas contacté depuis le braquage.

Kaya tremblait dans son chemisier fin et sa veste tailleur quand Isaac descendit du véhicule et accourut vers elle. La vision de sa stature robuste, découpée dans la lumière des réverbères, épis blonds ébouriffés et front plissé par la préoccupation, lui prodigua un réconfort bienvenu. Après l'avoir étreint affectueusement, il l'enveloppa de son blouson en cuir bien trop grand pour sa carrure de danseuse.

Néanmoins, ce n'était pas la fraîcheur de la nuit qui faisaient spasmer ses muscles de manière incontrôlable. C'était le relâchement de ses nerfs, suite à ces dernières heures durant lesquelles elle n'avait eu que trop conscience de marcher sur le fil du rasoir.

— Désolé, s'excusa Isaac tandis qu'elle bouclait sa ceinture. On rentre pas à Alphecas tout de suite. Il faut qu'on passe à Montheclives, d'abord.

— Chez les Achernar ? Pourquoi ?

— Parce qu'après un coup comme ça de la part de Rigel, ils ont des questions. Et tu es la seule à pouvoir y répondre. Mieux vaut que je t'y emmène plutôt qu'ils viennent te chercher.

Kaya donna son acquiescement, mais la nervosité lui rongea les tripes. L'implication de Cineád rendait bien plus compliquée la perspective d'avoir à répondre sur le déroulement du braquage.

Ils gagnèrent un restaurant gastronomique de Montheclives, et furent conduits jusqu'à une salle privative, dont les boiseries sombres et rideaux gris perle faisaient ressortir la blancheur des nappes. Seuls sous les glaces, ils patientèrent autour d'un thé apporté sitôt qu'ils eurent pris place. La faïence était aussi chaude sous les paumes de Kaya que l'avait été la main de Cineád autour de sa gorge. Elle crispa les doigts sur sa tasse lorsque entra un Aster dont l'apparition suffit à faire grimper son anxiété.

Le poitrail large sous son costume sur mesure à reflets bleutés, les tempes argentées tranchant contre le châtain de ses cheveux coiffés en arrière et le regard comme deux points givrés au fond de ses orbites creusées, Guillian Vessarias s'avança à leur rencontre.

Bien sûr que c'était lui, réalisa Kaya. Isaac aurait pas fait le déplacement pour un subalterne.

— Vous savez où Raphaëlle ? demanda-t-elle en se levant, suspendue à la réponse de l'Achernar. Elle s'en est sortie ?

Guillian tira une chaise et lui fit signe de se rasseoir. Il la considéra un instant, l'air scrutateur, avant de répondre :

— Elias Marcdargent a infecté son Essence. Elle est entre les mains de nos soigneurs. Merci de vous en inquiéter. Kaya Terebros, c'est ça ? Je connais votre mère. Une sélénienne remarquable.

L'envie de lui demander davantage de précision sur l'état de Raphaëlle la taraudait, mais elle sut, au ton sans appel du Vessarias, qu'il ne lui concéderait pas d'autres renseignements. La manière dont il la scrutait, comme s'il cherchait à repérer la marque de son affiliation, l'obligea à réfréner le réflexe de toucher la peau sous son oreille, vierge de tatouage depuis toujours. Isaac se chargea de le renseigner :

— Kaya n'est pas de Régulus. C'est mon isádelphe, une esthésive.

Il appuya sur ce dernier mot, trainant les syllabes, par volonté presque mesquine de rappeler la traque des esthésifs non affiliés ordonnée par le Vessarias après la libération du premier Marcdargent.

— Je ne savais pas que tu avais une isádelphe, s'étonna le Guillian, ignorant l'accusation implicite.

— Et je savais pas que vous montiez une cellule de crise, fit observer Kaya, encore décontenancée par cette rencontre.

Isaac se carra contre son dossier, ses mains baguées jointes sur la nappe amidonnée.

— J'ai contacté Guillian dès que j'ai su ce qu'il se passait à l'Opéra. Rigel devient trop téméraire. La dernière fois, il a fallu la puissance des quatre Constellations conjuguées pour venir à bout des Marcdargent. Maintenant qu'ils ont des alliés, on doit être paré à tout.

— Et faire preuve d'autant plus de vigilance, abonda Guillian. Becrux et Cebalraï sont plus ambitieux et plus pérennes qu'à l'époque. S'ils nous pensent fragilisés, on ne sait pas de quel côté leur soutien basculera.

Kaya savait que, en dépit de quelques accrochages épars entre leurs exécutants, Guillian et Isaac avaient toujours conservé une distance cordiale l'un vis-à-vis de l'autre. Cette collaboration inopinée avait de quoi la faire frémir.

— Mais avant de discuter stratégie, reprit Isaac. Venons-en aux faits. Kaya?

La gorge nouée et la bouche si sèche qu'elle peinait à déglutir, l'esthésive leur relata l'intrusion de Rigel à l'après spectacle, puis son enlèvement, omettant la façon dont Cineád s'était arrangé pour communiquer avec elle et lui faire s'avoir qu'elle ne courrait plus de danger.

Trop inquiétée par la présence oppressante du dirigeant d'Achernar, dont l'aura de glace semblait cristalliser l'atmosphère, Kaya conservait son attention sur son isádelphe. Ce fut pourtant d'Isaac que vint la question périlleuse :

— Est-ce qu'il y a une raison pour laquelle ils t'ont emmené toi et pas quelqu'un d'autre ?

Après avoir dégluti une gorgée de son thé, dont elle n'enregistrait même pas l'amertume, Kaya lui servit son premier demi-mensonge :

— Je crois qu'ils ont choisi au jugé. Ils voulaient quelqu'un qu'ils puissent maîtriser.

— Ils connaissaient votre lien avec Isaac ? s'enquit Guillian.

Elle secoua la tête en signe de dénégation. Rigel l'ignorait. Cineád, en revanche...

— Alors tu n'avais jamais croisé aucun d'eux auparavant ? demanda à son tour Isaac, la mine grave.

Le cœur de Kaya manqua un battement. Elle le connaissait trop pour savoir qu'il n'avait pas posé la question de manière anodine. D'une rapide incursion mentale, elle décela la trace de soupçon qui flottait en lui.

— À part Cineád, ils avaient le visage couvert, alors je pourrais pas vraiment dire, articula-t-elle, son timbre faiblissant.

Isaac plongea ses yeux pers dans les siens.

— Tu sais pourquoi ils t'ont relâché indemne ?

— C'est vrai que Cineád n'a pas la réputation de laisser autre chose que des corps carbonisés derrière lui, fit observer Guillian.

Isaac venait de lui couper tout moyen d'esquiver la question. Son statut d'isádelphe ne lui permettait pas de lire en autrui avec autant d'acuité qu'elle, mais il pouvait lire le mensonge à travers son regard.

— Non, dit-elle, maintenant ses yeux dans les siens. J'en ai aucune idée.

L'ombre alarmé qui traversa la figure d'Isaac lui comprima le cœur. Il s'abstint cependant de relever l'aveu qu'elle venait de lui faire.

— Je suppose qu'être non affiliée vous a sauvé, suggéra Guillian. Est-ce qu'ils ont dit quoique-ce-soit durant le trajet ?

La vibration rauque de sa voix poussa Kaya à tourner la tête vers lui. Le froid de ses iris la surprit. Quelque chose dans leur bleu l'interpellait, de manière quasiment hypnotique.

— Le Charlatan m'a demandé si je connaissais Setsuha Fukurõ, répondit-elle.

— Pourquoi ?

— Probablement parce qu'elle est la seule à avoir caché ses bijoux.

Déçu par l'inutilité de l'information, Guillian renifla.

— C'est tout ?

— Oui.

Second mensonge. Prononcé en évitant soigneusement le regard d'Isaac, dont les lèvres se pincèrent. Son esprit affolé martelant son crâne, Kaya eut toutes les peines du monde à se concentrer sur les dernières questions.

Quand il eut recueilli tous les éléments dont il avait besoin, le Vessarias prit congé d'eux. Isaac ne dit plus rien du temps qu'ils mirent à quitter le restaurant. De retour dans la voiture, néanmoins, il ne mit pas le contact, et prit une profonde inspiration avant de laisser la contrariété qui le dévorait transparaître sur sa physionomie.

— Alors dis-moi, qu'est-ce que tu m'as caché sur Cineád ?

Un acouphène ténu se mit à siffler aux oreilles de Kaya. Il faisait bon dans l'habitacle. Le siège dans lequel elle s'enfonçait était d'un confort hautement plus agréable que les quelques pouces d'aluminium qui lui avaient endolori le dos et le fessier une heure durant.

Pourtant, à l'instant où Isaac formula la question tant redoutée, elle se prit à regretter la stature ardente de Cineád à son côté, et le contact de ses mains. Le sédiment des angoisses qui la rongeaient depuis l'apparition de Rigel dans le Grand Foyer entra en fusion dans ses tripes. Une bouffée de courroux lui monta à la tête.

— T'as pas un peu oublié que t'étais mon isádelphe en plus d'être le dirigeant des Régulus, là-dedans ? cracha-t-elle en pointant d'un doigt rageur le bâtiment qu'ils venaient de quitter. Si t'avais des doutes pareils, pourquoi tu m'en as pas parlé directement, au lieu de me coincer comme ça devant Guillian Vessarias ?

Elle n'avait même pas eu l'intention de proférer ces reproches, mais les mots sortirent d'eux-mêmes. Trop éprouvée par la tension qu'elle endurait, Kaya en avait perdu ses filtres.

Isaac fronça les sourcils sur une mine renfrognée. Pourtant, un brin de remords flottait dans ses yeux vert d'eau. Il étendit le bras et pressa affectueusement son épaule. Dans l'obscurité, le rayonnement cuivré des éclairages publics découpait son faciès en lignes contrastées.

— Kaya, Kaya, entreprit-il de la calmer d'un ton conciliant. J'avais pas de doutes sérieux avant de t'entendre mentir devant moi. Tu peux entendre que je me pose des questions.

Sous la pression de sa poigne, l'esthésive se tranquillisa quelque peu. Elle hocha la tête en signe de compréhension, puis prit une profonde inspiration, tandis qu'Isaac la laissait retrouver son calme.

— Tu connais mieux Guillian que moi, reprit-elle. Ça t'étonne que j'ai pas voulu lui dire que j'avais déjà rencontré un membre de Rigel ?

L'évocation du caractère du Vessarias tira un reniflement de dérision à Isaac.

— Non, admit-il. Mais à moi, il va falloir que tu le dises. J'ai pas oublié que les Astéropides ont été réduits en cendre le soir même où tu avais prévu d'enquêter sur eux. Et maintenant, de toute une foule de spectateurs, c'est toi qui es prise en otage après le braquage ? Je préfère pas qu'il y ait de troisième fois.

Ça fait beaucoup plus que trois fois.

Kaya maudit Cineád pour sa négligence. Le jour où Isaac découvrirait que le pyrocien de Rigel se cachait au squat, il n'oublierait pas la poignée d'occasions lors desquelles il les avait croisés ensemble. Occasions qui ne représentaient pas la moitié de leurs rencontres...

— C'est le Charlatan qui a décidé du choix d'otage, lui rappela-t-elle avant de se caler contre le dossier.

Drainée par une profonde fatigue, les paupières mi-closes, elle frotta son pouce contre sa paume, cherchant à recueillir l'énergie de déjouer les soupçons d'Isaac. La solution la plus simple, et la plus sûre, était de s'en tenir à la vérité. En tant qu'esthésive, elle savait parfaitement comment l'utiliser pour mentir.

— J'étais là quand Cineád a attaqué les Asteropides. Il m'a surpris quand j'ai voulu fuir.

La main toujours sur son épaule, Isaac exerça une pression affectueuse pour attirer son attention.

— Réponds-moi franchement : est-ce que je dois considérer que tu es en danger ?

"Dis-moi si je mens, quand je dis que je pourrai toujours vous éliminer."

Une affirmation que son Arété révélait véridique, mais que tout son être réfutait.

— Non, articula-t-elle avec une certitude viscérale.

— Il t'a menacé ?

— Oui, dut-elle lui avouer, le mot lui rappant la langue. C'est pour ça que je t'ai rien dit, après les Asteropides.

Les traits d'Isaac se décomposèrent devant la réalisation de ce qu'elle avait subi à son insu. Il la saisit par les bras, et l'agitation qu'elle lut au fond de ses prunelles pesa sur la poitrine de Kaya.

— S'il y a quoique-ce soit, tu dois me le...

— Non, non, l'interrompit-elle. Y a rien, je t'assure. Ça va.

En même temps qu'elle prononçait ces mots, Kaya aurait voulu lui dire pourquoi elle en était persuadée. Elle aurait voulu lui révéler que Cineád avait dormi sur un matelas de son propre appartement sans exposer aucun d'eux au moindre danger. Lui dire qu'il l'avait escorté à Antaray lorsqu'elle ne pouvait plus se fier à son sens du discernement. Qu'il était le seul à être jamais parvenu à lui faire déglutir le cachet salvateur.

Elle aurait voulu lui dire que la présence du pyrocien s'avérait aux antipodes de menaçante. Qu'il lui arrivait d'être plus à son aise avec lui qu'avec quiconque. Qu'il lui tirait des rires revigorants et suscitait dans ses veines une chaleur qui ranimait ses membres engourdis par ses symptômes. Que parfois, lorsque sa conscience s'étiolait, la brûlure bleue était son unique ancrage à la réalité.

Au lieu de quoi, elle souffla :

— La preuve : je suis là.

Isaac la scruta encore un instant, puis relâcha ses épaules avec lenteur, branlant lourdement de la tête.

— D'accord, abdiqua-t-il.

Les voyants du tableau de bord ponctuèrent la pénombre lorsqu'il mit finalement le contact.

— Désolée de m'être emportée, marmonna Kaya.

— Nah, t'as eu une soirée difficile. Je te ramène.

Elle se laissa bercer par la conduite sereine d'Isaac et le défilement de l'agglomération nocturne. En dépit de la fatigue qui l'écrasait, son esprit demeurait alerte, assimilant encore les dernières heures. Ce ne fut que lorsqu'elle retraça sa conversation avec Isaac qu'un déclic soudain la traversa.

Si elle savait comment contourner la perception de mensonge octroyée par son Arété, comment pouvait-elle être sûre que Cineád ne faisait pas de même ?





Nouvelles rencontre insolite pour Kaya et Cinead !

Et première confrontation épineuse entre Kaya et Isaac...

Un avis sur cette alliance entre Régulus et Achernar ?

Ou sur le déclic de Kaya à la fin ?


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top