Chapitre 8 : Attaques




VARMANTEUIL



Le squat Alphecas se découpait contre l'éclat rosé du jour. Une fraîcheur aurorale recouvrait la structure décrépie. Les verrières, encore à l'ombre, demeuraient éteintes. Seul les cris des hirondelles virevoltants près des toits troublaient la quiétude de la matinée.

Familière des différents accès au colosse de béton, Kaya poussa une porte métallisée, puis traça sans la moindre hésitation son chemin à travers l'enfilade de couloirs, tunnels et escaliers. Les lieux, avec ses murs colorés de fresques et sa lumière circulant par les innombrables percées, avaient inscris sous sa peau un sentiment d'appartenance. Entre ses visites à Isaac et ses heures de danses sur les terrasses, la jeune femme ne comptait plus le temps qu'elle y avait passé ces dernières années.

Aujourd'hui cependant, c'était vers les sous-sols qu'elle se dirigeait, pour trouver le nid d'un groupe de Maraudeurs suspectés de contrevenir à la loi d'Alphecas. Connaissant les penchants noctambules de ces « familles de rue », elle savait qu'il s'agissait du meilleur moment pour les surprendre.

Parvenue devant l'atelier dans lequel ils avaient élu domicile, Kaya tambourina du plat de la main contre l'acier de la porte. Elle laissa s'écouler un silence, l'oreille tendue, avant de reprendre son tapage, jusqu'à ce qu'un adolescent dégingandé, crâne rasé sur les tempes et cheveux gras en bataille sur son front, fasse son apparition. La mine agressive, il cracha :

— Non mais ça va pas, sale c...!

Il tituba quand l'Aster le poussa en arrière pour forcer le passage. Une moiteur de sommeil aux relents de bières éventées et de nicotine régnait dans la pénombre du logement. Elle chercha à tâtons l'interrupteur pendant que le reste des occupants remuaient mollement sur leurs couches, troublés par le réveil brutal. Des protestations éclatèrent aussitôt que la lumière crue illumina l'espace.

Narines frémissantes, une fille tatouée s'arracha à son canapé délavé, se protégeant les yeux d'un bras, canif en main. Kaya l'étudia d'un coup d'œil, avant de diriger brièvement son attention sur le troisième d'entre-eux, à demi-redressé dans son sac de couchage. Ils correspondaient à la description que lui avaient fait Basile et Gale.

L'un d'eux arborait une méchante brûlure au poignet, nota-t-elle. Ce que ses frères avaient omis de lui mentionner. À moins qu'il ne l'ait récolté après leur accrochage.

L'hostilité du trio se mua en une prudence pleine d'anticipation quand leurs prunelles se furent assez acclimatées à l'éclairage pour reconnaître l'intruse. Bien que la jeune femme ne disposait pas de statut officiel au sein des Régulus, les occupants du squat la connaissaient comme une habituée du coin, et la savaient proche du dirigeant.

— Eh ! On est à jour sur le paiement de la taxe ! s'exclama la meneuse. Si c'est Isaac qui t'envoie...

— Je suis pas là pour ça, coupa Kaya en balayant l'espace du regard.

Ses soupçons s'étaient confirmés dès qu'elle était entrée. Plus sensible que la plupart des autres Asters à la présence de l'Éther, elle percevait ce que les Maraudeurs cachaient dans leur taudis.

Les revenus légaux de la Constellation provenaient pour la majeure partie de la marchandise unique dont ils faisaient commerce : les abraxas, des objets imbus de charmes, talismans et amulettes vendus au prix fort dans les boutiques de Varmanteuil. Les meilleurs orfèvres de Régulus avaient leurs ateliers au squat Alphecas, afin qu'Isaac puisse contrôler la confection et la qualité des articles.

Or ces merveilles ne pouvaient être produites à la chaîne. La puissance et la longévité d'un artefact accroissait exponentiellement le temps et le coût à y consacrer. Certains nécessitaient quelques heures, d'autres des semaines, quelques-uns des mois entiers.

Du fait de leur valeur, la disparition ponctuelle et répétée d'abraxas dans les fabriques du squat n'était pas passée inaperçue. Et le trio de Maraudeurs était devenu suspect dès l'instant où ils avaient pris en chasse les jumeaux, par peur de ce qu'ils avaient pu surprendre.

— Qu'est-ce que vous en faites ? les interrogea la jeune femme. Vous les revendez ?

Du pied, elle repoussa le fatras d'emballages, bouteilles et d'affaires qui jonchaient le sol, afin d'accéder au sac de voyage à demi enseveli sous une couette. Elle en tira un coffret de récupération, et souleva le couvercle de cuir. Les adolescents amorcèrent un geste défensif vers elle, avant de s'immobiliser quand elle releva ses yeux brun vers eux. D'un geste éloquent, elle souleva un pendentif d'argent ciselé.

— Alors ? reprit-elle. À qui vous les revendez ?

L'échine voûtée par la tension, la meneuse de la bande cracha :

— On aurait pas besoin de le faire si Isaac nous donnait du taff !

Et j'aurais pu le comprendre si vous vous en étiez pas pris à mes frères, songea Kaya sans toutefois leur révéler ses motivations. Le talisman cliqueta sur les autres ouvrages que recelait le coffret quand elle le reposa. Un clappement sonore éclata alors dans le local. Le bruit de paumes solides claquant avec lenteur l'une contre l'autre.

Tous se retournèrent pour découvrir le dirigeant de la Constellation sur le pas de la porte, sa carrure aux épaules robustes barrant le passage. L'ossature dense de son visage accentuait la dureté de son expression, à laquelle se mêlait pourtant une once de raillerie.

Kaya rangea sa prise sous son coude, et haussa un discret sourcil interrogateur à son adresse. Elle lui avait envoyé un message à son arrivée au squat pour le prévenir de son intention de perquisitionner une bande de Maraudeurs. Il s'agissait cependant moins d'une demande de renfort que d'une intention de l'informer au cas où son initiative aurait généré du grabuge.

Isaac ne fit pas mine d'avoir relevé son signal muet. Il s'avança dans la pièce, vrillant ses yeux bleu-vert sur chacun des coupables. Ceux-ci, tétanisés, paraissaient ne même plus respirer.

— J'avoue que j'applaudis votre audace, déclara-t-il, sa voix gutturale contrastant avec la désinvolture de son ton. Mais c'était stupide de votre part. Et qu'est-ce que j'entends ?

Il appesantit une poigne écrasante sur la nuque de l'adolescent qui avait ouvert à Kaya. Le dos de ce dernier plia sous la force, et il lâcha une plainte terrifiée.

— Attendez... !

Isaac ignora sa protestation tandis qu'il le traînait nonchalamment vers la meneuse du trio. La dominant de toute sa hauteur, il afficha une mine spéculative.

— C'est de ma faute si vous me volez ? reprit-il avant d'émettre un claquement de langue désapprobateur. Les enfants, il va falloir que vous vous rentriez quelque-chose dans le crâne : c'est pas une association caritative ici. Ce qui veut dire que si vous êtes pas capables de vous prendre en charge... c'est pas mon putain de problème.

Face à lui, la Maraudeuse semblait se faire violence pour ne pas se ratatiner sous l'intensité de ses prunelles.

— C'est pas ce qu'on voulait dire, bredouilla-t-elle. C'est juste que...

Mais le dirigeant des Régulus la coupa d'un index autoritairement brandi. Incapable de tenir debout plus longtemps, l'adolescent qu'il retenait se laissa choir à genoux.

— Ici tout se mérite, les sermonna Isaac. Vous vouliez bosser pour moi ? Fallait me prouver que vous en étiez capable. Que vous savez respecter ma loi.

Il s'interrompit afin d'émettre un soupir lourd. Ses doigts s'ouvrirent pour libérer le garçon, qui bondit hors de sa portée, trébuchant à moitié.

— Maintenant vous me mettez dans une position délicate, regretta-t-il d'un ton faussement peiné. Je n'aime pas m'en prendre aux plus jeunes, mais je ne peux pas laisser vos petites manœuvres impunies.

Les yeux révulsés d'effrois, la Maraudeuse déglutit. Nul n'ignoraient que les dirigeants des Constellations agissaient en toute impunité au sein de leurs territoires. Pourvu qu'ils fassent preuve d'un minimum de discrétion, ils pouvaient faire disparaître quiconque les contrariait. Et les Maraudeurs n'étaient pas de ceux dont la disparition provoquerait un quelconque remous.

Néanmoins, Kaya estimait que le trio n'avait pas à craindre d'être abattu de la sorte. Elle connaissait Isaac. Il avait dit vrai : il ne prenait aucun plaisir à se montrer cruel envers les adolescents. Encore moins des adolescents qui lui rappelaient tant ce qu'il avait été des années auparavant ; démunis et prêts à toutes les indignités.

Avant qu'il ne puisse prononcer sa sentence, un écho de pas précipités se fit entendre dans les escaliers. L'instant suivant, un Régulus surgit, le souffle court.

— Isaac ! J'essayais de t'appeler. Y a eu un souci.

En présence des Maraudeurs, le nouveau venu ne précisa pas la nature du problème, mais la gravité de ses inflexions et sa mine insistante en indiquaient l'urgence. Le regard d'Isaac s'assombrit. Il se détourna des adolescents, et les pointa du pouce à son subordonné.

— Coffre-moi ceux-là, j'ai encore des questions à leur poser.

Kaya acquiesça en réponse au coup d'œil qu'il lui lança. Il restait encore à déterminer auprès de qui le trio écoulait ce qu'ils dérobaient à la Constellation. Et l'Arété de la jeune femme était tout désigné pour procéder à des interrogations.

Leurs deux ombres étirées sur le béton par les rayons obliques du levant, Isaac et elle remontèrent au sixième étage de l'édifice. La commodité du quartier des Régulus dépassait de loin celle des étages inférieurs. Ils disposaient d'une vaste salle commune, dont l'ameublement de métal et bois massif frôlait le luxe.

Au fond du bar en libre service, les bouteilles de spiritueux posaient des tons chamarrés. Des frigos et des distributeurs occupaient les pans de murs entrecoupés de verrières. Comme d'ordinaire, le large écran plat était allumé sur le poste de télévision. Or le son avait été coupé, et aucun des membres de la Constellation présents ne suivaient les images en haute définition qui y défilaient. Piétinant les peaux de vaches et de chèvres étalées au sol, ils s'agitaient autour des canapés de cuir.

Une effervescence chargée de consternation et de colère emplissait les lieux quand le dirigeant fit son entrée, talonné par Kaya. Le silence tomba pourtant sur-le-champ, alors que l'attroupement s'ouvrait devant lui. Impassible devant l'attention générale désormais suspendue au moindre de ses gestes, Isaac s'approcha de l'Aster qui gisait dans les coussins.

La respiration laborieuse, celui-ci semblait avoir été arraché aux flammes. Des boursouflures roses mangeaient la moitié de son visage, scellant les paupières de son œil gauche ; tandis que l'étendue de son bras jusqu'au flanc était lésé d'œdèmes. Ses tressaillements de douleur faisaient luire le suint qui s'écoulaient des cloques. Seuls ses râles résonnaient sous le plafond haut.

Le Régulus à son chevet se releva à l'arrivée d'Isaac. Il vint aussitôt à son supérieur afin de lui dresser le compte rendu de la situation. Le dirigeant apposa sa main tatouée sur son épaule, penchant la tête pour l'écouter, un pli de mauvaise augure entre les sourcils.

— Il était avec Liliane, ils venaient de récupérer la commande chez les Cebalraï quand ils se sont fait attaquer. Grég a pu se protéger et sortir de la camionnette, mais Liliane...

— Elle était au v-volant, articula le blessé. Morte sur l-le coup.

Des murmures et grognements courroucés parcoururent les Régulus. Kaya croisa les bras, ignorant la reprise des conversations au ton avide de représailles. Peu d'entre eux devaient véritablement connaître la victime. Davantage que sa mort – occurrence rare, mais peu surprenante dans leur milieu – c'étaient les hostilités déclarées à leur confrérie qui les hérissaient.

Un tissu complexe de concurrence, mauvais sang, et d'avantages mutuels reliait les Constellations entre elles. Ainsi, Régulus se fournissait en matières premières, essentielles à la fabrication des abraxas, auprès de ses consœurs. Herbes et bois chez les Becrux. Composants organiques chez les Cebalraï.

S'en prendre de manière aussi virulente au produit de leurs échanges commerciaux constituait une véritable provocation.

— La cargaison ? s'enquit Isaac.

— Réduite en cendres.

Le dirigeant se redressa. Si, quelques instants plus tôt, il avait pris l'affront des Maraudeurs avec une décontraction agacée, cette fois Kaya percevait le courroux qui frémissait sous sa barbe blonde. Ses muscles faciaux durcissaient ; des veines saillaient le long de ses avant-bras. Ce fut pourtant de sa voix la plus posée qu'il interrogea le brûlé :

— Le feu. Quelle couleur ?

— Bleu, souffla-t-il.

Encore, releva la jeune femme avec consternation. Personne n'avait jamais bravé la Constellation de la sorte.

— Où sont les soigneurs ? lança Isaac à la cantonade.

— Il y a personne à Alphecas aujourd'hui, répondit une Aster. On a envoyé quelqu'un les chercher.

Satisfait, il entreprit d'énoncer une série de directives relatives à l'accroissement de la sécurité au sein de la Constellation. Se sentant peu concernée par la protection des commerces et établissements sous le contrôle des Régulus, Kaya tourna les talons, pour se faufiler vers la sortie.

La matinée avançait, et une nouvelle potentielle colocataire devait visiter l'appartement ce jour-là. Comme toujours, elle s'arrangeait pour être présente durant le tour des lieux.

Dos à Isaac, elle capta alors le frôlement de son esprit contre le sien. À travers un impalpable courant d'Éther, il projeta sa demande, qui s'inscrivit sous forme implicite dans le psychisme de la jeune femme. Il avait manifestement encore un mot à lui dire.

Elle répondit par le même procédé, lui renvoyant une onde pressante et impérieuse pour lui signifier qu'elle ne comptait pas attendre longtemps. Cette faculté de communiquer ainsi n'avait été rendue possible que par les années qu'ils avaient passé à se côtoyer, la confiance absolue établie entre eux, et l'Arété de Kaya.

Elle s'arrêta dans une cage d'escaliers déserte, et s'adossa au mur le temps qu'il la rejoigne.

Ce fut en maugréant, les doigts ébouriffants ses épis blonds cendrés, qu'il descendit les marches qui les séparaient.

— J'aime pas ça, lâcha-t-il. D'abord la boutique, maintenant l'approvisionnement. Et Greg n'a pas réussi à voir l'Aster, seulement son Arété.

— On est pas les seuls visés, l'informa Kaya. Becrux a retrouvé un de leur rabatteur carbonisé, et Cebalraï a perdu un entrepôt dans un incendie criminel.

Elle suivait assidûment l'actualité locale, espérant pouvoir capturer des prises juteuses. La boutique de masques et l'entrepôt n'étaient plus que des ruines fumantes lorsqu'elle s'y était rendu ; Kaya avait immortalisé le verre brisé, la suie, et les volutes gazeux pour sa galerie personnelle.

Isaac pinça pensivement les lèvres.

— Tout ça, c'est depuis qu'il y a eu cet incident dans les catacombes de Montheclives. Même l'U.R.I.A.A est agité.

— L'U.R.I.A.A ? Pourquoi ? Ça devrait les arranger que les Constellations se fassent un autre ennemi qu'eux.

— Pas si les répercutions dégénèrent, souleva-t-il avec une grimace ironique. Ils vont vouloir nous contenir. Et on est toujours pas sûr que le responsable n'agit pas pour le compte d'une des trois autres.

Kaya acquiesça. Pour l'heure, le plus menaçant demeurait leur manque total d'information sur le mobile et l'identité de l'auteur des attaques. Elle se promit de grappiller des échos de l'état des choses dans les autres confréries.

Son regard tomba sur la constellation du lion qu'Isaac arborait en tatouage au dos de sa main. S'ils n'étaient pas vigilants, ce symbole deviendrait bientôt synonyme de cible.








On retrouve Kaya pour ce chapitre, et on plonge un peu plus dans l'univers des Constellation !

Un chapitre assez chargé en informations, j'espère que ce n'est pas trop confus...

Vous avez peut-être repéré des liens entre les attaques mentionnées ici et les chapitres précédents hehe

En moyenne, seuls 1 sur 5 d'entre-vous laissent un vote, c'est un peu triste :'(

En revanche, merci à celles qui sont là et qui commentent, vous me motivez et m'encouragez de fou, et j'espère aller loin dans cette histoire avec vous !

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top