Chapitre 5 : Entrevue




MORTRAZE –



De l'autre côté de la vitrine, les lièvres cornus empaillés semblaient prêts à bondir. Leur fourrure avait conservé son lustre pelucheux. Un verni subtil recouvrait leurs bois ramifiés. Immobilisé devant la boutique de taxidermie, Cineád plissa des yeux circonspects.

Bien que le district de Mortraze foisonnât d'enseignes de minéralogie et botanique, de librairies, et cabinets de curiosité, il ne concevait pas qu'un commerce de ce type puisse fonctionner. Y avait-il vraiment tant d'excentriques tordus prêts à débourser pour ces carcasses de bestioles ?

Le soleil qui frappait son dos le poussa à laisser là la sous-catégorie de Léporidés engendrée par l'Éther. Il poursuivit sa route jusqu'à la boutique voisine, et poussa la porte en aluminium vitrée de chez L. J. Faye. La bouffée aromatique qui le cueillit visage fut si dense qu'il pouvait sentir sur sa langue l'huile essentielle de pin, l'éthanol, et la lavande séchée. Au moins, la fraîcheur des lieux soulagea sa peau échauffée.

Cineád foula les carreaux de granit à motifs de jade pour s'approcher du comptoir. Des meubles à tiroirs surmontés d'étagères sectionnaient le magasin en rayons étroits. L'apothicaire, un homme aux traits aristocratiques et aux boucles châtains, fronça les sourcils.

— Ce n'est pas ici qu'on est censé se rejoindre, Cineád, lui reprocha-t-il avec un soupir réprobateur.

En chemise de lin retroussée sur les avant-bras, Oswald Faye arborait derrière l'oreille le tatouage de son affiliation aux Cebalraï, Constellation dominante à Mortraze. Or Cineád était bien placé pour savoir que ce n'était pas auprès d'eux que résidait son allégeance. Il glissa une liste tamponnée sur le comptoir.

— Je viens pas pour Rigel, l'informa-t-il. C'est personnel. J'ai besoin de ça et c'est plus pratique de me fournir ici.

L'apothicaire souleva le papier, pour le parcourir de ses yeux bruns.

— C'est une prescription de Nori Saan, s'étonna-t-il. Tu la connais ?

Autrefois guérisseuse, la dirigeante du Lucent n'accordait plus ses services qu'à ses proches et protégés. Il se disait néanmoins qu'elle était disposée aux exceptions, pourvu que les offres fussent suffisamment alléchantes.

— Ça te regarde ? rétorqua caustiquement le jeune.

Oswald ramena son regard sur lui pour le dévisager songeusement. Puis, liste en main, il quitta son comptoir et s'avança vers le fond de sa boutique.

— Tu sais, puisqu'on va être amené à se côtoyer un bon moment, un effort d'amabilité pourrait rendre les choses bien plus agréables pour tout le monde, glissa-t-il d'un air dégagé.

Son client s'accouda sur le meuble avec un reniflement sarcastique.

— Oui parce qu'on se lance dans une entreprise tellement peinarde de toute façon. Comment ça avance, d'ailleurs ? T'as des nouvelles de Sahira ?

— Si elle nous a pas recontactée, c'est qu'elle a pas encore bouclé ses préparatifs, déclara l'apothicaire en ouvrant un tiroir.

— Et Élias ? J'ai pas l'impression qu'il s'active beaucoup non plus.

— Qui sait ? éluda Oswald. Mais je te ferais remarquer que tu nous tiens pas plus informé de ce que tu prévois.

Cineád étira un sourire caustique alors que l'autre Aster revenait vers lui.

— Je pensais cibler une Varenne, ou un Nexus, du côté de Montheclives.

Il existait trois types de source d'énergie auquel un Aster pouvait puiser pour exercer son Arété, lorsque la sienne propre ne suffisait pas. Les Garennes étaient accessibles aux Asters tout venant, tandis que les Varennes, plus riches et plus fiables, étaient réservés aux membres d'une Constellation. Quant aux Nexus, véritables puits d'Éther pur, ils appartenaient aux clans d'Asters les plus influents des Constellations.

— Il serait peut-être plus judicieux de viser Mortraze ou Hamalex, pour le moment, non ? suggéra Oswald. Tu vas t'exposer prématurément si tu t'en prends à la propriété des Achernar. Attends qu'on soit prêt.

— Nan. Je sais ce que je fais, Oz. Si on veut les secouer, il faut viser le plus gros morceau.

Sur les six districts qui divisaient Bryvas, quatre se trouvaient sous l'emprise des Constellations. Et Achernar constituait la plus puissante et la plus influente d'entre elles. Dirigée par Guillian Vessarias, elle prospérait depuis plus longtemps qu'aucune autre. Ce qui se traduisait par un tribut de sang inégalé. Mais qu'importe si leurs arcanes et artifices ne servaient qu'à vendre la mort au plus offrant. Qu'importe si les os s'amoncelaient dans leurs catacombes afin de nourrir leur pouvoir. Du moment que le champagne coulait dans leurs flûtes et l'or pleuvait sur leur peau.

Cela faisait des siècles qu'aucun Aster n'avait ouvertement tenté de défier le système des Constellations. Seuls Elias et Élide Marcdargent s'y étaient risqués, une poignée de décennies auparavant, et en avaient payé le prix fort.

Néanmoins, l'hostilité envers l'élite Asterienne couvait. Pouvoir, Négoce, et Opulence, tenaient lieux de maîtres mots à celle-ci. Et ceux qui en étaient lésés, mutilés, subissaient sans oublier.

Rigel était née de cette inimité latente.

Guère plus qu'un groupuscule pour le moment, la Constellation n'en avait pas moins pour ambition d'engloutir ses aînées. Elias, Cineád, Oswald, Sahira, ses membres fondateurs, ne prétendaient à aucune quête de justice ou d'équité.

Ils agissaient par rogne, par revanche, par avidité. Leur désir n'était que de saisir à pleines mains ces privilèges cultivés dans le terreau de leur calvaire. D'en dépecer les détenteurs à coups de dents.

L'apothicaire déposa une boîte en fer blanc, accompagnée d'une fiole emplie d'un liquide sirupeux sur le comptoir.

— Certes, concéda-t-il. Essaie de rester indemne, alors. Ce serait regrettable qu'on se retrouve prématurément privé de notre force de frappe.

Cineád se contenta d'empocher les produits sans répliquer. Il avait parfaitement conscience de l'importance qu'il revêtait pour ses camarades. Les Arétés de ces derniers n'avaient rien à envier au sien ; ils les avaient développés, affûtés, au point de disposer d'un arsenal redoutable. Or, pour l'heure, il était le seul à pouvoir exposer le sien.

C'était Sahira qui avait tout initiée. Elle avait accompli l'exploit de faciliter l'évasion d'Élias, secrètement détenu par les Achernar depuis des décennies. Le moment venu, elle s'était aventurée dans les profondeurs de leur Nexus, pour guider vers la surface la plus grande menace que les Constellations eurent connue.

Cineád n'en avait rien su avant d'être approchée par la femme. Élias cherchait à rallier des Asters renégat à sa cause, et Sahira l'avait dégoté. Il avait le profil, avait-elle affirmé. L'incendiaire s'était étonné de la précision et de l'étendue de ses connaissances. Jusqu'à ce qu'elle lui révèle son Arété. Il ne l'avait alors plus questionné.

Le monde n'avait plus vraiment de secret quand on pouvait entendre les morts.

Oswald avait été recruté de la même manière. Tous quatre formaient un groupe hétéroclite, qu'aucune espèce de sympathie ne rapprochait. Mais il s'agissait exactement de ce dont Cineád avait besoin. Des individus qui n'avaient pas peur de se salir les mains, et une hiérarchie implicite qu'il pouvait se permettre d'ignorer. Comme Oswald venait de le lui faire remarquer, ils avaient besoin de lui. Bien plus qu'ils ne le pensaient.

Après tout, même Sahira n'avait pas percé à jour sa véritable identité. Il était le seul à ne pas avoir révélé son patronyme d'origine.


✧ ✧ ✧


La bande de collégiens avait colonisé l'auvent de la supérette. Implicitement chassés du bitume de l'espace sportif par une bande plus âgée, les adolescents s'étaient rapatriés sur le coin qu'ils fréquentaient habituellement en sortant de cours. Affalés en pagaille dans un fumet de sueur hormonale et d'haleines salées, ils grignotaient les paquets de chips achetés à l'intérieur.

Assit près des portes coulissantes, le dos contre la devanture, Basile plongeait ses doigts gras dans le sachet d'aluminium pour grignoter les rondelles épicées qu'il était censé partager avec son jumeau. Celui-ci semblait néanmoins trop occupé à s'agiter avec les plus turbulents du groupe pour penser à venir réclamer sa part.

Au milieu des bousculades et des éclats de rire, Basile fut le seul à remarquer l'Aster qui approchait. Diaprées par la lumière cuisante, les marques d'un noir goudronneux qui s'enroulaient autour de ses bras nus et envahissaient son visage étaient aisément reconnaissables. Le soleil leur conférait cet aspect lisse et mouillé d'écailles reptiliennes.

Complètement figé, le garçon regarda l'Aster du squat Alphecas s'avancer vers l'entrée. Parvenu dans l'ombre étouffante de l'auvent, le brun dût se sentir observé, car il baissa les yeux vers lui. Pas la moindre réaction ne troubla le flegme de sa physionomie. Néanmoins, ses prunelles clouèrent Basile en place, comme pour le dissuader d'approcher.

Le métamorphe afficha en retour une moue d'aversion, sourcils froncés et regard sombre. La peur que ce type lui avait inspiré la dernière fois demeurait nichée dans ses tripes.

À peine la porte automatique se fut-elle refermée derrière l'Aster, que Gale surgit pour se plaquer à la vitrine.

— C'était lui ? s'exclama-t-il, survolté, en tentant d'apercevoir l'individu entre l'acier des étagères. Ah oui c'est lui ! Basile, t'as vu ?

Non moins curieux que son frère, le garçon se leva afin de scruter l'intérieur.

— Qu'est-ce qu'il fait ? interrogea-t-il avec un intérêt disproportionné.

— Bah ses courses, répliqua Basile.

Ils le perdirent un instant de vue avant qu'il ne passe à la caisse avec ce qui semblait être des boîtes de plats cuisinés et nouilles instantanées. L'Aster se tourna brièvement vers le rayon réfrigéré des boissons, puis ramena son regard sur le caissier pour régler en liquide. Quand il pivota vers la sortie, les jumeaux se baissèrent précipitamment.

Ils étaient ramassés au sol dans une position des plus inconfortable lorsqu'il sorti, mais le squatteur ne leur jeta pas un coup d'œil tandis qu'il s'éloignait, ses achats en main. Ayant remarqué leur manège, un trio d'adolescentes les dévisagea d'un air consterné.

— Vous le connaissez ? s'enquit l'une d'elle. C'est qui ?

— Un clodo, répondit Basile avant de pousser une exclamation étouffée sous le coup son frère que lui mit dans l'estomac.

— C'est un Régulus, corrige Gale.

— Il a pas de tatouage !

— Et alors ! Kaya non plus !

Excédé, Basile repoussa son jumeau afin de se relever.

— C'est pas pareil, se borna-t-il à répliquer, d'un ton lourdement insinuant.

Ni l'un ni l'autre ne se risquerait à le mentionner à proximité d'oreilles indiscrètes, mais le garçon n'avait pas besoin de spécifier. Gale savait à quoi il faisait référence.

Kaya n'avait pas besoin d'être affiliée aux Régulus par le tatouage occulte. Car le lien qu'elle partageait avec Isaac Sadar se passait de serment et d'assujettissement.











Un nouveau pdv Cinead ! Et j'introduis Oswald, qui ne fait qu'une apparition pour le moment mais sera développé plus tard ;)

Je présente également les origines de Rigel, le groupe criminel qui aura son importance par la suite

Et puis petite rencontre avec les jumeaux, inédite par rapport à la version originelle !

J'ai encore une bonne poignée de chapitres d'avance, mais je réfléchis à espacer les publications, j'ai l'impression qu'un chapitre par semaine peut être dur à suivre pour les lecteurs... Je vous tiendrai au courant ^^

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