Chapitre 43 : Âme



– BÉTELNEUVE –


Les arbres du cimetière de Bételneuve commençaient à brunir, asséchés par la fin d'été. Des feuilles mortes jonchaient déjà les pavés. Passée l'heure de fermeture, la nécropole de Bryvas, vide de visiteurs, baignait dans une sérénité sépulcrale. Masque sur le visage et fédora couvrant ses boucles, Oswald s'enfonça dans le plus ancien carré du cimetière. Autour de lui s'élevait un véritable village de tombeaux, aux toits verdis de mousse. Seules les statues des pleureuses en bronze oxydé se recueillaient encore sur les sépultures des morts enterrés là.

Au bout de l'allée se dressait un massif monument au mort. Noirci par le temps, il demeurait aux yeux d'Oswald une œuvre saisissante. Une procession de figures de tous âges, pudiquement drapées, y était taillée. La mine paisible, elle gravissait un escalier débouchant au sommet du cénotaphe, sur le ciel. Les membres de la cohorte se donnaient la main, s'étreignaient, lançaient des gestes d'adieux. Parmi eux, certaines statues dénotaient. Les contours de leur être s'effilochaient en volutes vaporeuses, ou ondulaient comme des flammes.

L'artiste n'avait pas représenté les morts. Il avait reproduit leurs âmes, quittant ce monde.

La sculpture exposait la distinction fondamentale entre les Asters et le commun des mortels : l'aspect de leurs âmes. Noyau intrinsèque de tout individu, elle se développait avec lui, modelée par les aléas de son existence. Les non-Asters n'en avaient qu'une conscience vague, intuitive. Leur âme demeurait hermétique aux flux intangibles de l'univers. Tandis que l'âme des Asters leur octroyait la perception de l'Éther, ainsi que la capacité de la canaliser pour gorger leurs veines d'Essence.

Le monument rappelait à tous que, Asters ou non Asters, l'âme s'éteignait avec son porteur.

Nous mourrons comme les autres, songea Oswald, son masque levé vers les marches taillées.

Une silhouette surgit alors au sommet du monument, découpée dans la lumière dorée de début de soirée. Fumeuse et sombre comme le charbon, parcourue de niellures mouvantes, elle écarta des doigts pourvus de griffes, puis bondit. Oswald recula de deux pas souples. L'apparition se réceptionna avec une grâce féline à l'endroit où il se tenait un instant auparavant. Les poignets croisés dans son dos, il la considéra sans broncher.

— On a le sens du spectacle, à ce que je vois, fit-il remarquer.

La silhouette se redressa, et la gangue fuligineuse qui la recouvrait se dissipa, révélant une jeune femme athlétique aux courts cheveux crépus. Son sourire creusa des fossettes rieuses au coin de ses lèvres, faisant saillir ses pommettes pointues.

— Après le coup d'éclat de Rigel à Polarós, il faut bien que je vous impressionne un peu, rétorqua-t-elle de son accent aux consonnes roulées.

Une mimique satisfaite flotta sous le masque du Charlatan. L'énopière se montrait nettement plus convaincue que lors de leur première rencontre au Baroudeur.

— Une énopière serait un précieux atout pour nos rangs. D'autant que votre Arété a l'air de vous permettre un certain anonymat ?

Le bouillonnement noir de suie se développa derechef autour du crâne de la candidate. Ses yeux ne furent plus que deux fentes rutilantes d'un éclat améthyste. Elle secoua la tête, dissipant son masque.

— Je suis Vimbai Chigumbura. Mais je préfère me faire connaître comme Cestres de Rigel.

Oswald souleva son chapeau à galon de bronze et inclina le buste pour la saluer.

— Enchanté, Cestres. Bienvenue à Rigel.

— Pas de tatouage, alors ?

— Pas de subordination, pas de tatouage chez nous. Vous comprendrez par ailleurs que je ne peux pas vous introduire auprès des autres membres sans être certain de votre fiabilité. Je vais vous donner mon contact Irisage, dans un premier temps.

Vimbai haussa les épaules.

— Ça me va, accepta-t-elle en tirant son téléphone. J'ai quelques contacts utiles à vous filer, comme promis.

Oswald acquiesça, sans rien laisser voir de la jubilation qui montait en lui. Des alliés, des ressources, Rigel se consolidait de jour en jour. Quand ils eurent échangé leurs coordonnées, Vimbai s'enquit :

— Je voulais savoir..., il y a des rumeurs, depuis Polarós. À propos des Marcdargent.

— La plupart sont vraies. Ils sont de retour. Ils sont à la tête de Rigel. Ils déclareront bientôt la guerre aux autres Constellations.

Une satisfaction sauvage s'inscrivit sur le visage de Vimbai.

— J'attends que ça.

— Vous n'êtes pas la seule.

L'énopière émit un son d'approbation et pivota pensivement vers le monument. Les bras croisés, elle contempla la procession funèbre, avant de reprendre :

— Ça fait se demander, pas vrai ? À quoi ressemble notre âme ?


✧ ✧ ✧


L'appartement était d'un luxe fané, avec ses manteaux de cheminée en marbre, ses tapis d'orient décolorés et ses murs chargés de natures mortes et miroirs à moulures dorées. Des trésors exotiques s'amoncelaient dans chaque recoin. Une odeur douceâtre de maladie et de vieille peau y flottait, mêlée à la senteur de meubles anciens.

Installé sur une bergère tapissée de tissus d'époque, Oswald émit un soupir ostensible en voyant Cineád empocher un tube à cigares. Devant l'œillade revêche que lui lança le pyrocien, il insista :

— Piller le domicile d'un malade ? Je pensais que tu avais un peu plus de dignité qu'un maraudeur charognard.

— Le vioc les fumera plus, de toute façon. Et de nous deux, c'est toi le véritable cambrioleur, non ?

Oswald esquissa une moue maussade.

— Ça n'a rien à voir. Je suis peut-être un voleur, mais j'ai ma propre déontologie.

— Ben ma déontologie, c'est de refourguer au plus offrant les babioles hors de prix qui prennent la poussière. Élide s'est pas gênée non plus, mais je t'ai pas entendu lui faire la morale.

Assise près de son frère sur le canapé, la thaumaturge blafarde semblait tout droit sortie du siècle dernier, avec sa robe tailleur cintrée, ses longs gants et son sautoir de perle, pris dans les affaires de la défunte propriétaire des lieux. Elle avait beau s'être familiarisée avec les codes de l'époque actuelle, elle conservait un goût pour le chic vestimentaire des années cinquante. Oswald soupçonnait qu'il ne s'agissait que d'une lubie teintée de morgue. Il avait dû l'assister dans sa fouille des placards, afin de lui dégoûter les étoffes et les coupes qu'elle recherchait.

— Ça te dérange, Oswald ?, s'enquit-elle, d'un ton curieux, comme si elle trouvait réellement ses états d'âme intrigants.

Il se rencogna au fond de son fauteuil, les bras croisés.

— Oui, puisque vous tenez tant à le savoir : je n'aime pas l'idée de dévaliser un couple de pauvres vieux non-Asters.

Élide gloussa, amusée par sa réponse. Elias balaya les scrupules de son acolyte d'un geste de main.

— Cineád a raison : ces trucs ne leur manqueront pas. Ils finiront par être récupérés par les véritables charognards, de toute façon.

Assise sur le fauteuil voisin à celui d'Oswald, Sahira lui posa une main rassurante sur le bras.

— Je vous aurais pas ouvert cet appart si j'avais voulu épargner les propriétaires.

L'esthésive exerçait comme médium pour les non-Asters aisés en attendant de pouvoir récupérer les biens arrachés à sa famille par Cebalraï. D'après ce qu'elle leur avait expliqué, l'occupant de l'appartement se trouvait hospitalisé depuis des semaines, et ne rentrerait sans doute pas terminer ses jours chez lui.

— Ce n'est pas que je me soucie d'eux, corrigea Oswald. C'est simplement que je trouve ça facile et bas.

Au milieu du salon, Cineád lui adressa une courbette moqueuse, bras écartés, genou ployé.

— Désolé de pas enfreindre la loi et la morale selon ton esthétique de criminel gentleman.

Oswald roula des yeux tandis que Élide s'esclaffait avec délectation. Un coup de sonnette fit s'abattre un silence figé sur l'appartement. L'atmosphère s'alourdit, imprégnant les figures d'ombres graves.

— Nous y sommes, lâcha Oswald en se levant pour aller ouvrir.

Il ne put réprimer un brusque mouvement de recul devant la massive tête de molosse qui apparut sur le seuil. Bien plus haut qu'un canidé ordinaire, la truffe humide et les yeux brillants, le Cane Corso s'avança dans l'entrée. Ses griffes cliquetaient sur sol. Une odeur fauve émanait de son poil noir de jais. Les muscles roulaient sous la fourrure raz. Stoïque, il humait l'air sans remuer la queue.

Derrière lui apparut sa maîtresse, la co-dirigeante de Becrux, Baivari Earl. Dès le premier coup d'œil, Oswald lui trouva l'allure d'une damatrice en puissance. Ses yeux pénétrants, aux paupières maquillées, exprimaient une autorité si pleine d'aplomb, qu'elle paraissait pouvoir plier à sa volonté les humains aussi bien que les bêtes. Le teint bistre, le nez busqué, elle arborait une abondante chevelure striée d'argent.

Baivari adressa à Oswald un sourire qui ourla ses lèvres d'un pli effronté, et entra sans attendre d'y avoir été invitée. Il s'effaça pour la laisser passer. Précédée de son limier, elle se dirigea vers le salon dans un sillage de parfum entêtant. Ses talons aiguilles sonnaient contre le parquet massif. Ses boucles d'oreilles et bracelets d'or, de diamants et de perles capturaient la lumière.

Elias et Élide n'esquissèrent pas le moindre geste quand elle entra dans le salon. Cineád suivit des yeux le molosse qui se coucha docilement, le poitrail droit et la tête haute. Coudes appuyés sur ses cuisses, Elias considéra Baivari d'un air indéchiffrable.

— Nous ne nous attendions pas à ce que vous veniez à cette rencontre en personne... et seule. Enfin, seule représentante de Becrux, ajouta-t-il avec une œillade circonspecte vers l'animal.

Baivari s'installa sur le canapé opposé à celui des jumeaux, et les étudia, le port distingué, la mine souveraine. Âgée d'une cinquantaine d'années, elle se trouvait à la tête de sa Constellation depuis plus de quinze ans. Comme le soulevait Elias, qu'elle se présente elle-même à cette rencontre, uniquement accompagnée de son limier, constituait autant une marque de respect qu'une forme d'intimidation.

— Nous n'aurions jamais envoyé un subalterne traiter avec les fameux Marcdargent, affirma Baivari.

Élide se fendit d'un sourire dépourvu de chaleur.

— Une reconnaissance qui nous va droit au cœur, répliqua-t-elle d'un ton qui ne recelait pas une once d'humilité.

Cineád s'empara d'une carafe gravée disposée sur la desserte. Il leva la bouteille avec un haussement de sourcils railleurs à l'adresse d'Oswald, puis la déboucha pour remplir les verres en cristal sortis par Sahira. Des effluves de whisky flottèrent dans la pièce. Baivari promena son regard sur chacun d'entre eux, et appuya songeusement son menton contre ses doigts.

— Alors, vous êtes Rigel ? Cinq Asters à tout casser. À ce niveau, vous êtes plus une bande qu'une organisation.

Elias retroussa les lèvres sur un rictus cynique.

— Navré de ne pas vous accueillir avec l'ensemble de nos effectifs. Nous avons pensé que nos membres fondateurs suffiraient.

Piqués par la remarque de la Becrux, les concernés appesantirent sur elle des regards hostiles. Un infime grondement roula sous les babines souples du molosse. Sa maîtresse leva néanmoins les mains en geste de reddition.

— Vous avez déclaré une guerre, après tout. Je suppose que vous avez de quoi la mener.

— Et si vous êtes là, c'est que Becrux est prête à négocier, souleva Élide d'un ton incisif.

— Tout dépend, ma chère. J'aimerais connaître vos intentions, dans un premier temps. Savoir ce que ma Constellation a à y gagner.

— Demandez-vous ce que vous avez à perdre, dit Elias en portant son verre à ses lèvres. Si les Constellations s'affrontent, ce seront les plus petites qui tomberont. Les plus puissantes en sortiront prospères.

Baivari profita qu'il dégustait une lampée de whisky pour ironiser :

— Très amusant. Qu'est-ce que vous appelez une petite Constellation ? J'aurais tendance à considérer qu'une Constellation sans territoire et sans Varenne figure parmi les plus dérisoires.

— Vous n'avez pas prêté attention, intervint Oswald. Bryvas est notre territoire.

La Becrux éclata d'un rire dédaigneux.

— Dans ce cas, quels établissements contrôlez-vous ? Quelle place occupez-vous sur le marché ? Où vos Asters puisent-ils leur supplément d'Éther ?

Un son limpide et régulier s'éleva tout à coup. Élide avait trempé son doigt dans son verre et le passait sur le bord pour faire sonner le cristal.

— Votre arène et vos jolies petites boutiques ne valent rien face aux Achernar et aux Régulus. Ils savent pertinemment qu'entrer en conflit ouvert l'un contre l'autre reviendrait à un acte d'autodestruction. Entre Achernar et vous, auquel de ses voisins croyez-vous que Régulus sera le plus enclin à s'en prendre ?

Baivari se renfrogna imperceptiblement.

— À condition que le jeunot de Régulus se montre raisonnable.

— Nous n'avons pas vraiment l'intention d'attendre que Sadar se décide pour agir, fit remarquer Elias. Il faut le déstabiliser avant.

Oswald observait la dirigeante de Becrux faire tournoyer le whisky au fond de son verre, un pli réflexif inscrit sur sa figure. Malgré le scepticisme qu'elle leur opposait, elle ne pouvait nier la réalité de la situation. Becrux et Cebalraï risquaient bien plus gros que leurs voisines, qui n'attendaient que l'occasion d'annexer leurs territoires. Les Astéropides avaient eu raison sur un point : les Constellations dévoraient Bryvas avec un appétit d'Euphorbe.

— La manticore que vous nous avez volée, énonça Baivari.

— Et optimisée, glissa Sahira d'un air faussement détaché.

— Nous voulons la récupérer. Nous vous donnons libre accès à Hamalex, à condition que vous ne compromettiez pas le territoire, que vous ne perturbiez pas nos affaires et que vous ne vous approchiez pas de nos Varennes. Nous sommes également prêts à négocier l'allocation de nos ressources pour vos opérations.

Une satisfaction presque carnassière flotta sur le visage pâle des Marcdargent. Ils avaient obtenu ce qu'ils attendaient. Ils acceptèrent les termes, et Oswald fut interpellé par la suffisance avec laquelle Baivari scella leur accord. Quand la porte d'entrée se fut refermée derrière la damatrice et son limier, la posture des membres de Rigel se relâcha.

— La vipère, persifla Elide. Elle pense qu'elle nous tient.

— Son offre est plus que raisonnable, mais elle nous a surtout dit ce qu'on avait envie d'entendre, abonda Sahira.

Elias fit la moue.

— Covaliov et elle tiendront leur parole. Tant que Régulus et Achernar seront debout. Pour le reste... on connaît ce jeu, Eli. Ce sont elles qui perdront, à la fin.

Cineád vint se laisser tomber à la place qu'occupait Baivari, et darda ses yeux céruléens sur les Marcdargent.

— C'est bien beau tout ça, mais il va falloir sérieusement recruter, si on veut peser assez pour que Becrux respecte l'accord jusque-là.

— C'est en cours, l'assura Oswald. J'ai rencontré une énopière non affiliée, hier. Elle a un réseau et pourra nous adresser des volontaires.

Elias acquiesça.

— Que ce soit par opportunisme, par grief ou par détresse, les sympathisants ne doivent pas manquer. Il faut juste les rameuter.

— J'ai quelques noms en tête, réfléchit Sahira.

— Je vais peut-être nous avoir quelqu'un à l'URIAA, mais il faut que je vérifie s'il est fiable, d'abord, annonça Cineád.

Oswald pivota vers le pyrocien sans masquer sa surprise.

— Tu as le bras long.

— T'imagines même pas, rétorqua Cineád en retroussant les dents sur un rictus cynique.

Élide frappa deux coups réjouis dans ses mains.

— Les Constellations ont eu soixante-dix ans pour prospérer en notre absence. Et leur plus grand accomplissement n'a été que d'engendrer les agents de leur propre destruction.

Un assentiment silencieux plana dans le salon. Oswald contempla ses acolytes. Un pyrocien à l'Arété hors du commun, une esthésive qui soumettait l'Essence des morts à sa volonté, un voleur passé maître dans l'art de s'introduire où bon lui semblait, et une paire de thaumaturges maudits. Les Constellations avaient en effet produit les Asters les plus redoutables que Bryvas ait connu. Des damnés prêts à les entraîner dans l'abîme avec eux.

Il se demanda à quoi ressemblaient leurs âmes.







Et voilà le dernier chapitre de ce premier tome !

Avec un premier pdv Oswald !

On retrouve Vimbai, qui avait déjà fait une apparition, et on rencontre l'une des dirigeante de Becrux : Baivari.

ça complote, ça complote ~

J'espère que ce dernier chapitre vous  a plu !

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