Chapitre 4 : Lucent
– MONTHECLIVES –
L'établissement était conforme aux attentes de Thélia Kerdaphy. Les salles baignées d'une atmosphère feutrée s'étalaient sur trois étages. Le sol d'un noir d'encre miroitait au point de donner l'illusion d'une surface liquide. Des moulures peintes à la feuille d'or garnissaient les murs prunes. Sous les lustres de cristal – figurant tantôt une délicate foliation, tantôt une nuée de gouttes d'eau – tapis de fourrure mouchetée et canapés de velours crème posaient un décor fastueux.
Aucune lumière naturelle ne pénétrait les lieux. Des bouquets d'hortensia frais et des statuettes sensuelles garnissaient l'ameublement en marbre noir. Des tentures et des fontaines séparaient les niches ménagées en bordure des salles. L'eau colorée par les LED tombait en silence dans une vasque de granit.
Le décors seul suffisait à confirmer que le Lucent méritait sa réputation de bars à hôtes et hôtesses le plus luxueux de Bryvas. Situé à Montheclives, territoire de la Constellation Achernar, il se targuait d'une opulence haut-de-gamme.
Ce fut en revanche l'apparence de Nori Saan, propriétaire et gérante du Lucent, qui surprit Thélia.
C'était une femme entre deux âges, frôlant le mètre quatre-vingt-dix, coiffée de dreadlocks ébènes attachées à l'arrière de son crâne. Le plus saisissant restait néanmoins sa peau écailleuse, lisse et élastique. D'un brun or, elle était marquée de motifs noirs, lesquels lui donnaient l'air de s'être tracée des peintures de guerre sur le visage.
Pareil à un fard à paupière appliquée depuis la racine du nez jusqu'aux tempes, les marques couvraient ses paupières. Elles lui dessinaient également une pointe de flèche sur le front, une autre sur le menton, et coloraient la pulpe charnue de sa lèvre supérieure.
Thélia la trouva d'une beauté aussi fascinante que terrifiante.
— Quand Sylvius m'a parlé de toi, je ne m'attendais pas à... ça, lâcha Nori.
Trônant sur la banquette circulaire, elle la toisa à travers la table basse de ses yeux ocres fendus d'une pupille verticale. La jeune femme savait très bien ce qui la surprenait.
Elle avait décroché cet entretien d'embauche au Lucent par le biais de Sylvius. La gérante devait donc s'attendre à rencontrer une candidate dont le profil cadrait avec la réputation de ce dernier. À savoir une Aster délinquante sans affiliation à la moindre Constellation, qui s'abaissait à exercer dans la sphère criminelle des non-Asters. Une pilleuse. Une trafiquante. Une commanditaire. La lie de la société Aster.
Quand Nori disait « ça » elle faisait ainsi référence à l'allure de Thélia, bien loin de refléter ce type d'activités. Pour reprendre les termes de Sylvius, la jeune femme ressemblait à « une confiserie dans un étalage de charcuterie ».
De taille moyenne, le teint laiteux, elle présentait une corpulence plantureuse, qu'elle se plaisait à mettre en valeur en jouant des coupes moulantes et des étoffes vaporeuses. Ses joues pleines et ses grands yeux limpides lui conféraient une douceur contemplative. Nouée en tresse de part et d'autre de son cuir chevelu, sa chevelure abondante chutait jusqu'à ses hanches.
— Il paraît que tu es une thaumaturge ? reprit la gérante. Parle-moi de toi.
Thélia redressa légèrement le dos du dossier moelleux contre lequel elle était appuyée, et tâcha de formuler une réponse qui puisse la satisfaire. De ce qu'elle avait entendu dire, Nori Saan ne sélectionnait que la crème des Asters. Des jeunes talents aux parcours riches et aux ambitions forçant l'admiration.
— J'ai dix-neuf ans, entama-t-elle. Et je suis une formation préparatoire de Design de mode, pour intégrer une école de haute couture.
La jeune femme poursuivit en précisant qu'elle cherchait à travailler en parallèle des cours, afin d'économiser de quoi financer son inscription. Elle ne mentionna pas sa recherche de colocation, ni son appréhension de ne pas même parvenir à assumer le loyer.
— Je dessine énormément, continua-t-elle. Surtout au traditionnel pour le moment, parce que je ne maîtrise pas encore bien le digital. En ce qui concerne mon Arété...
Ses doigts lissèrent machinalement le bout d'une de ses tresses. D'un vert de jade à son arrivée, ses cheveux et ses iris passèrent au grenadine tandis qu'elle parlait.
— Ça, ç'en est une partie, mais c'est ce que je peux faire avec l'eau qui pourrait vous intéresser.
— Tu me feras une démonstration après, décréta Nori. Tu connais un peu le métier, déjà ? Tu penses pouvoir t'en sortir ?
Quand elle parlait, ses crochets s'apercevaient, blancs et luisants entre ses lèvres. Tout en elle captivait le regard. Le miroitement de ses écailles, le scintillement du piercing à son nez, le balancement des créoles à ses oreilles.
Son Arété ne faisait aucun doute. Elle devait posséder une affinité particulière avec le Boa, pour être parvenue à intégrer les attributs du reptile à son apparence.
Thélia inspira un peu plus fort, cherchant à rassembler toute l'assurance dont elle disposait.
— Sylvius m'en a parlé. Même si c'est à ma manière, je pense pouvoir faire... le nécessaire. La conversation, la vente, et surtout les divertissements.
— La seule bonne manière, c'est la tienne, approuva Nori.
Vinrent ensuite une série de scénarios qui firent office de simulations, la gérante désirant savoir quelles seraient les choix et les réflexes de Thélia face à des situations types. À l'issue de quoi arriva la partie de l'entretien que la jeune femme maîtrisait sans doute le mieux.
Devant le saladier emplit d'eau que Nori avait fait apporter, elle laissa son Essence circuler. Il n'y eut plus que le liquide, le flux d'énergie, et la confiance sereine, d'un bleu indigo, qui l'emplissait.
Une fois qu'elle eut écarté les mains du récipient, l'Aster releva les yeux vers sa vis-à-vis. Le regard de Nori ne cillait pas.
— Tu disais que tu es déjà inscrite dans une formation ? releva-t-elle.
Thélia s'efforça d'arrêter de la dévisager pour se concentrer sur les couleurs qui fleurissaient dans son esprit au son de sa voix.
— Oui, mais ça ne m'empêchera pas d'être disponible, s'empressa-t-elle de lui assurer.
La gérante du Lucent secoua la tête.
— Non, tu m'as mal comprise. Je te prends à l'essai, à condition que tu sèches pas les cours pour bosser ici. Flinguer ton assiduité parce que tu as besoin de fric, crois-moi, ça vaut pas le coup. Décroche ton diplôme, d'accord gamine ?
Terre-de-sienne.
C'était la couleur de sa voix.
Terre-de-sienne avec des reflets mordorés.
Elle plut à Thélia.
Les bavardages abrutissants et les rires criards diffusés par l'écran de télévision accueillirent la jeune femme lorsqu'elle rentra chez elle. Dans l'air stagnaient les effluves douceâtres d'alcool oxydé. La transition avec le raffinement du Lucent fut si nette que ses mèches virèrent au vert kaki du dégoût.
Il s'agissait d'un aspect inné de son Arété : son état émotionnel influait en permanence sur la pigmentation de ses cheveux et de ses iris.
Elle ôta ses chaussures, et traversa le séjour jonché de bouteilles et canettes vides. Écroulé comme une masse dans le canapé, ses yeux vitreux fixés sur l'émission de vente aux enchères, son père cuvait les bières bon-marché sifflées depuis son réveil.
Thélia déposa son sac à main dans sa chambre, avant de s'employer à étendre le linge mit à laver avant son départ. Elle alla ensuite ouvrir le frigo, pour en tirer de quoi préparer deux repas corrects. S'avisant les bacs et les clayettes, n'étaient plus garnis que d'emballages quasiment vides, elle mit l'eau à bouillir, puis entama une liste de courses. Joris Kerdaphy se redressa alors pesamment pour se diriger vers les toilettes.
Il reparut un moment plus tard, en se tenant le crâne, la mine terne et le regard hébété. Les quelques attraits physiques qu'il avait autrefois possédés n'étaient plus qu'un souvenir. Depuis bientôt cinq ans, elle ne lui connaissait que ce visage marqué, bouffi, et cette panse empâtée. Les cheveux mi-longs et négligés dans lequel il avait enfoui les doigts étaient d'un brun fangeux.
Il ne lui adressa la parole qu'après avoir pris un cachet.
— T'es rentrée.
Jamais il ne s'était inquiété des horaires de ses allées-et-venus, ni de la voir si peu à la maison. Pas plus qu'il n'avait été préoccupé de savoir où elle allait lorsqu'elle découchait plusieurs nuits d'affilées, ou ne s'était alarmé de son nombre d'absences au lycée.
Tout ce qui lui importait, c'étaient les enveloppes qu'elle ramenait. Celles qui permettaient de remplir le frigo et de racheter la boisson trop vite écoulée. Quant à leur provenance, il préférait l'ignorer.
— Je bosse ce soir, lui annonça-t-il. Tu peux te faire livrer à manger.
Évidemment, il ne lui laissa pas de quoi payer la commande. La jeune femme n'en fut ni surprise, ni ennuyée. Elle s'estimait simplement heureuse qu'il n'eut pas encore été licencié de son poste d'agent de production dans l'agro-alimentaire et se donnait toujours la peine de s'y rendre.
Son déjeuner terminé, Thélia alla s'enfermer dans sa chambre, par habitude d'éviter autant que possible la proximité avec son père. Elle s'installa à son bureau encombré, devant le panneau de liège auquel se trouvaient épinglés ses œuvres et ses nuanciers, ouvrit une page vierge de son carnet à dessin, et laissa courir la pointe de son crayon sur le papier.
La jeune femme passait à la coloration quand la notification d'un message la fit consulter machinalement son portable. Ses iris passèrent à un vert anis réticent tandis qu'elle parcourait les lignes inscrites dans la bulle.
Pourtant, elle rangea son crayon de couleur bon marché dans l'un des pots amassés sur l'espace de travail, et retourna enfiler ses chaussures. Le soleil de plomb se mit à lui cuire la peau sitôt qu'elle eut mis le pied à l'extérieur. Au pied de l'immeuble, Sylvius Avelhi l'attendait dans un pan d'ombre.
Cheveux bouclés, au lustre ébène, attachés sur sa nuque ; bras solides et nerveux croisés sur son torse ; mains aux jointures parsemées de fines cicatrices ; cargo léger multi-poches dont les rabats noirs dissimulaient son hóplonie : les artefacts de métal imbibés de son Essence. Sylvius n'avait pas la trentaine, mais il l'intimidait toujours autant. Il la salua d'un mouvement de tête.
— Alors ? Comment ça s'est passé ? s'enquit-il.
— Plutôt bien, répondit-elle en s'arrêtant devant lui. Je démarre la semaine prochaine pour une période d'essai.
Un sourire de satisfaction fendit la figure du brun. Les maillons enroulés dans ses poches cliquetèrent quand il fit un pas pour lui presser vigoureusement la nuque.
— Tu vooois ! Je savais que ça allait marcher ! T'es hyper bien gaulée et ton Arété est vachement fantaisiste.
Clouée face à lui, Thélia fut forcée de reconnaître que ce faciès qu'elle avait tant dessiné dans ses carnets ne la laissait pas insensible. Le teint bistre, des traits bien marqués, un nez aquilin et des lèvres pleines ; il dégageait un charme brut.
Elle s'exhorta à se dégager de sa poigne.
— C'est surtout mes capacités de thaumaturge qui l'intéressaient, fit-elle remarquer avec un brin de récrimination.
Le regard de Sylvius plongea dans le sien, et ses yeux verts sapèrent toute velléité de dérobade en elle.
— Elle est pas la seule que ça intéresse, lui rappela-t-il. J'espère que tu vas pas me lâcher maintenant que tu as un bon plan au Lucent.
— Tu sais bien que non.
Quand-bien même son emploi d'hôtesse lui assurerait un revenu régulier, ce n'était pas suffisant pour se passer des gratifications touchées grâce aux occupations de Sylvius. Il lui fallait grappiller toutes les ressources possibles.
— Tant mieux, déclara le brun. Parce que j'aurais besoin de toi pour un boulot.
On change de territoire et de pdv pour découvrir Thélia, à Montheclives !
J'espère que ce nouveau personnage principal vous plaît ! Le lien sera bientôt fait avec les autres ;)
J'ai adoré élaboré le Lucent, j'espère que vous avez aimé ce premier aperçu !
Nori et Sylvius sont également introduits !
Je constate qu'il y a déjà des lecteurs fantômes sur Asters, c'est un peu triste :')
S'il-vous-plaît, pensez à cliquer sur la petite étoile quand vous lisez un chapitre, ça motive beaucoup !
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