Chapitre 3 : Visite



 – VARMANTEUIL –



La tombée de la nuit amenait un soupçon de fraîcheur bienvenue. Kaya Terebros comptait en tirer profit au maximum, et avait ouvert grand sa fenêtre de chambre afin de ramener la température à un degré supportable.

Ses draps blancs étaient demeurés défaits toute la journée, et elle n'allumait plus ni les guirlandes enroulées autour de la structure métallique de ses étagères, ni les chauffe-plats disposés à l'intérieur de ses lanternes en laiton. Aux murs étaient encadrés ses photographies favorites, urbaines pour la plupart. Sur sa commode et sa table de nuit, bouteilles de parfum, flacons de vernis, et tubes de rouge à lèvre s'amoncelaient parmi les minuscules figurines en céramiques achetées à droite et gauche.

Étendue sur son lit, elle s'efforçait de se concentrer sur la lecture d'un roman emprunté à la bibliothèque, mais le tapage que faisaient ses petits frères dans la salle de bain ne cessait de lui faire perdre le fil. Un éclat de rire accompagné de caquètements lui indiqua que Gale venait encore de se métamorphoser en caneton, et pataugeait désormais dans le fond d'eau recueilli dans la baignoire après leurs douches.

Elle fronça le nez en songeant qu'elle aurait dû leur interdire de faire trempette sous forme animal. L'état dans lequel ils laissaient la céramique n'avait rien de ragoûtant.

Le message arriva alors qu'elle était sur le point de se lever pour leur dire de sortir du bain. La jeune femme attrapa son portable afin de consulter la notification. Celle-ci provenait de la messagerie de l'un de ses comptes professionnels. À la lecture du message, elle n'éprouva qu'une vague déception teintée d'agacement.

Kaya ambitionnait de devenir photographe professionnelle, et suivait donc une formation en école de photographie. Afin d'arrondir ses fins de mois, l'étudiante acceptait des commissions reçues grâce à sa modeste notoriété sur les réseaux sociaux.

Les années à publier des clichés de lieux et de scènes urbaines, à traquer les vues les plus inédites de la mégalopole à laquelle elle appartenait, à explorer les multiples facettes d'une société où les Asters étaient prégnants, avaient finies par rapporter. Des éditeurs de presse la contactaient parfois pour lui proposer une collaboration, mais les opportunités étaient rares, et la rémunération maigre.

La plupart du temps, il s'agissait de journaux de faits-divers et d'enquêtes criminelles, désireux de l'exploiter à moindre coût pour sa filiation avec Régulus et ses clichés du squat Alphecas. Ils n'avaient aucun scrupule à l'envoyer prendre quelques prises sordides dans les recoins les plus malfamés pour faire leurs choux-gras.

C'était précisément le genre d'offre qu'on venait de lui faire. Kaya rangea son téléphone sans répondre. Ce type de magazine la contactait pour la troisième fois d'affilée ce mois-ci. L'usage qu'ils faisaient de ses photos était loin de ce à quoi elle aspirait. Elle se donna la soirée pour réfléchir, tout en sachant pertinemment qu'en termes de poids, la nécessité de payer son loyer et ses factures l'emportait pour l'instant sur ses principes.

L'étudiante passa un quart d'heure supplémentaire à tourner les pages de son bouquin avant qu'un coup de sonnette ne la fasse se redresser, sourire aux lèvres. Elle déposa ses lunettes sur son bureau alors que des piaillements de joie retentissaient dans le trois pièces.

Kaya sortit de sa chambre juste à temps pour voir passer un langur, singe élancé aux membres fins couvert de poils beige, suivi d'une loutre galopante. Quand elle arriva dans le vestibule, le primate était déjà juché sur les épaules du visiteur, et la loutre agrippée à sa jambe de pantalon.

Sur son palier se tenait le plus jeune dirigeant que la Constellation Régulus eut connu.

À l'aube de sa trentaine, Isaac Sadar était un homme doté de l'assurance pesante propre aux grands fauves. Son visage présentait des contours sculptés en généreuses proportions, que même les bosselures de son arrête nasale trop souvent brisée ne parvenaient pas à gâcher. Ses paupières légèrement tombantes sous son arcade sourcilière prononcée lui conféraient un air bourru, démenti par l'intensité de ses yeux pers.

— Ça c'est de l'accueil, apprécia-t-il en ramassant d'une main puissante le mammifère grimpant sur sa cheville. On pourrait presque croire que vous essayez de m'amadouer

Barbe de cinq jours hérissant la courbe vigoureuse de sa mâchoire, courts cheveux blonds cendrés en épis désordonnés, il présentait une indolence sagace qui pouvait à tout instant se muer en férocité sans pareil.

— C'est possible, ironisa leur aînée, trop familière de leurs gaffes et incartades. Même si là je vois pas trop pourquoi.

Isaac lui ouvrit les bras avec un rire rocailleux, mais elle se borna à lui claquer une bise sur la joue avant de le délester des trois boîtes de pizza empilées qu'il rapportait.

— J'en ai une petite idée, glissa-t-il d'un ton plein d'insinuations.

La loutre se tortilla pour bondir hors de ses bras. Dès qu'elle toucha terre, sa forme s'étira pour redevenir celle d'un garçon entièrement nu. Il s'empressa de soulever le couvercle des cartons que Kaya venait de poser sur la table. Son jumeau, resté sous son apparence de singe, lui grimpa sur le bras afin de flairer les effluves chauds.

— Tu nous as pris quoi ? Ouaaaais c'est la six fromages ! s'extasia Gale.

Songer à la quantité de lait coagulé qui garnissait la pâte fit esquisser une moue dégoûtée à sa sœur.

— Allez vous rhabiller ! rouspéta-t-elle.

Basile sur l'épaule, Gale fila dans la salle de bain en insistant :

— Tu manges pas la nôtre, hein ?

Alors qu'elle roulait des yeux, Isaac tira la petite table de bois repoussée contre le mur de l'espace cuisine, afin qu'ils puissent y tenir à quatre. Les chaises et le tabouret arrangés autour, Kaya s'installa, puis retira de la boîte une part de sa pizza aux champignons.

— Qu'est-ce que tu voulais dire, à propos des garçons ? s'enquit-elle avant de mordre dans le triangle.

Isaac prit place face à elle.

— Tu les as emmenés au squat aujourd'hui.

— Oui. Mais juste sur le toit.

— Ohh, c'est pas sur le toit qu'ils ont été vu en train de courir comme des dératés, assura-t-il.

N'ayant pas fini sa bouchée, la jeune femme poussa un grondement ulcéré. Les jumeaux revinrent à cet instant, et se ratatinèrent devant l'œillade furieuse qu'elle leur décocha. Isaac entama tranquillement sa margarita.

— La seule fois où j'accepte de faire une exception..., siffla-t-elle. Qu'est-ce que vous avez fait ?

Gale s'approcha, la mine piteuse, tandis que Basile traînait les pieds derrière lui.

— On voulait juste jeter un coup d'œil à l'intérieur, se justifia le premier.

— Mais on s'est perdu, poursuivit son frère.

— Non mais vous imaginez si maman l'apprend ? s'insurgea l'étudiante.

Sabine Terebros, si soucieuse des apparences et de son statut, ne manquerait pas blâmer sa fille aînée pour l'incartade des garçons. Elle qui puisait un orgueil sans borne de son rang au sein de la Constellation Achernar voyait d'un très mauvais œil que la jeune femme eut choisi de se rapprocher d'une Constellation concurrente.

Les bouilles d'ange que les jumeaux adressèrent à Kaya, avec leurs sourires penauds aux incisives écartées, et leurs yeux contrits, noirs comme des billes, ne firent qu'exacerber son irritation. Néanmoins, avant qu'elle ne puisse poursuivre son sermon, Basile ouvrit le carton qui leur était réservé, et lança :

— Eh Isaac, j'arrive à me transformer en tigre, maintenant. Tu veux voir ?

— Alors là, pas dans mon appart, gronda Kaya.

Isaac engloutit sa troisième part en quelques coups de dents. Vêtu avec décontraction, dans son jean noir et son tee-shirt uni, il arborait des tatouages qui couvraient ses bras musculeux, et débordaient de son col. Ses poignets étaient ceints de gourmettes métalliques et de bracelets en cuir. La constellation du Lion était ostensiblement inscrite sur le dos de sa main droite.

— Ouuh ça change des petits animaux, fit-il remarquer. J'aimais bien le panda roux moi.

— Euh non, argua la jeune femme. Faut pas croire, ça bave, ça pue, et ça griffe !

Hilares, les jumeaux se mirent à imiter les mastications saliveuses du mammifère, la bouche pleine de fromage mâché.

À l'instar d'Isaac et de l'étudiante, ils étaient des Asters. La nature de l'Essence différait d'un individu à l'autre, en fonction des caractéristiques de son possesseur, de sorte que chaque Asters la manipulait de façon singulière. Au cours de leur vie, la pratique et le vécu forgeait leur Arété : les habilités qu'ils développaient et peaufinaient en lien étroit avec leurs affinités.

Basilius et Gallius s'étaient limité à une seule aptitude : la métamorphose zoologique ; si complexe à maîtriser, mais si profitable, qu'ils n'avaient jamais cherché à acquérir d'autres talents. Depuis six années qu'ils cultivaient leur Arété, ils ne maîtrisaient qu'une poignée de formes chacun. Or ils semblaient à présent bien décidés à accroître leur répertoire, au détriment du trois pièces de Kaya, dont l'intérieur n'avait pas été conçu pour héberger une ménagerie.

Comme elle marmonnait qu'elle allait se faire expulser par sa proprio, Isaac jeta machinalement un regard en direction des chambres.

— Toujours pas de nouveau coloc ? s'enquit-il.

— Il y a eu quelques visites, admit l'étudiante alors qu'il ramenait sur elle des yeux scrutateurs. Mais... ça l'aurait pas fait.

Le Régulus s'étrangla à demi sur un ricanement.

— Tu t'es débrouillée pour les sonder à chaque fois ?

— C'est pas très compliqué.

Outre le fait qu'elle appréciait d'avoir la location pour elle seule, Kaya se montrait extrêmement pointilleuse quand il s'agissait de partager son espace de vie. Elle avait pris cette collocation, qu'elle payait au moyen de sa bourse et des allocations, avec une amie proche, or celle-ci avait déménagé à la fin de l'année universitaire.

C'était une chose de cohabiter avec celle qu'elle considérait comme sa sœur, et dont elle s'était accommodée des habitudes et des imperfections. Ç'en était une autre de s'adapter à celles d'un parfait inconnu. D'autant plus que la jeune femme tenait à ce que son appartement reste ouvert à ses frères, qui y trouvaient un cadre moins stricte que chez leur mère.

Elle s'était donc arrangée pour dissuader tous les candidats jusqu'à présent, aucun ne répondant à ses critères. La plupart du temps, Kaya engageait la conversation avec eux pour amener le sujet sur ses propres activités, établissant ainsi le lien avec la proximité du squat Alphecas, et la possibilité que certaines connaissances de Régulus passent la voir de temps en temps. Une perspective avec laquelle les non-Asters n'étaient pas particulièrement sereins.

— En parlant de nouveau résident, reprit Isaac. Il y a un nouvel Aster à Alphecas.

Occupés à se disputer la bufala qui avait fondu entre leur pizza départagée en deux, les jumeaux pivotèrent tout à coup la tête vers lui. Kaya haussa un sourcil.

— Il veut rejoindre Régulus ?

Si la Constellation admettait des Asters non-affiliés dans l'enceinte du squat, c'était dans la perspective de tester leurs aptitudes et, le cas échéant, de les rallier à leurs rangs. Sur le long terme, un Aster qui ne profitait pas à la confrérie ne pouvait espérer demeurer à Alphecas.

— Ça reste à déterminer.

— Qu'est-ce qui te fait tiquer ?

S'il lui en parlait, c'était que quelque-chose à propos du nouveau venu l'avait interpelé. Isaac se cala au fond de sa chaise.

— Pas grand-chose de concret pour le moment. Il s'est fritté avec des Maraudeurs aujourd'hui, mais rien de bien méchant, déclara-t-il en passant les doigts sur sa mâchoire. Sauf que... c'est peut-être un Contractant.

Les jumeaux émirent un souffle admirateur, avant de s'entre-regarder. Kaya, elle, pinça les lèvres. Un Aster qui s'installait au squat sans manifester l'intention d'intégrer Régulus, et qui de surcroît semblait posséder un Arété potentiellement dévastateur ne pouvait demeurer non contrôlé.

— Tu veux que je le sonde ?

Isaac expira un soupir pensif.

— Je te laisse aviser si tu le croises là-bas.

Elle acquiesça pour marquer son adhésion à cet accord semi-implicite. La jeune femme orbitait dans sa vie depuis ses treize ans, alors que lui n'en avait encore que vingt-et-un et se trouvait encore loin d'atteindre le statut de dirigeant craint et respecté qu'il détenait aujourd'hui.

Kaya n'affichait pas le tatouage du Lion derrière l'oreille. Celui qui marquait l'affiliation d'un Aster aux Régulus. Elle n'avait jamais eu à cœur de défendre les intérêts de la Constellation, seulement de protéger la position d'Isaac, et de l'assister clandestinement dans son rôle.

Le dirigeant des Régulus n'avait pas besoin d'exercer une quelconque autorité sur elle pour lui accorder son entière confiance. Que ce fut pour rapporter des renseignements relatifs aux autres Constellation, veiller à la loyauté de ses membres, ou déterminer le degré de menace que représentait un nouvel élément. 









Premier chapitre du point de vue de Kaya !

Je présente un peu son contexte, et sa place dans le système des Constellations

J'introduis également Isaac, que j'aime beaucoup, j'espère qu'il a fait bonne impression ahah !

On rencontrera Thélia au prochain chapitre !

Si ce début d'histoire vous plaît, pensez à la soutenir en laissant un vote, et n'hésitez pas à laisser un avis, ça motive ;)

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top