Chapitre 18 : Service





MONTHECLIVES –



Comme chaque nuit qu'elle passait au Lucent, Thélia regagna les vestiaires éreintée, la plante des pieds douloureuses. Elle se laissa tomber sur un tabouret devant les miroirs éclairés, et entreprit de se démaquiller. Sa peau, moite de sueur, semblait avoir absorbé la touffeur de la salle. Installée non loin d'elle, Achaïe, une envoûteuse à la peau café au lait et à la chevelure frisée, lui adressa un regard pétillant. La lumière lactescente avivait le vert de ses yeux.

— Combien tu as fait de bouteilles ? demanda-t-elle.

Les employés du Lucent touchaient des primes en fonction du nombre de ventes qu'ils parvenaient à réaliser, et de clients qu'ils parvenaient à fidéliser.

— Trois, répondit Thélia en ravalant son dépit.

Rien ne l'obligeait à prendre part à la compétition que se livraient ses collègues. Pourtant, constater qu'elle plafonnait à un maximum de cinq bouteilles par soir, quand la moyenne de leur salle était d'une douzaine, la forçait à comparer sa performance.

— C'est normal quand tu commences, la rassura Achaïe avant de ne pas pouvoir s'empêcher de déclarer : j'ai fait ouvrir un Du Chattay, ce soir.

Quoiqu'il ne s'agît pas du champagne le plus coûteux que vendait le Lucent, parvenir à faire ouvrir une bouteille de cette grande maison constituait une fierté à leur étage. D'ordinaire, le Du Chattay coulait surtout aux étages supérieurs, réservés aux gros clients, et dans les salons privés.

— C'est vrai ? Bien joué, la félicita Thélia tout en s'attaquant aux épingles fourrées dans ses cheveux. Avec le prof ?

Elle se souvenait avoir déjà entendu l'envoûteuse se réjouir d'avoir fidélisé cet enseignant d'une prestigieuse école privée, qu'elle favorisait car il la gâtait.

— Non, un autre type. Et toi avec Adamer ? Il boit des trucs de luxe ?

— Pas vraiment, esquiva-t-elle.

Thélia conservait dans son porte-monnaie la carte de visite que l'agent lui avait remise deux jours plus tôt, mais s'était gardée de composer le numéro qui y figurait. Bien évidemment, la rumeur que la vedette de l'U.R.I.A.A était venu lui rendre visite à deux reprises avait fait le tour du Lucent. Les hôtes et hôtesses voyaient défiler trop de clients dotés de renommée faramineuse pour en être impressionnés, cependant cela n'arrêtait pas leur curiosité.

Une fois changée, la Thaumaturge salua Achaïe, et emprunta les couloirs de services pour quitter l'établissement. Mystès la rattrapa avant qu'elle ne gagne le rez-de-chaussée.

— Tu as une minute ? J'ai un service à te demander.

L'étonnement colora d'or pâle la chevelure de Thélia.

— Oui, qu'est-ce qu'il y a ?

L'hôte lui désigna le sac, frappé du logo d'une boutique chic de prêt à porter, qu'il tenait à la main.

— Tu habites à Varmanteuil maintenant, c'est ça ? Il faut que je dépose ça dans le coin avant ce week-end, mais je vais pas du tout avoir le temps cette semaine. Si c'est pas trop loin de chez toi, tu crois que tu pourrais... ?

— Oui, sûrement ! C'est où ?

— Au foyer Louise Graffond, indiqua-t-il avant de préciser devant sa surprise. Il y a deux enfants Asters là-bas que je connais. Les seuls du foyer, en fait.

— Oh... je veux bien, mais ils me laisseront entrer comme ça ?

— Je les appellerai pour les prévenir que tu passeras, ça devrait aller.

— Dans ce cas c'est bon si j'y vais après-demain ? Ça sera pas trop tard ?

Les traits nivéens de Mystès s'éclairèrent sous le coup du soulagement.

— Non, c'est parfait. Merci, Thélia ! Je préférais éviter de demander ça à un affilié, avoua-t-il en baissant d'instinct la voix.

Elle jeta un coup d'œil machinal vers le tatouage des Achernar inscrit derrière son oreille. Les Constellations n'admettaient pas d'enfants dans leurs rangs. En revanche, elles ne se privaient pas de repérer les jeunes Asters prometteurs, pour se tenir prêtes à les attirer dès qu'ils entraient en âge de choisir une confrérie. Thélia ne pouvait pas reprocher à Mystès d'essayer de dissimuler aux Achernar l'existence de ces deux enfants. Elle acquiesça d'un sourire.

— Tiens prends ça, lui dit-il en lui remettant le sac. C'est pour Meesha et Bélonias, mais je t'enverrai tous les détails par message.



Retranché derrière un mur d'enceinte couronné de tuiles, le foyer Louise Graffond était un petit bâtiment en pierre meulière, donnant sur un terrain planté de vieux chênes. Des pensionnaires armés de pistolets à eau se coursaient à l'extérieur, tandis que les moins turbulents, affalés autour d'une table, discutaient entre eux. Accueillie par un éducateur, Thélia fut conduite dans une salle commune en bazar, garnie d'un mobilier aux tons vifs. Elle repéra aussitôt les deux Asters parmi les enfants qui occupaient la pièce.

Assise sur l'un des canapés, une bande dessinée ouvert sur les genoux, Meesha Madani releva la tête à son entrée. Sous la ligne gracieuse de ses sourcils, ses yeux sombres dévisagèrent la Thaumaturge. Une chevelure de jais, dense et emmêlée, encadrait son teint bistre. Quelque chose de mutin se dégageait de sa figure d'adolescente, quoiqu'elle observât à présent la visiteuse avec un sérieux accentué par son nez droit.

Contre son épaule, Bélonias Bacaria n'avait pas encore remarqué l'arrivée de Thélia. Dès qu'elle le vit, la jeune femme eut l'intime conviction qu'elle avait en face d'elle un autre Thaumaturge. Le garçonnet de dix ans arborait une tignasse aussi immaculée que les cheveux de Mystès. Ses épis sauvages tranchaient contre sa peau mate. Or contrairement à l'hôte, cette blancheur capillaire ne semblait pas artificielle. Quand il leva le menton en constatant que son aînée ne prêtait plus attention à l'album, l'écarlate de ses iris se révéla sous ses paupières fines. Parvenue devant eux, Thélia constata qu'il avait des pupilles verticales.

— Salut, les aborda-t-elle. Meesha et Bélonias ? Je viens de la part de Mystès, je m'appelle...

— On sait, il nous a dit, la coupa l'adolescente avant de montrer le sac d'un coup de menton. C'est pour nous ?

Elle s'en empara aussitôt que la jeune femme le lui tendit, et s'empressa d'en déballer le contenu.

— Oui, y a mes nouvelles baskets ! triompha-t-elle. Tiens, y a aussi ton bouquin, Bel.

Thélia la regarda se débarrasser de ses sandales pour enfiler la paire de chaussures de sport dernier cri.

— Tu cours ? l'interrogea-t-elle.

L'adolescente bondit sur ses pieds et sautilla, testant l'amortis de ses semelles. La question la fit s'esclaffer.

— Bah oui ! Et y a la trail, cette semaine ! Faut que je la gagne !

Thélia ne sut à quoi elle faisait référence que pour avoir vu les affiches de la course nocturne organisée ce mois-ci. Les mouvements de Meesha dégageaient une énergie féline. Un œil Aster pouvait aisément déceler l'Essence qui gorgeait ses muscles. La pointe aiguisée de ses canines apparaissait quand elle souriait.

— C'est une course mixte ? s'étonna la jeune femme.

De ce qu'elle se rappelait, la campagne de communication ne s'adressait pas aux Asters. Le plus souvent, ceux dotés par leur Arété de capacités physiques supérieures s'abstenaient poliment de participer aux compétitions des non-Asters. Meesha cessa brusquement de s'agiter.

— C'était pas précisé, dit-elle en détournant le regard. De toute façon ça y est ! Je suis inscrite et j'ai eu toutes les autorisations pour y aller !

Une note défensive avait percé son ton. N'ayant pas eu l'intention de lui faire la morale, Thélia opina du chef.

— Bon courage, alors, lui souhaita-t-elle avec un geste du poing. Et Bélonias, il y va aussi ?

Ce disant, elle tourna son attention vers le garçon, resté en retrait, et dont elle n'avait pas encore entendu la voix. Meesha eut un haussement d'épaules nonchalant.

— Non, il courre pas. Et il parle pas beaucoup aux gens, précisa-t-elle avant de considérer Thélia d'un air scrutateur. C'est vrai que t'es aussi une Thaumaturge ?

La mention de son type d'Arété sembla capter l'intérêt de Bélonias. Thélia commençait à être intriguée par ces deux enfants, sur lesquels Mystès veillait alors qu'il ne partageait aucun lien de parenté avec eux.

— Oui, dit-elle en prenant place sur le canapé. Comme Bélonias si je me trompe pas.

Meesha grimaça avec circonspection, mais ce fut le garçon qui répondit, sans les regarder.

— Non, pas comme moi.

— Il est Thaumaturge, précisa l'adolescente, qui vint s'installer près de lui sur l'accoudoir. Mais c'est un peu plus compliqué que ça. C'est comme une malédiction, tu vois ? Tu as pas eu ton Arété de ta mère toi, si ?

Les Asters considéraient que le développement de leur Arété était intrinsèquement lié à l'âme. Ce noyau intangible et fluctuant propre à toute vie, dont la nature changeait sous l'influence du vécu et de l'individualité. Toute altération de l'âme se répercutait ainsi sur l'Arété.

Néanmoins, chaque Aster héritait des affinités à l'Éther maternelles, qui facilitaient le développement d'un Arété semblable à celui de la mère. Quant aux Arétés issus des branches paternelles, ils étaient perpétués à travers l'enseignement des méthodes les ayant forgés. Les grandes lignées s'étaient formées de la sorte : en cultivant la transmission d'Arétés puissants.

— Non, ma mère n'était pas Thaumaturge, confirma la jeune femme.

L'emploi du passé pour la désigner ne parut pas échapper à Meesha, qui inclina la tête, mais s'abstint de relever.

— La mère de Bélonias non plus. Mais son père oui. Il avait exactement le même Arété.

Le cœur de Thélia se serra pour les deux Asters. Grandir avec un Arété déjà pleinement développé n'avait rien d'aisé. Or le garçon se trouvait à présent coupé de sa famille et écarté du milieu astérien, sans personne pour encadrer sa connexion à l'Éther ni le guider dans l'utilisation de son Essence. Elle en venait presque à se demander si Mystès n'avait pas saisi le premier prétexte pour arranger une rencontre entre eux.



Maquillées comme des modèles, splendides dans leurs vêtements de marques, les deux clientes de Thélia la regardaient griffonner sur une serviette en papier. Attentive à ne pas percer son support sous la bille du stylo, l'Aster termina son œuvre en quelques traits, avant de la faire glisser vers elles. Elles s'en saisirent en piaillant d'admiration, leur enthousiasme décuplé par le champagne. C'était la cinquième serviette sur laquelle la paire lui demandait de dessiner. Leur forfait expira avant qu'elles ne puissent lui en demander une sixième.

Thélia quitta leur table, partagée entre la satisfaction d'avoir découvert qu'elle pouvait distraire les clients avec son art, et l'exténuation que lui avait causé leur babille bruyant. Elle se dirigea vers le bar, désireuse de s'octroyer un bref répit, et se fit servir un verre d'eau. Assoiffé, elle en descendit la moitié d'une traite.

Mystès en profita pour la rejoindre. Toujours paré de ses costumes cobalt, il avait revêtu ce soir-là une veste en jacquard floral. Les paillettes argentées scintillaient sur ses pommettes, magnifiant l'indigo de ses yeux. Sa frange désordonnée semblait aussi soyeuse que d'ordinaire. Il lui adressa un sourire compatissant en la voyant récupérer ainsi, puis tira une carte cadeau de sa poche.

— Tiens, c'est pour te remercier.

Thélia reconnu le genre de présent que les clients du Lucent offraient à leurs hôtes et hôtesses favoris.

— Non, c'est rien, refusa-t-elle. C'est vraiment gentil à toi de les aider. Comment tu les as connus ?

— Je les ai empêchés de rejoindre les arènes d'Hamalex, révéla Mystès en déposant la carte sur le comptoir. Meesha et Bel sont dans les dispositifs d'aide à l'enfance depuis longtemps, mais ils s'étaient mis en tête d'essayer de s'en sortir par eux-même, en se rapprochant des Constellations. Ils étaient en pleine fugue quand je les ai croisés.

— Heureusement que tu étais-là ! s'exclama la jeune femme, horrifiée. Ils se seraient fait exploiter et tuer, là-dedans !

Les arènes d'Hamalex appartenaient aux Becrux. Clandestines, dotées d'une réputation quasi mystique, elles permettaient aux paris illégaux de prospérer, et offraient des spectacles brutaux et sanguinaires aux assoiffés d'adrénaline. Des enfants comme Meesha et Bélonias n'en seraient jamais sortis.

Néanmoins Mystès haussa les épaules, comme si le projet téméraire des enfants ne lui paraissait pas si inconsidérés que ça.

— C'est pas comme s'ils avaient pu postuler comme hôte et hôtesse. Ils auraient très bien pu remporter quelques prix, là-bas. Le souci ça aurait été qu'effectivement, les Becrux ne les laissent pas repartir.

— Tu crois qu'ils auraient pu s'en sortir ? À leur âge ?

L'hôte esquissa un vague sourire amer.

— Ils ne t'ont pas parlé de leurs Arétés ?

— Non. Je sais juste que Bélonias est Thaumaturge. D'ailleurs...

Elle fut coupée par la main qu'il leva gentiment pour l'interrompre.

— On en reparlera une autre fois, il faut qu'on y retourne, lui rappela-t-il. Je te fais confiance pour rester discrète à leur propos, pas vrai ?

— Évidemment, l'assura-t-elle avant qu'il ne file vers une table.

Thélia reposa son verre, empocha la carte laissée par Mystès, et sortit brièvement son portable afin de vérifier le temps qu'il lui restait avant la fin de son service. Son écran révéla alors l'enfilade de notifications reçues au cours de la soirée. Des appels manqués et messages de la part de Sylvius.



À cette heure avancée de la nuit, le bitume des routes libérait la chaleur accumulée tout le jour durant. Un poudroiement orangeâtre souillait l'obscurité du ciel. Son service terminé, Thélia avait quitté en hâte le Lucent. Au lieu de prendre les navettes nocturnes en direction de Varmanteuil, elle était restée à Montheclives pour rejoindre Sylvius.

Elle s'immobilisa au milieu du trottoir en repérant l'hoplite. Ainsi que l'homme à la face bouffie et rougeaude qui titubaient non loin de lui sur ses jambes molles, incapable de coordonner ses pieds. Sylvius avait essayé de la joindre après avoir croisé Joris Kerdaphy passablement ivre dans une supérette. Faute de parvenir à la contacter, il avait surveillé le père de la jeune femme, et l'avait suivi dans les rues jusqu'à ce qu'elle les retrouve.

Thélia se trouvait trop pétrie de lassitude pour se soucier du pathétisme lamentable que son père donnait à voir en pleine rue. Les quelques incidents qu'il avait précédemment causé dans cet état lui laissaient néanmoins un souvenir mortifiant. Elle n'avait aucune envie qu'il perde à nouveau son pantalon dans sa gaucherie de soûlard, exposant son fessier à un groupe de jeunes hilares, ou qu'il finisse à nouveau en chambre de dégrisement.

— Encore un peu et j'appelais la police pour le laisser se démerder avec eux, lui signala Sylvius alors qu'elle approchait.

Elle s'humecta les lèvres, prise de honte, à l'entente du reproche dans sa voix. Sylvius ne lui rendait jamais ce genre de service sans lui faire sentir combien cela lui était pénible.

— C'est bon, je m'en occupe, merci, lui dit-elle avant de s'adresser à son père. Aller, je te ramène à la maison, papa.

Ce dernier la fixa d'un air hébété quand elle tenta de lui prendre le bras, et eut un mouvement de recul dont il ne calcula pas la force. Entraîné en arrière par son propre élan, il manqua d'être renversé sur le dos, mais quelques pas flageolants lui permirent de rester debout. Pris de tournis, il resta ensuite sur place, et Thélia put passer un bras autour de ses épaules. L'haleine vicié qu'il soufflait et l'aigreur nauséabonde de sa transpiration lui fit retenir son souffle.

Les embrouillaminis pâteux de son père à l'oreille, elle entraîna laborieusement son poids mort. Il faillit la faire crouler avec lui à plusieurs reprises en perdant l'équilibre. Elle s'estima néanmoins chanceuse qu'il ne rendit pas tripes et boyaux en chemin. À en juger par les grumeaux séchés et malodorants qui encroûtaient ses mèches, il n'avait sans doute plus grand-chose à régurgiter.

Elle était en nage quand ils arrivèrent. Il fallut encore faire gravir Joris marche après marche jusqu'à l'appartement. Thélia ferma la porte derrière eux d'un coup de talon, et l'emmena encore chaussé jusqu'à sa chambre, pressant les interrupteurs au passage. Une fois qu'il se fut effondré sur son matelas, elle le roula sur le flanc par mesure de précaution, avant de se dédouaner de son sort pour le reste de la nuit.

Ne se sentant pas la force de repartir et d'exécuter le trajet jusqu'à Varmanteuil, elle dut se résoudre à coucher dans son ancienne chambre pour la nuit. Au moins en profiterait-elle pour emporter quelques affaires supplémentaires.









Un chapitre centré sur Thélia, qui développe un peu sa relation avec Mystès !

J'avais hâte d'introduire Meesha et Belonias, je me suis éclatée à élaborer les concepts de ces deux personnages ! Cette rencontre aura son importance pour la suite...

Merci beaucoup pour votre lecture, pour vos votes et pour vos commentaires, chaque petit geste me motive et me donne confiance en cette histoire !

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