Chapitre 16 : Proposition
– MONTHECLIVES –
Tête renversée en arrière, Thélia laissait le jet d'eau délicieusement frais ruisseler sur ses cheveux couverts de shampoing. La mousse s'écoulait avec paresse dans le drain. Quand tout le produit parfumé eut été rincé, elle savoura la cascade revigorante pendant quelques secondes supplémentaire avant de fermer le robinet.
La voix furieuse de son père lui parvint alors au travers des murs. Elle rassembla ses lourds cheveux par-dessus son épaule, les essora sur toute la longueur, puis enjamba le rebord de céramique. Tandis qu'elle se passait une serviette sur le corps, Thélia se mit à chantonner afin de couvrir les vitupérations intempestives que Joris adressait à son interlocuteur téléphonique.
Elle boutonna sa blouse ajustée sous la poitrine, et la rentra dans la jupe corolle bleue marine qui lui descendait aux genoux. Un ensemble composé d'affaires ayant appartenu à sa grand-mère, et de mode de seconde main. Devant le miroir, elle sourit à son reflet, et pivota des hanches pour faire tourner sa jupe autour de ses jambes, avant d'être rattrapée par la préoccupation et de s'immobiliser.
Apprêtée, vivifiée, les cheveux encore humides, Thélia quitta finalement la salle de bain. Dans le salon, son père venait tout juste de raccrocher.
— Mais quel connard, écuma-t-il. QUEL CONNARD !
Ses rugissements firent exploser de désagréables éclairs rouge sombre dans l'esprit de sa fille. Elle ignorait qui de son banquier, de son bailleur, ou de l'agent fiscal faisait l'objet de sa colère, mais n'avait aucune envie de le lui demander. Il ne la vit pas se glisser dans sa chambre.
Un sac bouffi par le trop plein de vêtements l'attendait sur son lit. Thélia trouva le moyen d'y enfoncer sa trousse de toilette. Elle promena ensuite un regard de regret sur son bureau. Son père ignorait qu'elle s'était trouvée un emploi et un logement. Par crainte de sa réaction, elle prévoyait de le mettre devant le fait accompli, et de déserter furtivement le foyer. Ses tenues d'hiver, le contenu de ses commodes, et la plus grande partie de son matériel de dessin demeuraient donc en place. Elle reviendrait les chercher au fur et à mesure.
Sac sur le dos, elle traversa le séjour en rasant les murs.
— Où est-ce qu'elle va celle-là ? l'interpella Joris au passage.
L'usage de la troisième personne pour la désigner annonçait une humeur des plus exécrable. Irascible. Belliqueux. Agressif.
— Je vais passer la fin des vacances chez une amie, répondit-elle en attrapant une paire de sandales à talons plats.
— Ben y en a au moins une qui s'amuse ici, hein ? cracha-t-il. Pendant ce temps là, moi j'ai un découvert qui diminue pas, mais que ça t'empêche pas de continuer à aller t'éclater dehors, surtout !
Thélia boucla sans broncher sa première sandale, les reins en appui contre le mur.
— T'es même plus fichue de diminuer ta charge financière comme une jeune fille responsable. Tu crois que j'ai pas remarqué que tu te gardais tes revenus, dernièrement ?
Les mots chargés de hargne lui nouèrent la gorge. Il n'avait pas idée de ce à quoi elle avait dû recourir pour obtenir cet argent.
— Oh, tu m'écoutes ? s'énerva Joris devant son absence de réaction.
Il la rejoignit à pas pesants. Les relents de ses organes intestinaux imbibés d'alcool transpiraient par les ports de sa peau. Elle eut beau masquer son visage derrière un rideau de cheveux, ceux-ci tournèrent au vert kaki. Or son père connaissait la signification de chacune des nuances par lesquelles elle pouvait bien passer.
— Ah je la dégoûte en plus ! éructa-t-il. Je me tue à bosser toutes-les-putains-de-nuits pour payer les factures, le loyer – parce qu'elle vit encore sous mon toit, je vous signale, c'est pas elle qui paie l'eau et l'électricité – et je la dégoûte ? Je vais te dire, c'est de l'ingratitude ! Parfaitement ! De l'in-gra-ti-tude !
Emporté dans sa fureur, il repartit arpenter le salon pour gueuler à la cantonade. Thélia rajusta la bandoulière de son sac sur son épaule, et en profita pour se faufiler hors de l'appartement. Ses semelles claquèrent dans les escaliers alors qu'elle dévalait les marches à toute allure, au cas où son père déciderait de la poursuivre. Parvenue au rez-de-chaussée, elle marqua un arrêt, la tête levée vers les étages, guettant l'écho d'un pas de charge.
Calme plat.
Il ne s'était probablement même pas rendu compte de son escapade, et poursuivrait sa tirade tempétueuse jusqu'à ce que la soif ne le fasse plus se préoccuper que d'avoir assez de boisson en stock pour ne pas avoir à bouger du canapé.
Tout le bénéfice que Thélia avait tiré de sa douche matinale se dilua dans la chaleur torride des rues. Déshydratée par l'air sec et crayeux, elle endura le trajet dans le métro. L'affluence de voyageurs étouffait tout espoir de trouver une place assise. Son calvaire prit fin quand elle parvint enfin à Varmanteuil.
Mme Vernier l'attendait devant l'immeuble, et l'accueillit avec un enjouement frôlant l'obséquiosité. Elles trouvèrent l'appartement plongé dans une demi-pénombre, Kaya ayant abaissé les volets et fermé les fenêtres afin de conserver un semblant de fraîcheur entre les murs. L'étudiante les laissa procéder à la signature du bail et de l'état des lieux, et attendit que Mme Vernier eût pris congé d'elles pour lui souhaiter la bienvenue.
Malgré les clés dans sa main, Thélia peinait à réaliser qu'elle se trouvait désormais chez elle. Elle avait davantage l'impression de venir emménager dans l'appartement de Kaya. Celle-ci entreprit alors de lui montrer les étagères de la cuisine qui lui étaient dédiées, puis lui indiqua l'ardoise accrochée au frigo en l'invitant à l'utiliser si elle avait besoin d'y écrire des notes ou des rappels. Elles organisèrent sans difficulté la répartition du ménage et des courses, et les règles de vie furent convenues tout aussi aisément. Thélia eut le sentiment que cette entente rapide les réjouissait autant l'une que l'autre. Elle déclara qu'elle afficherait le planning de ses horaires au Lucent pour permettre à Kaya de tenir compte de ses nuits décalées. Ce que sa colocataire approuva, car elle pourrait ainsi empêcher que les visites inopinées de ses frères ne viennent perturber ses grasses matinées.
— D'ailleurs, ajouta Kaya, mains jointes en un geste de reconnaissance. Merci d'avoir soigné Gale !
— Oh, c'est Nori qui m'a appelé pour que je lui rende service, tu sais. Sans elle je serais jamais allée à Alphecas. Mais je me doutais pas que tu étais leur sœur ! Ils sont mignons, en tout cas.
— Quand ils veulent oui, rit l'étudiante.
Elle laissa ensuite aller s'installer, non sans lui avoir ouvert la porte du placard qu'elles se partageaient dans le couloir. Thélia déposa son sac sur le matelas. Un bureau racolé au bout du lit et une étagère à tablettes près de la fenêtre composaient l'ensemble du mobilier. Elle prit moins de dix minutes à ranger ses affaires.
Quand arriva la fin de la matinée, Sylvius vint la chercher en voiture, afin de l'emmener acheter sa literie et son linge de bain. Sur le siège passager, Thélia ne put s'empêcher de ressasser les accusations de Keitan Adamer à son sujet. À présent qu'il se trouvait à côté d'elle, la pensée que Sylvius ait pu la sacrifier pour se couvrir lui colora les cheveux d'un lilas peiné.
Elle savait qu'ils n'avaient toujours été qu'acolytes, rattachés par l'intérêt pécuniaire, et qu'elle ne pouvait moralement rien attendre de lui. Le constater de manière factuelle, au bout de deux ans à le fréquenter, l'affectait cependant plus qu'elle ne l'aurait voulu.
— Ça va pas ? l'interrogea-t-il en avisant la couleur de sa chevelure.
Elle choisit d'esquiver.
— Ça s'est mal passé avec mon père quand je suis partie. Et il sait même pas que je viens d'emménager. Mais bon, la bonne nouvelle c'est que ma proprio ne me fait pas payer la fin du mois.
Désireuse de quitter le domicile aussi tôt que possible, Thélia avait ainsi pu grappiller les trois derniers jours de juillet.
— Ça c'est le CDI au Lucent, ricana Sylvius. Ça attire les faveurs.
Elle émit un son d'assentiment distrait, et ne lui adressa plus la parole que par nécessité.
✧ ✧ ✧
Deux hôtesses se produisaient sur un podium de la salle, ce soir. Nimbées d'or et de magenta, Althéa et Meyrielle se partageaient le micro. Leur timbre chaud et caressant régalait les oreilles des consommateurs. Fascinée par le duo d'Envoûteuses, Thélia regrettait de ne pas pouvoir se poser avec son carnet. Ses doigts la démangeaient de rendre sur papier la silhouette de Meyrielle, drapée d'une robe à sequins qui la moulait comme une peau écailleuse.
Chaque fois qu'Althéa entamait un couplet, les postures se relâchaient, et les sourires se faisaient indolents. Tous les employés du Lucent avaient été doté au préalable d'amulettes de protection contre l'influence de la chanteuse brune. Celle de Thélia ceignait son poignet, identique pour l'œil profane à une gourmette d'argent.
La voix de Meyrielle reprit, et des ondulations diamantées parcoururent la pénombre. Ses mots invoquaient les plus somptueuses des illusions. Ses serpents en pierres précieuses se coulaient entre les banquettes, tout scintillants de reflets cristallins, au plus grand ravissement des clients. L'homme à la table duquel Thélia était assise, un trentenaire au teint mat et en costume, tenta d'en toucher un au passage.
— Comment elle fait ça ? C'est incroyable, s'émerveilla-t-il en regardant le bout de ses doigts, qui n'avaient rencontré que de l'air.
La nouvelle hôtesse lui versa une nouvelle flûte de champagne, puis lui expliqua que certains Asters recouraient à un vecteur particulier afin de manipuler leur Essence. Les Envoûteurs tendaient ainsi à privilégier la voix ou le regard.
— Et toi ? Tu utilises quoi ? s'enquit-il, curieux.
— Les gestes, surtout, mais ce n'est pas indispensable. C'est la première fois que vous assistez à un concert de Meyrielle et Althéa ?
— C'est la première fois que je viens, même !
Thélia ne fut pas surprise. Au bout de deux semaines à travailler au Lucent, elle accueillait désormais les clients à la demi-heure. Alors que les habitués payaient à l'heure et réservaient leurs hôtes et hôtesses favoris, elle voyait surtout défiler des touristes et visiteurs désireux de s'offrir une petite extravagance. Ils venaient comme par incartades, et la plupart ne se montraient plus jamais. Mystès lui avait expliqué que l'enjeu, si le client lui semblait bien nanti, était de piquer suffisamment son intérêt pour qu'il veuille céder de nouveau à la tentation.
Son tuteur provisoire l'intercepta quand elle quitta la table de l'homme.
— Adamer est là, l'informa-t-il. Il t'attend dans la sept.
Gagnée par une poussée de nervosité, Thélia ne put qu'écarquiller des yeux alarmés. Déjà en route pour rejoindre une cliente, Mystès ne s'aperçut pas que son chignon fut brusquement lavé au vert de jade. Elle gagna d'un pas réticent l'une des douze alcôves de l'étage. Sitôt qu'elle laissa retomber le rideau soyeux derrière elle, l'espace se retrouva isolé du brouhaha de la salle et du chant des Envoûteuses.
Des bougies brûlaient sur la table basse, moirant le profil de l'agent. Elle prit place à l'autre bout de la banquette, et réalisa trop tard qu'elle avait oublié d'apporter de quoi le faire consommer. Habillé en civil, Adamer la gratifia d'un sourire empreint d'aménité enjouée.
— Bonsoir ! Ne t'en fais pas, je suis toujours pas là pour t'arrêter. Par contre je veux faire un suivi de notre dernier échange.
Thélia fronça les sourcils.
— Tu me demandais ma coopération, la dernière fois. Sauf que jusqu'à présent, tout est officieux.
Devant sa méfiance, l'hóplite inclina la tête d'un air complaisant.
— C'est plutôt dans ton intérêt. Tu préférerais que je te convoque au poste pour établir un procès-verbal ?
— Bien sûr que non. Je veux juste savoir à quoi m'en tenir.
— Disons que c'est plus avantageux pour nous deux si j'opère sans laisser de traces, déclara-t-il avant d'ouvrir les mains en geste de bonne foi. Je récupère les informations dont j'ai besoin, et je te laisse continuer ta vie tranquille. Qu'est-ce que tu en dis ?
Que je n'aie pas beaucoup de garanties, songea-t-elle sans formuler ses suspicions. Elle ne pouvait cependant que se raccrocher au fait qu'il l'avait rencontré par deux fois sans tenter de l'arrêter.
— Qu'est-ce que tu veux savoir ?
— C'est au sujet de Sylvius Avelhi. Quel genre de connexion il y a entre vous, exactement ?
— On est une équipe, en quelque-sorte, répondit-elle prudemment. C'est lui qui est contacté par les commanditaires, ou qui repère les coups.
Bien qu'elle ne lui apprenne sans doute rien sur le mode opératoire de Sylvius, l'agent l'écouta avec attention.
— Comment vous vous êtes rencontrés ? voulut-il savoir.
— Il y a un refuge pour Maraudeurs, près de chez moi. J'y allais de temps en temps, pour aider les ados. Avec mon Arété, je veux dire.
Les refuges constituaient le principal moyen de recrutement par le milieu criminel astérien. Ils laissaient les jeunes les plus démunis venir à eux, le plus souvent des fugueurs et des jeunes déboutés de tout système. Ces non-Asters qui n'avaient plus personne vers qui se tourner venaient chercher un abri, un repas, parfois une dose. Les Asters n'avaient plus qu'à venir piocher dans ce vivier humain.
C'était exactement ce pour quoi Sylvius s'y était rendu le soir où elle l'avait rencontré. Il l'avait approché en la voyant user de son Arété pour soigner un adolescent, blessé dans une bagarre. Thélia n'était encore qu'en deuxième année de lycée, et manquait d'argent. L'hóplite lui avait fait une proposition alléchante : des grosses sommes, gagnées rapidement.
— Tu le connais assez bien, donc, conclut Adamer quand elle lui eut relaté son entrée dans les activités illicites. Tu as entendu parler de Rigel, y a pas longtemps, j'imagine ? Tu penses qu'il pourrait être en lien avec eux ?
— Non, ça m'étonnerait. Sylvius ne s'est jamais associé à d'autres bandes d'Asters.
Les yeux flavescents de l'agent se firent pensifs. La lueur des bougies taillait ses traits effilés, parant son faciès sérieux d'une ombre inquiétante.
— Je vois. Écoute, j'ai une proposition à te faire. Les choses vont bientôt bouger du côté des Constellations. Entre ta position au Lucent et ton association avec Sylvius, tu es bien placée pour avoir des échos de tout ça. J'ai besoin d'une indic comme toi. Contre rémunération, bien sûr.
Thélia comprit soudain pourquoi il avait tenu à ce que leurs échanges demeurent officieux. Il projetait sans doute depuis sa première visite de la recruter comme indicatrice.
— Je compte pas rester dans le milieu, protesta-t-elle. Encore moins m'y enfoncer davantage. C'est pour ça que j'ai pris un boulot ici.
Adamer se fendit d'un sourire indulgent.
— Et c'est tant mieux pour toi. Mais je ne te demande pas d'en faire plus que ce que tu fais actuellement. Juste de laisser traîner tes oreilles. Quant à la paie... même si j'imagine que le salaire est décent au Lucent, il te faudra plusieurs années avant d'être suffisamment augmentée. Étant-donné ta situation, j'imagine qu'une source de revenue en plus, ne peut pas faire de mal ?
Elle aurait dû décliner l'offre sur le champ. Néanmoins sa mâchoire demeura serrée, l'empêchant d'articuler le moindre refus. Cela suffit à l'agent pour s'engouffrer dans la brèche. Il tira une carte de visite, qu'il fit glisser sur la table.
— Je te laisse y réfléchir. Tu pourras me contacter quand tu te seras décidée.
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Thélia emménage enfin avec Kaya ! J'ai eu des doutes sur la manière d'écrire cet emménagement, je ne voulais pas le rendre trop long, mais je ne voulais pas le passer sous ellipse non plus.
J'espère que cette nouvelle scène au Lucent vous a plu ! Et notamment cette nouvelle rencontre avec Keitan... un avis là-dessus ? ;)
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