Chapitre 14 : Provocation




MONTHECLIVES –



En sa qualité de vedette de l'U.R.I.A.A, Keitan Adamer était plus que familier des fastes que Bryvas avait à offrir. Il ne comptait plus le nombre d'évènements, organisés dans les plus prestigieux édifices de la métropole, auquel il avait été convié. Aussi n'eut-il pas le moindre sourcillement devant le palace niché au cœur des jardins Belfer.

Construit près de trois siècles auparavant, le Pavillon Diadem cachait ses façades de pierre, ses corniches aux courbes élégantes et ses bas-reliefs au milieu de la verdure. Comme tout Aster, Keitan fut sensible au flux d'Éther qui imprégnait les lieux. Les matériaux naturels facilitaient la circulation de celui-ci, et pouvaient permettre de l'y fixer pour des décennies. L'ancienneté d'un bâtiment déterminait souvent la quantité d'Éther qu'il recelait. Ici, l'énergie était riche et capiteuse.

Visière de sa casquette abaissée sur ses yeux, Keitan approchait de l'arrière du pavillon. Ce soir, il ne se joindrait pas aux festivités. La musique d'ambiance et les conversations de la foule de convives lui parvenaient assourdies, depuis l'autre côté de l'édifice.

Raphaëlle Vessarias l'attendait devant les portes de service. Bien qu'elle eût tout juste la vingtaine, sa figure exprimait une assurance mûre et spirituelle. Son chemisier noir rentré dans son taille-haute complimentait sa silhouette courte et plantureuse. La teinte vermeille de son rouge à lèvre semblait éclairer son teint laiteux. Elle écrasa son mégot de cigarette avant de faire la bise au jeune homme.

— Salut la star, l'accueillit-elle chaleureusement.

— Raph, ça fait plaisir. T'as encore raccourci le carré ?

La longue chevelure blonde qu'elle arborait à l'adolescence était devenu un carré méché de platine, régulièrement trimé pour ne pas dépasser sa mâchoire. Raphaëlle le conduisit à l'intérieur tout en lui vantant la symbolique et la satisfaction que lui procurait sa coupe. Initialement, la Vessarias les avait coupés afin de marquer son émancipation. Une rupture avec son passif familial. Or elle se trouvait pourtant à la réception organisée par son père, Guillian Vessarias, dirigeant des Achernar.

Soit la plus puissante et la plus influente des Constellations de Bryvas. Surnommée la Marchande de mort, Achernar prospérait depuis des siècles. Ses membres cultivaient les plus primaires et les plus anciens des Arétés : les arcanes élémentaires. Néanmoins nul n'égalait la maîtrise de la famille Vessarias en la matière.

Les Achernar avaient originellement amassée leur capital sur la vente de ses services comme sicaire et milice privée. Désormais, il n'y avait pas un domaine auquel la Constellation ne touchait pas : contrôle de jeux de hasard, trafic d'objets d'art, assassinats, recouvrement de créance, vente de malédictions prohibées, la Constellation amassait des bénéfices indécents. Tout cet argent criminel était recyclé dans l'économie et la finance légitime, notamment au travers des établissements de nuit qu'elle possédait partout dans Montheclives. Achernar visait à présent l'expansion, et grignotait lentement Bételneuve, l'arrondissement central de Bryvas. Une prolifération qui l'avait fait entrer en concurrence avec les Régulus et les Becrux, également à l'étroit dans leurs territoires.

Au rez de chaussé, le personnel de restauration, affairé à fournir la terrasse en petits fours gastronomiques, passait en coup de vent. Keitan entraperçut les moulures et les fresques des salons garnis d'un mobilier design.

Ils gagnèrent les escaliers de marbre blanc, à rambarde de fer forgé, sans avoir été repérés par quiconque. Le clan Vessarias avait privatisé l'ensemble du Diadem, dans un souci de tranquillité et de discrétion, mais également par élitisme. Ce soir, seuls étaient admis les membres de Achernar, et les clans Asters de Bételneuve, l'arrondissement central de Bryvas, que les quatre Constellations se disputaient. Un agent de l'U.R.I.A.A n'avait donc rien à faire parmi eux.

Sans Raphaëlle, autorisée de par son statut à circuler dans tous les espaces du site, Keitan aurait dû recourir à de véritables manœuvres d'infiltration pour s'y introduire.

— Retour au bercail, alors ? lança-t-il tandis qu'ils grimpaient les marches.

Deux ans auparavant, à l'obtention de sa majorité, la Vessarias avait quitté le domicile familial, et rompu toute connexion avec les affaires des Achernar. Keitan ne s'était pas attendu à la voir un jour reprendre pleinement sa place au sein de la Constellation.

— C'est provisoire, assura-t-elle d'un ton imprégné d'une certaine dureté. Et j'ai pas abandonné mes activités à côté.

— Ça doit ravir Guillian, s'amusa Keitan. Comment ça va avec lui, d'ailleurs ?

Raphaëlle haussa les épaules, et cracha d'un ton amer :

— Tu le connais, tant qu'on va dans son sens tout va bien.

— Ah. Tu lui en veux toujours, alors.

Parvenue sur le palier du premier étage, elle s'arrêta subitement, pour planter son regard dans le sien. Le bleu glacé de ses yeux s'était chargé d'une intensité écrasante. Toute la rancœur qu'elle éprouvait à l'encontre de son géniteur y stagnait, compacte et irréductible.

— Pas toi ?

Il s'agissait d'une question à laquelle Keitan ne voulait pas répondre. À laquelle il ne voulait même pas réfléchir.

— C'est différent pour moi, affirma-t-il.

Raphaëlle plissa les lèvres, peu dupe. Néanmoins, elle se garda d'insister, et lui pointa du doigt une porte plus loin dans le couloir.

— Attends-là, je vais le chercher. Oh, et je t'inviterai à ma représentation, si ça te dit de venir ?

— Carrément, j'essaierai de me libérer !

— Super ! Bon courage.

L'Achernar lui pressa le bras en geste de solidarité, avant de redescendre les escaliers. Keitan retira sa casquette, puis entra dans la salle de réunion en ébouriffant ses cheveux blonds. Il prit place parmi la trentaine de chaises entourant la vaste table, et ne tarda pas à s'éventer de son couvre-chef. Une chaleur étouffante régnait dans la pièce qui avait dû baigner toute la journée au soleil, climatisation éteinte.

La porte ne tarda heureusement pas à s'ouvrir, et Keitan se leva pour saluer le nouvel arrivant. Non content de le dominer d'une bonne tête, Guillian Vessarias l'écrasait de son charisme autocrate. La cinquantaine filait d'argent ses tempes, tranchant contre le châtain sombre de ses cheveux soigneusement coiffés, et creusait ses orbites. Soulignés par la proéminence de ses pommettes, ses yeux de givre n'en semblaient que plus sévères.

— Keitan, le salua-t-il en lui posant une main sur l'épaule afin de le faire se rasseoir. Tu veux à boire ?

L'agent de l'U.R.I.A.A secoua la tête en signe de dénégation, tandis que Guillian s'installait. Il le scrutait déjà, inquisiteur, dans l'attente de ce que le jeune homme pouvait lui rapporter. L'aplomb de Keitan, confinant d'ordinaire à l'insolence, s'étiolait face à lui. En présence de l'homme qui avait fait de lui sa pupille, et qui avait forgé ses talents et sa carrière, il redevenait le garçon d'une dizaine d'année ballotté par les services sociaux.

— Bon, j'ai pas grand-chose de nouveau sur Elias, annonça-t-il. Il reste sous les radars, les recherches donnent rien. Tout ce qu'on sait, c'est qu'il a sûrement été aidé par un Esthésif. Et qu'il faut s'attendre à ce qu'il s'en serve pour trouver Élide.

Guillian frottait songeusement son menton rasé de près.

— Et l'attaque au canal ?

Chaque parole relative à l'enquête que Keitan proférait dans cette salle relevait d'une grave infraction à la discrétion absolue qu'il était tenu de respecter dans le cadre de ses fonctions. Cependant, le nombre d'informations confidentielles qu'il avait transmis à Guillian avait fini par le désensibiliser à toute nervosité, toute culpabilité que pouvait bien lui inspirer ses fautes.

Il était le parfait espion des Achernar, implanté au cœur même du dispositif censé les surveiller et les contenir.

— Des Maraudeurs et des Asters sans affiliation. Ils voulaient juste les os pour leur petite contrebande.

Guillian eut un roulement d'yeux dédaigneux. Il n'avait que mépris pour ceux qu'il considérait comme les rebuts de la société astérienne.

— Vous les avez en garde à vue ?

— Non ils se sont échappés. Mais j'ai pu retrouver leur identité, et c'est là que ça devient intéressant. Si je veux doubler l'U.R.I.A.A sur l'affaire Marcdargent, il me faut un informateur. Quelqu'un qui connaît le réseau de rue. Je pense que l'une d'entre eux fera l'affaire.

Thélia Kerdaphy était toute désignée. Une délinquante motivée par le gain, rompue au milieu illicite, qui bénéficiait de connexions tant avec les Maraudeurs – véritables fourmis de l'information – qu'avec les bandes criminelles non-Asters. Et pourtant invisible et inconnue, que ce fut d'eux ou des autorités, au contraire de Sylvius Avelhi, qui traînait une réputation peu reluisante. En plus de quoi, elle travaillait désormais dans un établissement prisé des hautes sphères.

Guillian acquiesça.

— C'est ton domaine, je te laisse faire, déclara-t-il avant de tirer un papier de sa poche. Les boîtes aux lettres vont changer.

Keitan déplia la feuille pour lire et mémoriser la liste d'adresses qui y étaient inscrites. Ne pouvant risquer le moindre contact téléphonique ou numérique, Guillian et lui communiquaient par le biais d'un dispositif de liaison consistant en une série d'emplacements où déposer et récupérer les instructions et informations qu'ils s'échangeaient. Un système ironiquement emprunté aux services même de renseignement qui surveillaient les Constellations.

Le jeune homme rendit le papier à Guillian, qui l'incinéra entre ses doigts. Tandis que la feuille noircissait dans une âcre odeur de brûlé, la flamme haute et longue dansa autour des phalanges de l'Aster sans entamer la peau. Il entreprit ensuite de frotter ses paumes pour se débarrasser de la cendre et des traces de suie, avant de suspendre son mouvement, le regard dirigé vers les fenêtres.

Devant la soudaine raideur de sa physionomie, Keitan jeta un coup d'œil machinal à l'extérieur. Au-dessus de la terrasse et des jardins flottaient d'immenses bulles d'Éther. À demi translucides, les globes semblaient formés d'une mince lame goudronneuse, aux irisations cuivrées. Le soleil déclinant les embrasait de reflets mouvants.

— Oh, je te pensais pas du genre à organiser ce genre de spectacles, fit remarquer Keitan d'un ton léger.

— Effectivement, confirma sombrement Guillian en se levant.

Interpellé, l'agent l'imita, et le devança aux fenêtres. Une figure en gilet de costume et Fedora à galon couleur de bronze, en rappel exact aux teintes des bulles, montait sur l'estrade destinée aux discours. Ses traits étaient couverts d'un masque lisse et noir, uniquement percé de fentes en verre fumé.

Encore inconscients que l'original ne figurait pas au programme, certains convives se tournaient vers lui, flûtes en main, tandis qu'il se positionnait derrière le micro.

— Mesdames et Messieurs bonsoir ! salua-t-il l'assemblée.

Sa voix chantante, amplifiée par les baffles, était déformée en un timbre insaisissable. Keitan consulta Guillian du regard. Campé derrière la vitre, le dirigeant des Achernar fixait l'intrus comme s'il le fichait d'ores et déjà parmi les prochaines cibles prioritaires de ses sicaires. Il conservait néanmoins un calme grave et attentif.

— J'ai l'honneur de me tenir devant vous ce soir pour vous faire une annonce exceptionnelle ! lança l'homme au Fedora, jouant des consonnes avec l'enthousiasme d'un artiste forain. Certains me connaissent peut-être. Je suis l'auteur du cambriolage des cryptes de Guillequin, le malfaiteur qui a dépouillé le musée Heinsault de sa collection d'abraxas antiques. Il se peut même que j'ai soulagé quelques-uns d'entre-vous de leurs inestimables trésors de famille.

L'introduction eut pour effet consécutif de capter l'ensemble des Asters présents et d'engendrer des remous déconcertés dans la foule. Les deux cambriolages cités par l'intrus avaient enflammé la presse quelques années auparavant. Seule une partie de la collection du musée avait pu être retrouvée, sans que les enquêteurs ne parviennent à remonter jusqu'aux coupables. Les résidus d'Éther sur les lieux demeuraient l'indice le plus tangible dont ils disposaient.

Le cambriolage d'Heinsault date d'il y a trois ans, réfléchit Keitan. Qu'est-ce qu'il cherche en le revendiquant maintenant ?

— Je suis le Charlatan ! clama le voleur, ouvrant grand les bras. Et c'est un immense plaisir pour moi de vous apprendre la naissance la cinquième Constellation de Bryvas !

Les Achernar présents sur la terrasse se frayaient lentement un chemin vers l'estrade. Néanmoins, aucun n'intervint. Guillian avait approché les doigts du sigil inscrit à la naissance de son cou, sous l'oreille. Un sceau temporaire, mit en place afin d'échanger avec les membres rapprochés appartenant à sa Constellation. Keitan savait qu'il attendrait l'instant critique avant de donner son commandement, dans le but de laisser le Charlatan délivrer un autant d'informations que possible.

— Où sommes-nous ? continuait ce dernier. Partout. Nous ne nous arrêtons pas aux frontières des territoires.

Ce n'est pas qu'une provocation, comprit subitement Keitan.

Braver les quatre Constellation à une réception organisée par la plus puissante d'entre elle constituait un affront indéniable, mais ce n'était pas aux clans présents que s'adressait le message. L'agent balaya du regard les smartphones levés vers le Charlatan. Ses paroles allaient bientôt faire le tour des réseaux, et trouver leurs destinataires.

— Qu'offrons-nous ? La rétribution. Pour tous les lésés, les bafoués, et les sacrifiés par Achernar, par Régulus, par Becrux et Cebalraï !

— Guillian..., voulut le prévenir Keitan, mais le Charlatan enchaînait déjà.

— Qui sommes-nous ? Nous sommes Rigel !

Guillian pressa son pouce et son index contre le sigil de communication. L'homme de la scène claqua des doigts en même temps qu'il donnait l'ordre de l'intercepter.

Et toutes les bulles en suspension au-dessus de la terrasse de Diadem éclatèrent. Un voile grisâtre tomba tout à coup derrière les fenêtres. De la cendre, réalisa Keitan. De copieux rouleaux de poudre se diffusait dans l'air, occultant les feux du couchant. Les silhouettes brouillées des convives se mirent à pousser des cris d'horreur et d'indignation mêlées. Un liquide noir et visqueux avait plu sur les tenues de soirées, nappé le buffet, et souillé les fontaines.

Guillian tourna brusquement les talons, et se dirigea en trombe vers les escaliers. Incapable de descendre avec lui sans s'exposer, Keitan demeura dans la salle de réunion. Il continua à fouiller l'atmosphère embrumée de cendres, quand bien même il doutait que le Charlatan soit toujours là quand la visibilité serait restaurée. 











J'étais très excitée d'en arriver à ce chapitre !

Un nouveau pdv sur Keitan, qui révèle davantage le personnage et ses enjeux, j'espère qu'il vous a plu !

J'introduis également la famille Vessarias, et la Constellation Achernar ! Des avis ?

Le Charlatan fait son apparition ! Je ne vous cache pas que je l'aime fort !

Vous l'aurez sans doute deviné, l'intrigue progresse d'un cran...

Pensez à voter si mon histoire vous plaît toujours, ça fait très plaisir ! Et n'hésitez pas à laisser un avis, j'écris pour moi mais je partage pour vous, et les retours font chaud au coeur ;)

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