Chapitre 12 : Accident




VARMANTEUIL –



Il se consumait.

L'Éther s'épanchait, flambait, usant de sa propre chair comme combustible, dans une puanteur de tissu adipeux en train de frire, de couler par les crevasses de son épiderme calciné.

Sa langue bouillait derrière ses dents.

Il suffoquait sur le brasier de son propre souffle.

Les yeux révulsés, trop secs pour verser une larme, il ne pouvait émettre un son, ne pouvait formuler une pensée. Son esprit n'était occupé que du hurlement poussé par tous ses nerfs à l'unisson.

Ce n'était pas de la douleur.

C'était une agonie.


Cineád s'arracha au sommeil, le cœur battant frénétiquement, couvert d'une sueur qui le faisait grelotter. Il sentait encore l'Éther enflammé le ronger. Une âcreté de bile tapissait le fond de son palais.

Il prit deux inspirations avant de réaliser qu'il n'était pas seul.

Ébloui par la lumière de son loft, il discerna le mouvement de silhouettes confuses en périphérie de sa vision.

Cineád réagit en sursaut, par pur instinct de défense. Son corps se ramassa sur le matelas, et il relâcha ses flammes avant-même d'être debout.

Il y eut un cri strident de terreur, mais ce fut le flamboiement bleu et grondant dont il était auréolé qui lui fit retrouver ses esprits.

Merde. Merde, non ! Pas ici !

Son feu s'éteignit d'une seule impulsion de sa volonté.

Face à lui se tenaient les deux gosses. L'un, les larmes aux yeux, repliait ses bras contre lui, ses mains tremblantes se couvrant méchamment de cloques. Il avait eu l'heureux réflexe de bondir en arrière devant l'Arété du squatteur, mais avait sans doute dressé ses mains en protection.

L'autre...

L'autre était devenu un tas de vêtements dont bondit un éclair de fourrure beige, crocs découverts dans sa face noire, qui se propulsa au visage de Cineád avec un cri de primate furieux. En dépit de l'huile bouillante dans ses veines, l'Aster l'attrapa au vol. Son bras fut prit d'infime tremblements quand il souleva l'animal par le cou.

— Toi t'arrêtes tout de suite d'essayer de me mordre, commanda-t-il sourdement au singe qui se tortillait pour se défaire de sa poigne. Personne t'a appris qu'on mord pas les gens chez qui on est entré sans permission ?

Ce à quoi l'espèce de macaque répliqua en crachant, museau plissé.

De sa main libre, Cineád empoigna l'autre jumeau par le bras, et le traîna vers le réduit qu'il pouvait à peine qualifier de salle d'eau. L'ayant placé devant le lavabo, il ferma la bonde.

— Ça fait mal ? demanda-t-il au gamin.

Secoués de sanglots ravalés, sa physionomie encore hagarde du choc, celui-ci hocha la tête.

— C'est bien, décréta Cineád en tournant le robinet. Ça veut dire que tes terminaisons nerveuses sont pas touchées. Mouille tes mains tout de suite. Mets-les dans l'eau quand ça sera assez rempli.

Le gosse s'exécuta en reniflant, mais dès que ses plaies entrèrent en contact avec l'eau, il poussa une plainte et rétracta son geste. Cineád le saisit par les poignets pour le forcer à se maintenir sous le jet.

— Ça va empirer si tu les refroidis pas immédiatement.

Le collégien gémit de douleur et se recroquevilla, mordant sa lèvre. Il cessa cependant de chercher à se dérober, et laissa le squatteur lui plonger les mains dans la vasque quand celle-ci fut pleine. Tandis que la brûlure cessait de se propager sous sa peau, il se détendit, puis lâcha un soupir de soulagement. Cineád s'adressa alors au singe, qu'il tenait toujours à la gorge.

— C'est bon, t'es calmé, toi ?

Le primate gesticula pour lui désigner son frère, alors il le laissa tomber sur l'épaule de celui-ci. La seule distinction qu'il était capable de faire entre les monozygotes était que l'un l'idolâtrait, tandis que l'autre ne manquait jamais une occasion d'être désagréable et de le provoquer.

Aussi n'était-il pas certain de savoir lequel il avait brûlé. Il espérait que c'était le deuxième, mais le macaque avait été un peu trop prompte à l'agresser, alors il ne se faisait pas beaucoup d'illusion. Leur demander de confirmer leur nom aurait été inutile : il n'avait jamais fait l'effort de retenir lequel était Basile, et lequel Gale.

La tête encore embrumée et la chair encore échauffée par les réminiscences des brûlures fantômes, Cineád alla piocher une cannette échouée du sac qu'ils avaient laissé tomber dans leur panique. Pressant contre son front l'aluminium couvert de gouttelettes, il revint vers les gosses.

— Je vous avais pas dit de tout laisser à la porte si j'étais pas là ? À quel moment vous vous êtes dit que ce serait une bonne idée d'entrer ?

Le singe glissa un index dans sa bouche pour étirer sa joue et lui tirer la langue. Les mains flottant dans l'eau, son frère répliqua :

— On savait que t'étais là, on t'a entendu. T'avais pas l'air d'aller bien, alors...

Il n'avait pas eu conscience de s'agiter aussi bruyamment dans son sommeil. La canette s'étant attiédie à son contact, Cineád la posa parmi le fatras d'une étagère jouxtant l'ouverture du réduit.

— Vos parents savent que vous traînez ici ? interrogea-t-il.

Le gamin et le singe échangèrent un regard penaud. Il ne leur avait jamais posé la question auparavant, simplement parce qu'il se doutait de la réponse.

— M'aurait étonné, maugréa-t-il avant de désigner les blessures du collégien. Vous avez une explication crédible à leur donner pour ça ?

Le primate sauta à terre. Sa forme velue se redressa, les poils se résorbèrent, son épiderme s'éclaircit, et il redevint un gamin en quelques secondes.

— À part « un cinglé a brûlé mon frère au troisième degré avec son Arété ? » cracha-t-il, ses yeux noirs rutilants d'animosité.

— De un : fais gaffe à qui tu traites de cinglé. De deux : c'est du deuxième degré superficiel. Crois-moi, je sais de quoi je parle. De trois : t'as aucune crédibilité quand t'accuses quelqu'un à poil, alors vas remettre tes fringues.

Sur un regard mauvais, le gosse fit mine de vouloir se diriger vers ses affaires, mais le squatteur bloquait le passage. Cineád resta un instant en place, à le toiser d'un air d'avertissement, avant de s'écarter pour le laisser passer.

— On peut pas mentir chez nous, l'informa l'autre. Notre mère et notre sœur ont des Arétés qui détectent les mensonges.

Génial. Super. Merde.

Les jumeaux se turent, l'un occupé à enfiler son bas d'uniforme, l'autre patientant devant le lavabo. C'était le silence de ceux qui s'en remettaient à une figure d'autorité pour prendre une décision. Ce qui, en temps normal, aurait constitué une monumentale erreur de jugement. Toute décision prise par Cineád n'avantageait personne d'autre que lui. Et encore.

En l'occurrence, il s'agissait cependant du choix plus intelligent.

Ils n'avaient pas plus intérêt que lui à ce que leur famille apprenne l'incident. Certains parents étaient susceptibles de porter plainte pour moins que ça. Après tous ses crimes, se retrouvé épinglé à cause d'un stupide accident serait risible.

— Je connais une guérisseuse, lâcha-t-il finalement. Restez ici.

Peu désireux qu'ils assistent à la conversation avec la concernée, Cineád sortit du loft pour passer son appel. Il rouvrit ensuite la porte et, d'un mouvement de tête, fit signe aux garçons de le suivre.

— On va où ? interrogea la teigne, réticente à obéir.

— À l'infirmerie.

Local ouvert à l'ensemble des résidents du squat Alphecas, l'infirmerie permettait d'accueillir les soignants et guérisseurs appelés en cas de nécessité. Les armoires disposaient de médicaments et produits pharmaceutiques à disposition, qu'il était d'usage de remplacer en cas d'emprunt.

Cineád conduisit les gamins à travers le dédale de béton et d'acier. Le brûlé lâchait à peine des yeux ses doigts rouges et couverts de poches blanchâtres.

— Ça fait encore mal, geignit-il.

— C'est normal.

Il ne put s'empêcher de frotter distraitement les marques sur ses bras, s'attirant le regard curieux du gosse. Sans doute commençait-il à soupçonner qu'elles ne pouvaient s'apparenter à de simples tatouages, inanimés et indolores.

— Ça se fait pas de fixer les gens, fit remarquer Cineád d'une voix monocorde.

Cela faisait en vérité bien longtemps que la scrutation ne le dérangeait plus, mais désarçonner les jumeaux constituait une légère compensation aux ennuis qu'ils lui causaient.

Le collégien détourna raidement la tête, déglutissant presque de travers.

— Eh, t'as vu, elle est cool la transformation de Basile ! lança-t-il en guise de piètre changement de sujet.

— Un macaque ? Ouais terrifiant.

— Pas macaque, langur ! rectifièrent-ils d'une même voix.

À la traîne derrière eux, le pas-macaque-langur ajouta d'un ton pontifiant :

— C'est un singe sacré en Inde.

— J'en ai absolument rien à faire, et si tu te magnes pas ton cul sacré et que tu te paumes, je viendrai pas te chercher.

Le blessé émit un rire tandis que son frère pressait le pas et venait marcher à leur hauteur.

— J'aurais pu me transformer en tigre et t'étriper, pointa-t-il, vexé.

— C'est ça.

— J'aurais pu.

— Tu pourrais prendre n'importe quelle forme du règne animal, et tu brûlerais quand-même.

Les jumeaux lui jetèrent le même regard aussi effaré qu'impressionné.

— Ton Arété, c'est pas du tout ce que je croyais, déclara le blessé.

C'était le but.

— Je veux pas que ça se sache, affirma Cineád en espérant avoir assez d'ascendant sur eux pour qu'ils tiennent leurs langues.

Le premier hocha la tête en signe de compréhension. Ses yeux obsidiennes brillaient un peu trop de ravissement, trahissant sa fierté d'avoir à conserver le secret. Le second affichait une mine moins convaincue.

— Si ça s'ébruite, je saurai d'où ça vient, avertit le squatteur en dardant ses yeux dans les siens.

S'il se montrait trop menaçant, les gosses pourraient paniquer et agir de manière regrettable pour tout le monde. Cependant, avec le macaque, une dose d'intimidation était nécessaire.

Ce dernier abdiqua à contrecœur.

Ils parvinrent dans la salle déserte et silencieuse, aux couchettes basses couvertes de feuilles ouatées. Au bout d'une demi-heure d'attente, la porte s'ouvrit sur une jeune femme rondelette, essoufflée derrière les mèches bleues qui lui barraient la figure.

— T'es pas la doc, constata Cineád.

— Elle va arriver, je devais la retrouver ici, indiqua la nouvelle venue. Je suis Thélia, son employée.

Le squatteur acquiesça. Nori, vers qui il s'était tourné pour arranger la situation, lui avait indiqué au téléphone qu'elle venait d'embaucher une hôtesse susceptible de pouvoir les aider. Bien avant d'intégrer Achernar et de devenir la dirigeante du Lucent, la guérisseuse avait souvent exercé ses talents à Alphecas. Aussi avait-elle donné rendez-vous à Cineád dans l'infirmerie.

— Qu'est-ce que tu fais ? s'exclama brusquement le blessé en fixant son frère, qui se tenait en retrait.

— J'appelle Kaya, répondit le gamin d'un ton intransigeant.

Cineád agrippa son poignet, écartant le téléphone de son oreille, et pressa l'icône de fin d'appel.

— Attends une seconde..., commença-t-il.

Mais le garçon se rebiffa :

— Gale est blessé. Je dois prévenir Kaya. C'est elle ou le patron.

Ce disant, il adressa un regard lourd de sens à son frère. Les monozygotes eurent un rapide échange muet, une suite d'expressions faciales qu'eux seuls savaient décoder, avant que pas-Gale ne relève les yeux vers Cineád.

— C'est notre grande sœur. On doit l'avertir.

Tout bien considéré, le squatteur estima qu'il s'agissait en fait de la meilleure option. Compte tenu de l'âge des jumeaux, leur aînée ne devait être qu'une adolescente. Soit une figure bien plus influençable et intimidable que des parents en colère. Il pourrait même obtenir d'elle qu'elle interdise à ses frères de revenir à Alphecas, ou mieux, de l'approcher, et il serait débarrassé d'eux sans trop de vagues.

— Vas-y, consentit-il en le relâchant.

Le collégien cilla, surprit, puis s'empressa de recomposer le numéro. Cineád n'entendit pas ce que son interlocutrice lui disait, mais à voir les grimaces que tirait le gosse, il devina qu'elle ne devait pas être ravie de l'incident.

— Elle arrive, annonça-t-il après avoir raccroché.

Maintenant, le squatteur avait quelques minutes pour trouver comment faire gober une version édulcorée des faits à quelqu'un capable de détecter les mensonges.

— C'est quoi exactement l'Arété de votre sœur ? interrogea-t-il.

— C'est quoi exactement le tien ? répliqua le cafteur du tac-au-tac.

Cineád étrécit les yeux et grinça d'un air d'avertissement :

— Tu choisis mal ton moment pour faire le malin, macaque.

— Il faut qu'elle te regarde dans les yeux quand tu parles pour savoir si tu mens, intervint le blessé.

— C'est tout ?

— Oui, répondit le collégien après une hésitation.

Pas besoin d'Arété pour deviner qu'il omettait un détail. Et pas des moindres.










Encore un chapitre centré sur Cinead et les jumeaux !

J'ai adoré écrire les échanges entre eux !

La rencontre entre Cinead et Kaya approche ~

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