Chapitre 10 : Révélations
– MONTHECLIVES –
Une atmosphère de lumières tamisées et d'échanges éméchés régnait au Lucent. Thélia faisait son troisième soir au deuxième étage de l'établissement : celui réservé aux clients qui payaient leur place à la demi-heure, et voyaient défiler à leur table des nouveaux hôtes et hôtesses à chaque renouvellement. Toujours à l'essai, Thélia était chargée d'occuper les consommateurs arrivés au bout de leur forfait, le temps qu'un employé aguerri se libère pour leur tenir compagnie.
Le trentenaire qui lui faisait face suait légèrement dans la veste de costume qu'il n'avait pas retiré. Sous l'éclairage du luminaire de cristal, son front luisait d'un reflet gras. Il lui présentait un sourire engageant parfaitement artificiel.
— Dis-moi combien tu penses pouvoir me confier, et je te fais tout de suite une estimation, offrit-il.
Depuis que la jeune femme s'était assise à sa table, il la démarchait, prétendant vouloir la conseiller dans des placements financiers. Elle n'avait aucun doute sur le fait que, la sachant nouvelle et constatant qu'elle n'avait pas la vingtaine, il avait vu en elle la parfaite proie à escroquer. En tant qu'hôtesse, Thélia n'avait pas osé refuser net ses propositions, et avait poliment écouté son discours. Mal à l'aise, elle entrelaça les doigts sous la table.
— Je ne sais vraiment pas, bredouilla-t-elle. Je toucherai pas ma paie avant le mois prochain, alors...
L'homme balaya ses doutes d'un geste de main.
— Bien sûr, tu as le temps ! C'est seulement pour y réfléchir.
— M. Brousseau si ça ne vous embête pas, je vais vous retirer mon employée, et je vous laisse voir avec Liliane si vous souhaitez rester encore un peu avec nous ce soir, intervint une voix grave.
L'interpellé leva les yeux vers la femme dont le mètre quatre-vingt-dix dominait la table. Nori darda son regard reptilien dans le sien, sans ciller, une ombre de sourire courtois étirant ses lèvres. Ses écailles mordorées miroitaient sous les feuillaisons translucides du luminaire. Le client rentra la tête dans les épaules.
— Bien sûr, s'arracha-t-il d'une voix étranglée.
Thélia se leva avec reconnaissance pour suivre la directrice du Lucent.
— Les vigiles m'ont prévenu qu'il était là, expliqua Nori, mais ce n'est pas le seul escroc qui cherche à arnaquer nos hôtes et hôtesses, et je ne peux pas intervenir à chaque fois. Il va falloir que tu apprennes à t'en débarrasser toute seule. Je ne compte pas sur eux pour faire marcher mon fond de commerce, alors t'embêtes pas à être commerciale avec eux.
— Oh, d'accord, acquiesça la jeune femme, soulagée par l'information.
Nori la conduisit au bar, auquel elle s'accouda pour se tourner vers sa dernière recrue. Ses pupilles fendues l'étudièrent sans laisser filtrer la moindre émotion.
— Sinon comment ça se passe ? Tu t'en sors ?
— Oui plutôt. C'est très nouveau, mais Mystès et les autres sont là quand j'en ai besoin.
Depuis son arrivée, les hôtes de son étages l'avaient accueilli avec une bienveillance solidaire. Seul un noyau d'entre-eux, l'élite de l'établissement – ces Asters parvenus fidéliser les plus gros clients – compétitionnaient férocement pour conserver leur rang. Mais tant qu'ils estimaient n'avoir rien à craindre des employés exerçant aux étages inférieurs, leurs rapports avec ceux-ci se limitaient à quelques regards hautains et piques mesquines.
Chaperonnée par Mystès, Thélia n'avait eu affaire qu'à des anciens toujours prévenants et prêts à la renseigner. Auprès de son formateur attitré, elle avait pu saisir l'organisation et percer les codes implicites des lieux.
Il l'avait ainsi dissuadé de gaspiller son salaire à s'acheter des tenues pour le travail. Tous les employés du Lucent se faisaient payer leurs ensembles et leurs bijoux par leurs clients. D'abord vivement surprise d'apprendre les dépenses auxquelles se livraient les visiteurs pour leurs hôtes et hôtesses favoris, Thélia avait été forcée de constater qu'il disait vrai.
Les habitués des lieux cherchaient à se distraire en compagnie d'individus qu'ils considéraient comme exceptionnels. Des individus prêts à boire et rire avec eux. À écouter leurs déboires et confidence sans le moindre jugement. Leur offrir des produits de luxe ne constituait qu'un moyen de se valoriser davantage.
Nori acquiesça. Ses créoles de balancèrent entre ses dreadlocks rouge. Elle posa une main froide et lisse sur le bras de son employée. Alors qu'elle n'appliquait pas la moindre fermeté dans sa prise, Thélia pouvait sentir la force qu'elle recelait.
— Mystès m'a parlé de tes appréhensions. Il t'a déjà briefé sur le sujet, mais je tenais à te le confirmer : ton contrat comprend uniquement l'accueil et la vente. Le reste, ce n'est pas attendu de toi, c'est à toi d'aviser si tu veux fréquenter tes clients en dehors du cadre.
La chevelure et les iris de la jeune femme se colorèrent du rose framboise de l'embarras. Elle s'était risquée la veille à poser la question qui la taraudait depuis son entretien d'embauche. À savoir les prestations d'ordre charnel.
Mystès lui avait répondu avec le plus grand naturel qu'elles avaient bien cours au Lucent. Seulement, les hôtes et hôtesses touchaient un salaire conséquent, auquel s'ajoutaient le pourcentage des ventes d'alcool qu'ils parvenaient à réaliser. Aussi l'offre devait-elle être extrêmement intéressante pour qu'ils la considèrent. Leur choix ne tenait donc pas de la nécessité.
Se comptaient aussi les cas des employés qui se prenaient au jeu de séduction tarifé avec leurs habitués, et entreprenaient de les conquérir jusqu'au bout. Mystès ne lui avait pas caché être occasionnellement de ceux-là.
Quand-bien même les propos de son formateur l'avaient déjà rassuré sur le sujet, Thélia apprécia que la directrice prenne la peine de clarifier les choses avec elle. Ses cheveux retournèrent à un rouge corail confiant.
Renvoyée par Nori à sa tournée des tables, elle s'empara d'un plateau chargé de rafraîchissements, puis alla arpenter les allées pailletées aux reflets liquides, à la recherche de clients en attente d'une hôtesse. Dans les alcôves, les Asters versaient le champagne en s'esclaffant avec les consommateurs. Des applaudissement et exclamations éclataient derrière les murs de bulles et les tentures. À cette heure avancée de la soirée, la proximité s'engageait rapidement sur les banquettes.
Elle repéra alors un client installé dos à elle, n'ayant pour toute compagnie que le bouquet de roses d'or disposé devant lui. Son plateau d'eau pétillante et d'olives en main, elle s'approcha, la mine aimable.
— Bonsoir, je suis Thélia. Je peux vous offrir à boire en atten...
Les mots s'étranglèrent dans sa gorge quand elle découvrit les traits du jeune homme calé confortablement contre le dossier. Elle se pétrifia devant la table.
Keitan Adamer lui adressa un sourire enjoué. Il agita son smartphone, qui affichait le catalogue d'hôtes et d'hôtesses accessible par QR code.
— Ah parfait ! Je te cherchais là-dessus mais je te trouvais pas !
Sidérée, Thélia n'eut pas la présence d'esprit de lui expliquer qu'elle ne possédait pas encore sa rubrique dans le catalogue. Un réflexe irréfléchi la fit se remettre en mouvement, prête à battre en retraite.
— Si j'étais toi j'écouterais ce que j'ai à te dire, Thaûma, la retint-il d'un ton sourd d'avertissement.
Les yeux écarquillés de la jeune femme virèrent au jade de l'affolement. S'il connaissait son nom de rue, alors il savait à quelles activités elle se livrait sous celui-ci. Elle abattit nerveusement le plateau sur la table, pour se glisser sur la banquette face à la sienne. Son geste brusque fit se renverser la bouteille, que Adamer rattrapa in extremis.
— Qu'est-ce que tu veux ? interrogea-t-elle sur la défensive, sans s'embarrasser du vouvoiement dont il s'était lui-même passé.
— Je t'avais dit que j'avais encore des questions, lui rappela-t-il.
Sa décontraction apparente perturbait Thélia. En dépit de son insistance ferme, il n'émanait pas la moindre hostilité de lui. Elle ne se laissa cependant pas abuser par la mine sympathique qu'il arborait. C'était la même qui faisait la une des magazines et des affiches publicitaires. Une façade dorée, qui ne laissait rien voir de ce qu'il se cachait en dessous.
Adamer faisait cependant plus jeune en personne, nota la thaumaturge. Ses traits étaient aussi acérés qu'engageants, découpés par la pénombre de la salle. Le creux de ses tempes apparaissait plus marqué ; son nez pointu saillait. Sous ses sourcils fournis, le vert de ses yeux tiraient sur le jaune au point de paraître ambrés. Des favoris effilés ceignaient sa mâchoire, pour se réduire en picots blonds sur son menton.
Prudente, Thélia lui fit signe qu'elle l'écoutait.
— Pour qu'on soit au clair, commenta l'hóplite. Il y a cinq jours, toi, Hálusis, et trois Maraudeurs non-identifiés avez intercepté une péniche de service, et vous êtes emparés d'une partie de son chargement. Des os d'Asters, sortis des catacombes de Montheclives.
— Du Nexus des Achernar, précisa-t-elle.
Ce qui géographiquement ne faisait aucune différence. Néanmoins, au nom de la paix sociale, l'U.R.I.A.A n'était pas supposée s'immiscer ouvertement dans les affaires des Constellations. Encore moins s'intéresser à ce qu'il pouvait se tramer dans les sous-sols de leur territoire. C'était l'une des raisons qui les rendaient si attrayantes aux yeux des Asters prêts à tremper dans l'illégalité : elles garantissaient une certaine protection contre la brigade spécialement conçue pour les arrêter.
Le rappel implicite ne parut pas émouvoir Adamer.
— La péniche était mandatée par l'U.R.I.A.A, révéla-t-il de but en blanc. Vous avez interrompu une mission d'extraction d'éléments nocifs. Ce qui veut dire que vous n'avez pas braqué un transport de marchandises, mais un véhicule de la brigade.
La figure de Thélia se décomposa. Face à sa réaction, l'hóplite s'accouda à la table avec un soupir, et passa une main dans le panache de ses cheveux blonds cendrés.
— Tu savais pas, observa-t-il. Et est-ce que tu sais ce qui a nécessité cette intervention ?
— L'incident dans les catacombes, devina-t-elle.
« T'as pas entendu les rumeurs ? Il s'est passé quelque-chose dans les catacombes, il y a pas longtemps, lui avait dit Sylvius. Quelque-chose qui n'a rien à voir avec les pratiques habituelles des Achernar. »
Adamer s'empara d'une olive, qu'il jeta dans sa bouche.
— Exact, confirma-t-il tout en mâchant. Qu'est-ce que tu sais là-dessus ?
— Uniquement ce que ça a fait aux ossements.
Seul le jeu des mâchoires de l'hóplite troublait la fixité avec laquelle il l'observait.
— Et si je te parle des Marcdargent ?
— Ça me dit rien, dit-elle en secouant la tête.
— D'accord. Dernière question : est-ce que tu as conscience que ton complice t'a planté ?
Thélia se raidit sur la banquette, désarçonnée. Elle ne se faisait pas l'illusion de croire que Sylvius se souciait outre-mesure de sa sécurité lors de leurs infractions, mais Adamer semblait suggérer qu'il l'avait délibérément compromise.
— Comment ça ?
— Il n'y a aucun témoin, aucune image de vidéosurveillance, aucune trace de votre bande ce soir-là... en dehors des dégâts que ton Arété a causé à la péniche. Autrement dit, tu es la seule personne identifiable à pouvoir être incriminée.
La panique teintait aux oreilles de Thélia, tandis qu'elle accusait le choc des propos d'Adamer. Cette façon de se couvrir correspondait bel et bien à Sylvius.
— Attends une minute, rétorqua-t-elle. Pourquoi tu dis qu'il l'a fait exprès ?
L'hóplite haussa négligemment des épaules.
— Mon rayon c'est le renseignement. Je connais la réputation d'Hálusis, alias Sylvius Avelhi, dans le milieu. C'est pas un brave.
— Tu sais tout ça, et tu nous arrêtes pas ? s'étonna-t-elle, effarée par l'étendue des informations dont il disposait à leur propos. Même l'autre soir, pourquoi tu l'as pas fait quand tu m'as trouvé ?
— Parce que c'est pas votre arrestation qui m'intéresse. C'est ta coopération.
Avant qu'elle n'eut pu lui faire éclaircir ce qu'il entendait par là, Mystès se présenta soudain à leur table, superbe dans ses habits du même indigo que ses yeux.
— Bonsoir, salua-t-il le visiteur. Veuillez-nous excusez pour l'attente. Des hôtes et hôtesses se sont libérés, si vous souhaitez...
— Non, j'allais y aller, merci, l'interrompit Adamer, se recomposant instantanément un faciès amène.
Encore abasourdie par leur échange, Thélia le regarda se lever. L'agent de l'U.R.I.A.A se retourna vers elle pour lui sourire.
— À bientôt, la salua-t-il sans rien laisser transpirer de ce dont ils venaient juste de s'entretenir.
Quand il se fut éloigné, Mystès se tourna vers elle, l'air approbateur.
— Ta première célébrité, la félicita-t-il. Bravo, tu as l'air de t'être bien débrouillée !
Encore une scène au Lucent, Thélia prend ses marques ! J'adore décrire ce lieu, j'espère qu'il vous plaît toujours !
Deuxième rencontre entre Thélia et Keitan, qu'est-ce que vous en avez pensé ?
J'espère que les révélations de Keitan ont été claires !
Je posterai désormais un chapitre tous les quinze jours, je vous dis donc à dans 2 semaines ~
N'oubliez pas, il est tout à fait possible de voter et de commenter hors ligne, alors n'hésitez pas à laisser une trace de votre passage si vous appréciez votre lecture ! Je serais ravie de vous connaître ;)
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