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ACHLYS | CHAPITRE 9
Royaume de Chô-Seon,
ancienne Corée réunifiée,
Jeong-Guk.
— E —
Ga-Ram fila, le traître.
Au désormais, je n'échapperais pas à la confrontation sauf s'il fallait trancher la gorge du Prince héritier dont l'énigmatisme me rendait confus. Les cieux s'obscurcissaient au-dessus de nos têtes tandis que des bourrasques s'élevaient et faisaient voleter mes ébènes attachés. Kim Tae-Hyung ne me réclamait rien. Quant à moi, ce silence-ci ne me confortait pas. Ses belles ambres s'accrochaient à mes gris sombres. Mon esprit restait empoté, rien ne me venait. Ma vue balaya l'horizon où des gardes situaient l'un peu plus loin et mon appréhension crût alors. Son Altesse le remarqua. Que je fusse coupable ou innocent de quelconque chose, il devrait — en sa royale qualité — me faire arrêter à l'immédiat pour que je répondisse de ma responsabilité dans ces tentatives d'assassinat. J'ignorais bien où me mettre et où apposer le regard. Je ne savais plus mais je me persuadais de cette peur seule qui me rongeait un peu plus. Ce mutisme étreignant m'inquiétait terriblement. Un torrent d'émotions diverses me traversait et parcourait ses pupilles mutines à lui. Mon muscle cognait dans ma poitrine et je me demandais, de plus, si c'était parce qu'on me prit sur le fait ou parce qu'il me faisait perdre tous mes appuis.
— Votre Altesse...
— Jeong-Guk, tonna-t-il en même temps, nous arrachant un sourire à tous deux.
Je le vis se pincer mièvreusement sa lèvre décorée d'un grain de beauté.
— Votre Altesse... Ce n'est pas ce que vous pensez. C'est un remède pour soigner les maux de ma sœur.
Sois plus crédible, Jeong-Guk.
J'émettais certains scrupules, tout de même, à user de ma jeune sœur et souffrante pour me débarrasser de cette situation inopportune. J'abaissai la tête et agis dans l'attente de sa rétorque. Le Kim royal s'éternisait, martyrisa sa lippe subalterne et se laissa aller à un soupir avant de mettre terme à ma curiosité indécente.
— Un remède ? Alors j'imagine que me laisser en prendre une gorgée ne t'embêterait pas.
Ses doigts délicats ouvrirent le bouchon en liège sous ma supervision. J'observais le détail de ses gestes, et lui qui porta la fiole sous le nez pour en humer le poison. Il s'épuisait pour peu puisque la strychnine demeurait inodore, son efficacité ne se démontrait guère plus. Pourtant, Kim Tae-Hyung grimaça comme si une senteur vomitive lui agressait les narines. Son jeu d'acteur m'étira un sourire ; il n'en ratait décidément pas une. J'étudiais ses faits et la folie pitre de cet homme me happa dès lors qu'il amena le contenant à sa bouche fripone. Mes billes s'arrondirent et je ne mis pas longtemps avant de me retrouver tout près de lui, de reprendre le flacon et son couvercle.
— Comment peux-tu...
— Pardon, je ne peux pas vous laisser boire ça, le coupai-je en m'éloignant.
Je le pourrais mais je ne le souhaitais pas... Le prince me scruta avec une attention songeuse. Je tentai de conserver une mine foncièrement neutre, en vain. Après un temps à sonder l'un et l'autre, il se pressa vers moi sans jamais que je ne bougeai. Je ne discernai que lui alors que nos corps s'effleuraient presque et que nos souffles s'entremêlaient. J'entendis le son de sa respiration élancée alors, et le mien s'entrecouper par hoquet.
— Vas-tu encore t'enfuir comme un voleur ?
J'aurais aimé.
— Vous ne me faites pas arrêter, Votre Altesse ?
Qui défiait le destin se retrouverait enchainé.
Ses lèvres grignèrent à ma réplique. Je venais d'avouer à demi ce dont je me rendais coupable.
— C'est impoli de répondre à une question par une autre.
— Comme il est mal venu d'accuser son prochain sans la moindre preuve.
Prince héritier, touché. Gagné par l'embarras, il glissa la main à l'arrière de sa tête rivée vers la terre.
— Je ne t'ai pas accusé... Je n'ai, d'ailleurs, jamais cru que tu pouvais commettre un tel crime.
À présent, il ressemblait à un enfant comme pris en faute. L'agresseur d'A-Ra mourrait quelques jours à la suite de ce qu'il lui fit et, il se persuadait que l'on me mettait en cause pour le rien.
— Je t'ai demandé si c'était toi pour m'en assurer.
— Attendez, on s'en fiche de ça. Je veux dire... Vous venez de me prendre en train de comploter pour empoisonner Sa Majesté et tout ce qui vous intéresse, c'est de vous justifier.
C'était certifié : je risquais tout par le seul usage du terme "complot". Cela le surprit, lui, qui semblait se rappeler subitement pourquoi nous en arrivions là. Le poison. Sa candeur me touchait, mes pensées en devenaient indécentes.
— Mon père est un tyran qui ne mérite pas son trône pour tout le mal qu'il a fait. Il me déteste et je le lui rends bien... S'il doit mourir, j'en serais le plus heureux, Jeong-Guk.
Ses propos m'abasourdirent. Sa détermination et son indéniable sérieux me prirent au dépourvu, ils me sidéraient. Je pensais qu'il plaisantait alors j'essayai un rire mais non. Rien. Pas même l'ombre d'une simple esquisse.
— Ça va, toujours en vie ? Reste avec moi, Jeong-Guk, s'amusa-t-il.
— Je... Je ne crois que ce que je vois. Pourquoi tant de haine entre vous ?
Ses pupilles animaliques se voilèrent avant de fuir les miennes obstinées. À cet instant, j'eus le sentiment que pesait le monde absolu sur ses épaules. Lorsque sa main coula dans ma main, le froid de sa paume contre ma paume m'étonna. Cette proximité soudaine me rendit incertain en laissant agir le Kim avec un contrôle permanent de mes réactions du derme.
— Allons ailleurs, suggéra-t-il.
Le brunet tira sur sa prise, ne m'offrant d'autres choix que de le suivre jusqu'à l'orée des bois. Un peu en recul, j'aperçus la tension saillante dans les muscles de sa nuque et sa mâchoire. Je désirai l'interroger, or je craignis qu'il ne se rétractât, au final. Plus que de l'indiscrétion, il s'agissait d'une nécessité. Un besoin de le connaître. Un besoin de le comprendre. Accessoirement, un besoin de tout savoir afin d'accéder à mes fins. Ses belles ambres persistèrent à échapper à mes sombres. Sa poigne se desserra un peu, il se montrait paré, enfin, à me parler.
— Tu sais... Je ne suis pas le Prince héritier.
— Très amusant, j'ironisai sans laisser transparaître mon effarement à ses mots.
Il l'était. Il était le Prince héritier du royaume de Chô-Seon. Celui qui se tentait à en douter octroyait un risque inconsidéré. Nos yeux s'accrochèrent, encore. Ils s'imbriquèrent et je sentis toute la sincérité et la confiance qu'il m'accordait. Son chagrin grandissait, si flagrant à mesure des secondes. En face de moi apparaissait un être vulnérable qui ne redoutait pas de l'être en ma présence.
— Votre Altesse, vous...
— Tu parles trop. C'est mon tour, cette fois.
— Vous ne me devez rien.
Un silence à cause de ce mot de trop. Il se défit de son vouloir d'aller plus loin. Malgré cela, je crevai maintenant de mon envie de l'entendre me conter son histoire.
— Je ne te dois rien, certes. Cependant, ce n'est pas pour toi que je tiens à te faire cette confession.
Il réclamait mon écoute et moi, c'était de lui entier dont je me languissais. Je ne pensais pas qu'il possédait un quelconque lien avec le décès de ma mère puisqu'il l'avait connue comme s'il s'agissait de la sienne. Et j'admettais bien que, peut-être, approcher cet homme restait le meilleur moyen que je trouvais pour me rapprocher d'elle...
— Officiellement, je suis le Prince héritier, poursuivit-il.
Et officieusement ?
— Officieusement, je ne suis rien. Ni de sang royal ni même un de ces aristocrates fortunés... J'ai été adopté, Jeong-Guk. Je ne suis pas comme eux.
Non. Il était comme moi.
Son teint lestement hâlé n'appartenait pas au propre de la royauté parce qu'il n'était pas le fils de Sa Majesté. Kim Tae-Hyung était issu de mon milieu. Je ne savais plus réagir, estomaqué, la bouche à demi-ouverte. Son Altesse attendait encore que je m'exprime sur les nouvelles qu'il m'apprenait. Quant à moi, j'analysai ses traits faciaux, certainement dans l'espoir d'y voir paraître la trace d'une fêlure d'antan. Je n'en perçus qu'une pincée en plongeant mes billes orageuses dans ses deux dorés.
— Je suis arrivé à la cour alors que je n'étais qu'un vulgaire nourrisson... La reine n'enfantait pas et le trône était en danger ; il leur fallait un héritier.
— Mais comment...
— C'est un lourd secret que je porte depuis presque vingt-et-un an. Un fardeau dont personne ne connaît l'existence si ce ne sont les principaux concernés... et toi.
Il étira un infime sourire lorsqu'il prononça ces derniers mots.
— Pourquoi vous confier ainsi à moi ?
— Tu dois te douter que c'est Sa Majesté qui a donné l'ordre d'exécuter ta mère.
Cela me tendait. C'était chose improbable que d'évoquer sa défunte avec l'homme qu'elle avait, jadis, élevé comme son fils.
Comme son fils... C'était moi son fils.
— Ae-Cha et moi étions proches mais il y avait certaines choses qu'elle taisait. Après avoir pris ses fonctions aux côtés de mon père, au début, je la voyais si gaie, si heureuse. Ça me travaillait beaucoup car malgré nos confidences, j'étais trop jeune pour comprendre la femme qu'elle était. Or, un jour, je les ai vus et puis, j'ai compris.
Que comprit-il, bon sang ?
— Sa Majesté et Ae-Cha avaient une liaison.
Conneries.
Je blêmis et chancelai. Il mentait. Le Kim tenta un geste de soutien à mon égard ; je le refusai. Je haïssais les menteurs...
— Jeong-Guk, tu me crois ?
— Non, ma mère n'était pas...
Elle n'agissait guère tel ce genre de personnes. Elle aimait profondément mon père, j'en gardais certitude ; elle nous aimait, nous.
— Ae-Cha était une femme exceptionnelle malgré tout. Cela ne change rien si ce n'est le fait que le roi ait ordonné son exécution malgré leur relation.
Besoin d'air. Et vite car l'impression de suffoquer.
Une sourde rage m'anima à la soudaineté. Quelque chose me poussait à le croire sur mots alors que le sentiment de découvrir celle qui fut ma mère me terrassait. Le monde environnant me semblait si imprécis qu'un petit mal à l'aise me saisit. Son Altesse se montra soucieux de mon état. Or, qu'importait alors que la Terre se reformait autour de moi avec une lenteur affectée. Je clignais les yeux puis les arrêtais dans les siens pour poser enfin ce qui me préoccupait à présent.
— Est-ce pour ces raisons que vous souhaitez le voir mort ?
— Oui mais ce n'est pas tout. De nombreuses fois, il a massacré des gens dans des excès de folie. Hormis lui-même et son trône, il n'aime personne.
— S'il meurt... C'est vous qui prendrez le trône, Votre Altesse... soufflai-je, réalisant de plus en plus l'ampleur de tout ceci.
Encore un sourire de sa volonté. Toutefois, le pouvoir ne seyait qu'au peuple souffrant. Tel demeurait le désir des membres de Uimundae.
Je soupirai. Le temps passait. Son Altesse et moi discutâmes longuement de ces mêmes choses si peu joyeuses. Le capitaine Han ne tarda cependant pas à venir à notre rencontre et mon confident journalier s'offrit un plaisir espiègle à me confier à lui. L'entraînement fût rude ; au plus bas de toutes mes espérances. Tir à l'arc ; combat singulier au corps à corps puis des affrontements à l'épée. J'eus à passer davantage de tests d'aptitudes physiques sous la bienveillante surveillance du non Prince héritier. Il s'en moqua et ne tenta de s'en cacher. Ses nombreux encouragements trouvaient leur origine à base d' "impressionnant" et autres interjections qui m'eurent bien plus motivées que je ne l'eûs cru.
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Sept jours ou le temps qu'il fallut à A-Ra pour articuler ses premières syllabes depuis son agression. Je m'en soulageais, un peu comme tous, personne comme moi. La franche initiative de Ga-Ram nous conduisit à appeler la mère gisaeng pour ausculter notre protégée. Dans un pareil cas, un médecin de sexe masculin compliquerait les choses, et c'était tout ce que je ne désirais pas. Ces abus se rendaient fréquents à la capitale mais le roi fermait paupières et conscience morale. L'aristocratie croissait de pouvoir et ce pouvoir n'en restait que la sécurité de Sa Majesté, le dément. Il ne s'épuiserait pas à éradiquer les brutes quand ces brutes faisaient bouclier à son trône. En dépit de tout, je réalisais aujourd'hui que ces répressions n'arrivaient pas qu'à autrui. C'était là, tout l'intérêt du groupe Uimundae. Lorsque l'ensemble apprit pour l'A-Ra, ce fut comme recevoir un marteau lourd sur le pied : atrophement douloureux. La mère gisaeng le conçut et rejoignit nos rangs pour veiller sur l'état de santé de la cadette. Ces courtisanes voyaient leur splendeur enviée et leurs connaissances qui fascinaient les démunis. Elles semblaient graciées des dieux et allouaient de leur compagnie aux riches dignitaires qui s'embêtaient de leur épouse. Et il y a une semaine, ma sœur fut prise pour l'une d'elles ; cela lui valut un terrible châtiment.
La soigneuse diagnostiqua justement son état de choc avant de la soumettre au repos le plus complet. Je demandais si je pourrais à nouveau écouter le son de son timbre ; elle l'ignorait.
Néanmoins, je tâchais de m'en souvenir mais je me ravisai au violent rappel de mon nom échappé en une plainte affligée que je perçus de sa bouche à mon lobe.
Sept jours ou le temps qu'il fallut à Son Altesse et moi-même pour comploter. Tout s'éclaircissait et désormais, le Kim se montrait prêt à m'adresser son aide. Je doutais encore de la véracité de ses dires et de la sincérité de ses mots chargés de tendresse lors de mes chagrins. Depuis ce jour sous les feuilles capucines et la ventée, nos échanges se poursuivaient et notre relation se métamorphosait en une chose irrésolue. Au maintenant, un sourire, un rire ensuite ou seul un mot suffisaient à nous enliser un peu plus dans cette précieuse complicité. Nous sortions, parfois, à la capitale où je lui présentais mes lieux favoris et la maison dans laquelle je grandis avec les Shin, parents de Ga-Ram. À d'autres instants, nous nous reposions au bord de la rivière et nous parlions sans jamais voir passer les heures. À certains moments, je l'accompagnais dans ses royales missions qui, je le savais, l'ennuyaient profondément. Il ne me cachait pas que ma présence lui était plus agréable que celle des ministres fourbes ou de son père. Nonobstant tout cela, je gardais ma mission à l'infiltration dans un pan de mon esprit.
Sept jours : le roi devait mourir.
Les cuisines étaient désertes alors que le prince ordonna aux vieilles cuisinières de s'en aller malgré le royal repas qui bouillait. La strychnine paraissait en ma possession. L'avenir de la couronne, également. Je m'inquiétais. Et bien que Son Altesse semblait de mon côté, j'avouai avoir bien des peines à placer toute foi en lui. Néanmoins, nous étions complices d'un complot visant l'homme qui l'avait élevé, l'homme qui m'avait brisé et celui-là même que ma mère aurait aimé.
— Je risque ma tête en m'impliquant autant, soupira mon allié, adossé dans l'entrebâillement de la porte.
Et moi, que devrais-je dire dans ce cas ?
— Contentez-vous de faire le guet.
Il râla ; je souris. Ses réactions m'amusaient, je me plaisais à en être spectateur. Mon châtain grincheux se tenait au seuil, bras croisés contre sa poitrine. Sa nonchalance était indigne de son rang ; sa carnation me rappelait à quel point il me ressemblait et à quel point j'adorais ça. L'arôme fétide du kimchi se mêlait à l'agressif des légumes colérant dans la marmite. J'eus un haut-le-cœur. J'ouvris le bouchon liégeux et avec une précision déconcertante, je versai le poison dans la préparation avant de la mélanger avec une cuillère en bois. Une excitation s'insinua en moi alors que je relevai mon regard qui vint plonger dans celui de mon prince guimauve mais malin. Le plus gros était fait. Je contournai l'ilôt de travail pour joindre cet homme qui m'attendait, fierté indolente vissée à son doux visage. Je passai devant lui et sortis de cette pièce enfumée. Un ricanement lui échappa ; ses yeux ne me quittèrent pas. Je l'entendis qui me suivit à travers les couloirs. Et pour la première fois depuis mon arrivée, je pensais détenir un certain ascendant sur lui.
Le soleil s'abaissait au ciel lorsque nous pénétrâmes les quartiers de Sa Majesté. Sa surprise demeurait : je talonnais les pas de son fils. Certainement s'attendait-il seulement à dîner avec son héritier. Je me plaçais dans un coin, dos excessivement droit et mains à l'arrière, je me tenais au-devant de la scène, en loges premières avec la ferme idée qu'ici-même, en cette heure, l'écroulement de la couronne serait imminent.
— Prince héritier, vous voilà... J'attendais votre venue, clama le monarque en arborant une redoutable sérénité.
L'interpellé opina et s'assit sur le velours. Aucun ne porta un regard pour les dames qui apportaient le repas. Pas un remerciement non plus tant les tensions s'échauffaient entre les deux Kim. Je me sentis grincer des dents, et peu des moindres.
— Merci pour votre invitation, Votre Majesté.
L'hypocrisie de l'échange était à son paroxysme. Je n'imaginais pas pour quelles causes Sa Majesté conviait l'Altesse, son fils. Je devinais encore moins pourquoi ce roi paraissait tellement calme et apaisé. Je me questionnais sur tout un tas de choses et je me rendais compte que c'était bien la première fois que je me trouvais si près de lui, de mon but.
— La présence de votre garde est-elle nécessaire ? Nous ne faisons que dîner, railla-t-il en me jetant un léger coup d'œil.
— Oui, Votre Majesté. Jeong-Guk m'est précieux.
Et s'il se contentait de répondre par "oui" ou par "non", pour une fois ?
— Précieux ? Je vois.
Je croisai les belles ambres du fils qui s'assurèrent que je me portais convenablement ou, autrement dit, que je ne sauterais pas à la trachée de ce meurtrier sans vergogne.
— Et si vous en veniez directement à la raison de ma présence ici ?
— Le maître chaman m'a recommandé de dîner avec toi... fit l'âgé à la ricane.
— Écoutez-vous toujours ce que dit ce vieux fou ? répliqua le fils de même ton.
La Majesté exhiba une mine effrayante à l'évoque de ce Choe Sang-Pil. Les veines pulsaient sous le derme jugulaire du monarque. La démence perlait abondamment à son corps cinquantenaire. L'héritier se doutait, certes, que le vicelard Pil et pervers se rendait à la source de beaucoup de choix souverains de ces années. Les temples bouddhistes fermèrent, des décrets royaux se virent falsifier, l'alcool jaillit à flots, et de somptueuses parties de débauche s'organisèrent à la cour ou dans le pavillon éléphantesque du Gun le roi. J'avisais, pareil, à l'armée qui périssait dans ses forces et à la perte de la province de Hamgyeong au profit de la Chine. Autrement formulé, le chamanisme coïncidait avec la politique de massacre chôseonine.
— T'en souviens-tu, fils ? Lorsque tu étais petit, tu me harcelais pour que je vienne jouer avec toi...
L'Altesse s'esclaffa de son mépris.
— Depuis quand êtes-vous si sentimental, Votre Majesté ?
Un froid royal les enveloppa alors qu'ils se jaugèrent, se toisèrent et se défièrent d'avoir le dernier mot. Yeonsan-Gun simila un air horrifique mais qui ne suffit guère à faire baisser la tête de son adopté. Il revint à lui. Or, sa gaieté forcée le trahit dans ses intentions.
— On dirait que même avec les années, ma tendre Ae-Cha déteint encore sur toi, Tae-Hyung...
J'inspirai à l'hébêtement, à l'abasourde, à l'enragement. Je l'entendis. Mes poings se serrèrent ; mes muscles faciaux se tendirent. Deux paires de mirettes se tournèrent vers moi comme si, chacun, à sa façon, anticipait ou appréhendait mon attitude. Pour mon Kim, je devinai que la remarque dernière lui tordait l'estomac autant qu'elle me consumait, moi.
—Vous osez prononcer son nom ?
Et surtout, comment osa-t-il, un jour, l'aimer ?
Le débauché éclata d'un cinglant à m'en faire frémir l'échine, et saisit son couvert. Son hilarité était accablante. Envie de fuir avant que mes mains n'enserrèrent sa nuque pour saigner la bête qu'il incarnait.
— Tu me harcelais aussi pour savoir pourquoi j'ai fait enfermé cette puterelle et je ne t'ai jamais répondu. Est-ce pour cela que tu me hais, Tae–Hyung ? Parce que cette insignifiante femme a été abattu comme un animal ? Parce que tu culpabilises ? Tu es faible, Tae-Hyung. Tu l'as toujours été. Exactement comme elle.
Une infâme cruauté. C'était comme si l'on venait de tourner maintes fois un poignard au creux de mon estomac... C'était terriblement lancinant ; je paraissais lamentable à me lamenter en pensées.
— Et si nous mangions ?
Changement de ton brutal : l'Altesse s'extirpa de sa torpeur. Son père suscitait fureur et dégoût en nous, en lui. Je trépignai, je m'impatientais de le voir périr. Avide de le voir mourir. Il porta une cuillère au ragoût encore fumant. Avec une excessive attention, je considérais ses gracieux mouvements, attendant le fatidique moment où la nourriture glisserait dans son gosier. J'exsudai mais patientai sagement. Le fils se mura dans un silence mortuaire, seul le régulier son de sa respiration me parvenait. Le temps semblait au ralenti. Je défaillis à mesure que le métal approchait ses lèvres moustachues. Et la chose fût.
Sa bouche se referma sur le plat. Une secrète discorde grimpait. Le prince m'observa ; je le lui rendis. Il avait peur tandis que je lui témoignais de ma reconnaissance.
— Ce ragoût est bon. Prenez-en un peu plus, avec ton garde.
Rien ne se passa. Pas une plainte. Pas un rictus. Encore moins des cris d'affliction. Une panique discrète me gagnait. Y avait-il quelque chose d'erroné dans mes actes ? Ga-Ram se leurrait-il sur le poison ? Le prince m'aurait-il trahi ? Non.
Son ébahissement me consola dans l'idée contraire. Mon complice saisit brusquement le couvert et goûta aussi le plat en dépit de mon geste protestant. Nos regards se croisèrent pour une énième sans que rien ne se produisit.
Une heure depuis que nous agîmes dans les cuisines. Or, cela convint amplement pour que la mission échoua misérablement : Sa Majesté ne mourrait pas aujourd'hui.
ACHLYS | CHAPITRE 9
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