Liens de sang - Partie 6

District nord du Mur Maria, 25 février 853, quelques heures plus tôt

De hauts murs gris. Derrière se cachait le district que le commandant Reiss leur avait ordonnés de détruire, afin que des espions déguisés en habitants des Murs puissent se faufiler chez l'ennemi. Et Penny, ancrée sur son cheval, comptait bien tenir cette mission jusqu'au bout.

Mettre le bazar. Ne pas détruire la porte intérieure. Feindre une défaite. Voici le plan que leur avait ordonnés leur supérieur. L'albinos jeta un regard derrière elle. Sieg menait sa propre équipe plus loin ; guidés par lui, des titans les suivaient tels des dératés, dans une course absolument tonitruante. Ils piétinaient tout de la neige étant tombée durant leur voyage jusqu'ici.

De la cité s'élevèrent de frénétiques bruits de cloche : mais déjà les américains avaient-ils atteint l'ombre du Mur. « Dispatchez-vous ! » ordonna-t-elle fermement. « Attaquez-les au fusil si possible, au corps-à-corps sinon ! Faites en sorte de le capitaine Sieg détruise la porte ! » Dans des « compris ! » criés, on quitta ses chevaux et fonça le long de la paroi grise.

Celle-ci s'approcha de la trentenaire à une vitesse affolante. Elle bondit de sa selle, manœuvra sèchement contre la cloison et la remonta en flèche. Si ses yeux bleus luttaient contre le vent les glaçant, ils n'avaient de cesse de contrôler tout ce qui se passait autour d'elle. Qu'un seul ennemi se dresse devant elle, et elle allait l'abattre sur place.

On lançait des ordres en allemand ; les voix des Muraux s'amplifièrent de plus en plus, jusqu'à recouvrir le sifflement du vent. Penny déboula en haut de la barricade. Elle ne profita pas bien longtemps de la marée de toits grenats de ce district-ci. On fonçait déjà sur elle, la face enragée : elle dégaina son fusil d'assaut et tira dans ce tas de combattants.

Ses balles assourdissantes éclatèrent têtes, jambes, abdomens. Du sang gicla encore et toujours sur le sol gris de ce Mur. Il lécha les épaisses bottes de Penny, éclaboussa son uniforme kaki, tâcha son strict chignon blanc. Mais jamais ne cessa-t-elle. Elle supporta les égosillements de ses ennemis jusqu'à ce qu'il n'en reste plus que trois debout.

Lames ou carabine ou canon. L'urgence la frappa de plein fouet : elle plongea du côté de la cité juste avant l'explosion du boulet qui visa... les titans, de l'autre côté. Ses deux autres ennemis la poursuivirent à la trace ; son cœur se contracta brutalement. L'une d'elle fondit sur elle, épées dressées ; Penny pirouetta de justesse. Avec ses manettes de commandement en main, elle ne pouvait plus tirer.

Elle n'avait que son corps pour se défendre.

Un tir explosa son tympan ; la balle de son second assaillant entailla profondément sa mâchoire. Je suis prise en étau, réalisa-t-elle, les dents serrées. Tant et si bien que ces deux-là filèrent en chœur sur elle. Elle planta illico son axe plus loin et fila sur le côté, le souffle court. À peine son ennemie se rattrapait-elle qu'elle ficha la pointe de son équipement au milieu de son front, et la ramena contre elle pour s'en servir de pare-balles. « Enfoirée ! » s'égosilla son camarade.

Mais il eut beau tirer, il ne troua que le corps de la morte.

L'albinos balança celle-ci sur le bougre dans un cri, dérapa en rappel et ouvrit de nouveau le feu. Tous deux chutèrent tels les cadavres qu'ils étaient désormais. Elle reprit son souffle un instant, pour grimacer sous une douleur affreuse.

Du pourpre gouttait en abondance de son menton : l'ouverture s'aggravait, la torturait un peu plus chaque seconde. Elle se fit violence pour se concentrer sur les mouvements des autres soldats plus bas. Naturellement, ils se hâtaient à rassembler les citoyens vers la porte intérieure. Notre taupe va pouvoir y aller. Une dernière fois, elle regarda son sang goutter dans le vide. Tout son corps l'urgeait à battre en retraite chez l'infirmier là-dehors.

Cependant, il n'en était pas encore l'heure. Elle n'allait plus prioriser ce qu'elle ressentait sur sa mission ; pas comme elle l'avait fait, huit ans plus tôt, en 845. Laisser une seconde change à Angela en lui effaçant la mémoire et la renommant Ymir, alors que la bougresse devait être une taupe – et un titan de surcroît ! –, elle avait tenté de le regretter des années durant.

Elle avait fait bien de la peine à la capitaine, à vouloir rattraper Isaac... Mais cette capitaine même avait trahi les États-Unis en agissant de la sorte. Alors, fuir pour un pauvre menton, elle n'allait certainement pas s'y abaisser. Elle s'était de nouveau jurée sa loyauté pour l'armée américaine : si elle ne tenait pas ce dernier vœu, quel genre d'élite, de miracle, était-elle ?

Un puissant éclair frappa la terre à l'extérieur. Il se mêla au souvenir de la première forme du titan d'Ymir. Comment allait-elle ? S'était-elle remise de la détention et du lavage de cerveau des américains ? Penny avait été dévastée, en apprenant cela. Est-ce que j'aurais de nouveau tenté de la sauver... ?

« La porte ! » tonna un soldat. L'albinos se reconcentra sur son environnement dans la seconde.

« Capitaine Penny ! Tout est clair, là-haut !

— J'arrive ! »

Elle remonta jusqu'à ses subalternes. Le sommet du Mur était désormais parsemé de cadavres : il fut douloureux pour elle d'y reconnaître les siens. Paris, Austin, Maddox ; et d'autres dont elle n'avait pas retenu le nom. Ici, Muraux comme américains se rejoignaient dans la mort. C'était la guerre. C'était ainsi.

« C'est le titan Bestial ! » hurlèrent des ennemis plus bas. D'autres soldats filèrent en haut du Mur ; les américains se plaquèrent contre le sol et ouvrirent le feu. Leurs rafales en abattirent plus d'un. Penny, elle, se dut d'observer la scène, genou à terre. Une pluie de corps troués... Mais c'est la guerre, se rabâcha-t-elle. C'est ainsi.

Dernier regard sur les vastes champs blancs, au nord. D'autres cavaliers trottinaient par-ci par-là, à servir de réserves. Où était l'espion ? La porte de la cité explosa en de larges morceaux : ils s'écrasèrent violemment sur des bâtisses, des clochers, des humains. Pourpre, débris et poussières se mêlèrent en une danse macabre. Leur raffut recouvrait même les puissants tirs des sous-fifres de l'albinos.

« Capitaine Penny », intervint alors l'un d'eux. « Votre menton ? » Elle leva sèchement une main. « On verra ça plus... » Une secousse la coupa net. Sous eux, la roche se mit à gronder. Son souffle se hacha sèchement lorsqu'elle la vit craquer sous ses bottes. Elle recula d'un bond, l'œil rond. Les titans Muraux ? Il y a des Résistants dans cette cité aussi ?! Nous n'en avons jamais entendu parler !

À l'autre bout de ces vagues de maisons à demi rasées, la barricade se fissurait bien plus rapidement. Bientôt, des pans entiers de pierre tombèrent ; et cinq géants immenses, pourpres et chétifs s'y extirpèrent tels des zombies. Bouche fermée, yeux caves, marche lente, pouvoir destructeur. Leur seule chaleur embrasa les bâtiments de bois autour d'eux. La populace s'égosilla de plus belle, là-bas, mais ces colosses n'en avaient rien à faire.

Une horreur mêlée de frustration heurta Penny dès que ces monstres avancèrent droit vers Sieg.

Le large titan poilu de celui-ci éclatait soldat après soldat dans de larges gestes, sans rater une miette de l'avancée funèbre des monstres. Et, au-dessus de lui, en-dessous de l'albinos, une avalanche tonitruante suivit. « Retraite ! » cria-t-elle au-dessus du raffut assourdissant de ces catastrophes. « Faites passer l'ordre ! Retraite immédiate ! » Elle-même eut conscience que sa voix ne portait pas à plus de deux mètres.

Et pourtant, on obtempéra dans des « compris ! » sourds, et s'éparpilla illico. Elle sauta entre les fissures mouvantes du sommet pour s'assurer que ses hommes suivaient. Elle manqua de tomber, se rattrapa à l'un des renforcements du Mur, y planta ses pointes, et étudia une dernière fois le spectacle affreux se déroulant sous ses yeux.

Tous, absolument tous les mastodontes gardant les Murs sortirent de leur tanière, et foulèrent la terre jusqu'à la faire trembler avec violence. Penny même vit l'un d'eux s'extirper du pan à sa droite. Si elle ne fuyait pas, il allait être trop tard : car, désormais, la barricade se détruisait dans son entièreté.

Après une dernière œillade, une dernière recherche au travers des nuages de poussières brûlant ses sinus, elle se décida à plonger à l'extérieur. Le vent qui malmena son chignon, jusqu'à relâcher ses mèches blanches, lui coupa le souffle. Avec elle dégringolèrent bien trop de rocs ; elle les esquiva de peu, les dents serrées sous la pression. Et le sol enneigé, lui, se rapprochait à pleine vitesse.

Où Diable allait-elle pouvoir retrouver son cheval ? « Penny », l'exhorta soudainement la voix déformée du titan de Sieg. Elle pirouetta au pied de la barrière, évita un autre rocher et fila en manœuvre jusqu'à lui. La moitié de son visage gigantesque et plat était détruit. L'un de ses bras pendait, et une quantité monstrueuse de vapeur s'échappait de ses ouvertures.

Pourtant, bien des américains s'étaient accrochés à son géant, et elle ne fit pas exception. Elle dérapa juste à côté de la nuque de son collègue : le sang de son menton goutta sur ses épais poils foncés. « Préparez-vous », jeta-t-il encore ; là-dessus, il sprinta vers le nord.

La trentenaire s'accroupit de justesse, les bras croisés devant la face. Un jeune homme tomba au loin en hurlant, mais personne ne put se retourner pour le ramasser. Chaque mètre les séparant du district diminuait le chahut de chutes et d'agonie qu'il était devenu. Penny regarda néanmoins derrière elle ; malgré ses cheveux obscurcissant sa vue, elle vit bien qu'aucun mastodonte ne les poursuivait. Car ils sont tous orientés vers l'intérieur... et que la Résistance ne semble pas avoir un contrôle absolu sur eux, réalisa-t-elle, les lèvres entrouvertes.

Sieg ralentit alors : peu en fallut-il à l'albinos pour repérer leurs montures piaffant plus bas, les oreilles en arrière. « Vos chevaux ! » ordonna-telle. Elle rejoignit habilement le sien, l'œil plissé. Il s'élança sans attendre sur le chemin que leurs sabots avait creusé dans la neige à l'aller. Le tumulte des galops remplaça les lourds pas des titans. Bientôt, seuls leur course, les sifflements du vent, quelques ordres jetés et la chute du mastodonte de Sieg, brisèrent cette subite tranquillité qu'ils se prenaient en pleine figure.

« Capitaine Penny », l'interpella la voix rocailleuse d'une brune aux traits tirés. L'infirmière militaire du groupe, qui l'invita à rentrer dans l'un de leurs fourgons médicaux. S'ils avançaient à plein régime, il resta aisé de s'y engouffrer. Sa semi-obscurité et sa chaleur, toutefois, ne manquèrent pas de la frapper.

Elle avança prudemment jusqu'à l'un de leurs cinq bancs, déjà occupés par des types ayant perdu une main, un œil, ou s'étant ouvert le front ou la tempe. La docteure s'immisça derrière des treillages beiges, en sortit une trousse médicale, et s'assit solidement face à l'officière. Toutes deux serrèrent leurs ceintures de sécurité : un dérapage, et Penny risquait de perdre un bout de peau.

Elle rattacha rapidement sa tignasse, pour serrer brutalement les poings. La brune appliquait déjà de l'alcool à quatre-vingt-dix sur sa plaie ouverte. Laquelle la brûlait mieux que n'importe-quel feu qui avait cramé sa peau, dans son adolescence. Durant ce long instant où on soigna sa blessure, cette époque où on la lapidait pour son albinisme dans les banlieues d'Odessa lui apparut comme un rêve révolu.

Quelle belle époque qu'était la discrimination contre de pauvres cheveux blancs. De ses cinq à seize ans, elle avait nourri une haine sans nom envers tout délinquant, quels que soient ses antécédents, origines, buts, ou que savait-elle. Ils étaient tous les mêmes, avait-elle pensé. Ils la regardaient tous comme un alien.

Tant et si bien qu'elle avait toujours dévoilé sa touffe laiteuse, et avait fini par s'opposer à n'importe-quel clampin osant la remettre en cause. Des bastons, elle avait commencé par en perdre, et fini par en gagner. Cela était presque devenu sa passion : voir ses anciens harceleurs au sol, le nez pété et les dents en sang, avait été un bonheur.

Puis, on l'avait incarcérée.

Puis, elle avait fui.

Puis, on l'avait repérée.

Et elle était rentrée dans l'armée ; avait caché son passé pseudo-honteux, développé des capacités soit-disant hors normes, été envoyée à la guerre en tant que sous-officière. Elle était revenue en vie de toutes ses missions en Afrique ou que savait-elle encore : les ordres étaient les ordres, pourquoi se soucier de l'identité de ses ennemis ?

Elle en avait compris la raison dès qu'elle avait grimpé les échelons, et avait été invitée dans cette branche secrète s'occupant des gars du quarante-et-unième. Pourquoi se soucier de l'identité de ses ennemis... Ceux-ci étaient si inédits qu'elle s'était, cette fois-ci, penchée sur la question. Des adversaires du futur, sous-développés et anarchistes, attaqués par des titans ? C'était eux, les aliens, pas elle. Sieg-le-camarade-de-promotion avait semblé être aussi de cet avis, dans sa jeunesse.

Avis que Penny avait conservé avec conviction jusqu'à ce qu'elle débarque au vingt-et-unième siècle via la machine numéro sept. Elle comme le semi-géant avaient été profondément déroutés par l'ambiance étrange y régnant. L'œil de lynx du second avait repéré les failles de ce bourrage de crâne bien avant la première. Elle ne les avait dénichées qu'en rencontrant Ayla et Ulysse. Elle s'y était confrontée lorsqu'ils avaient donné naissance à un autre albinos. Elle se l'était pris en pleine face en voyant Angela complexer face à Isaac.

Elle avait finalement craqué, l'avait épargnée... et cela relevait toujours du secret. Le commandant Reiss pensait encore que la fuite d'Angela avait été une erreur, réparée par le dédoublement d'Angela en deux lignes d'univers. Cette erreur avait eu tant de répercussions que Penny ne comptait plus refaire la même.

Mais je me demande toujours comment elle va...

« Recousue », annonça l'infirmière. Penny demanda son cheval, et reprit sa route, le menton joliment emballé dans des bandages blancs. Et si le terrassement de la cité qu'ils avaient attaquée s'était étendu à tous les Murs ? Non seulement Marion, la sergente Rebecca, et Historia Reiss y passerait-elle, mais en plus Ymir mourrait dans le processus.

Et, peu importaient les raisons pour lesquelles elle s'était tant attachée à cette dernière, elle ne se remettrait jamais de sa mort.

« Capitaine Penny », l'interpella-t-on de nouveau, à l'extérieur. Elle se tourna vers une petite soldate rousse, à l'air plus impassible que jamais. « Je viens au rapport. L'espion a bien pu pénétrer les Murs. »


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