Liens de sang - Partie 4
Shiganshina, 1er février 853
Hansi posa ses coudes sur son bureau en massant ses tempes douloureuses. Cet Albert lui avait balancée trop d'informations en un entretien – et le pire étant qu'elles étaient cruciales. Désormais, Mike, Livaï et Marion étaient assis en face d'elle, au milieu de ses piles de papier et de ses bibliothèques encombrées. Leurs visages graves étaient éclairés par la froide lueur de l'aube, filtrée par la fenêtre derrière la major.
Puis il y avait Anka, gardée par un Moblit et une Rebecca au sérieux tombal. Celle-ci leur avait prouvés ses aptitudes au combat en parvenant à mettre Moblit à terre. Elle n'était pas sergente pour rien, mais Hansi avait été stupéfaite en voyant ses capacités tout à fait honorables – à défaut d'être parfaites. Et enfin, en cas de débordement, Annie et Antoine gardaient la porte côté couloir.
Car ils n'accueillaient rien de moins que l'espionne américaine la plus compétente qu'ils n'aient jamais dénichée. Une tentative de meurtre contre Pixis, une multitude de fuites d'informations, des litres de sang sur les mains.
« Anka, posa la haute-gradée. Les informations qu'on nous a rapportés sur les descendants de Maria, Rose et Sina sont-elles cohérentes ?
— Oui.
— Les espions américains pourraient-ils être tombés dessus avant nous ?
— Non.
— Si ça arrivait, quels seraient les ordres ? »
Elle remit son court carré châtain en place. « Les ramener », laissa-t-elle simplement tomber. Ce n'est définitivement plus la Anka qui gardait Pixis. Cet interrogatoire-ci avait deux buts : s'assurer que la potentielle ex-ennemie était de leur côté, et glaner des informations sur le fonctionnement du réseau de taupes des États-Unis.
« Les ramener où ?
— Aux bases. Ou les capturer, pour les transformer au besoin.
— Vous avez des seringues dans les Murs ?! s'exclama Hansi. »
Anka acquiesça simplement. La major agrippa ses cheveux, les dents serrées. Sa tête la torturait. Sa tête la torturait...
« À quoi servent ces seringues, si vous ne saviez pas qu'il existait de futurs semi-géants dans les Murs ? » posa alors Mike.
Elle rouvrit les paupières. C'est vrai. Je ne suis pas seule. Elle fit de nouveau face à l'ancienne espionne au prix d'une discrète inspiration. Enfin, elle planta deux prunelles acérées dans les siennes.
« Histoire de prévention », expliqua Anka. S'ils mettent la main sur eux, nous sommes fichus. Mais si on se sert d'eux, nous ne serons pas mieux lotis, car ce seront des titans déviants, dénués d'intelligence. Personne ne pourra les contrôler. On n'a qu'une solution.
« Amenez-la dehors. Qu'Annie et Antoine la gardent. » Rebecca et Moblit obéirent, et revinrent aussi sec.
« Rebecca, est-ce que ce qu'elle a dit est vrai ? enchaîna illico Marion. Ces consignes ont été données à vos espions ?
— En effet. Rhys avait parié sur le fait que de potentiels descendants des titans Muraux ne se promènent dans les Murs.
— Dans ce cas, il faut prendre le problème à la racine, proposa-t-elle.
— Les tuer ? demanda Mike.
— Oui.
— Ils pourraient nous servir d'armes intéressantes, fit remarquer Moblit.
— Certes, céda la chercheuse. Toutefois, ils ne feraient pas la différence entre alliés et ennemis... N'est-ce pas ? »
Il baissa le menton, les sourcils froncés.
« C'est à double tranchant, en effet. Mais, tous les tuer...
— Nous n'avons pas le choix, murmura Hansi. Sinon, ça peut tourner en catastrophe. »
Livaï fit tourner son thé dans sa tasse. « Il faut voir ce que Zackley en dit. Mais je rejoins Marion et Hansi : il va falloir les éliminer... Probablement. On a assez de problèmes sur le dos. » Il releva ses prunelles claires sur sa collègue. « Nous alléger un peu ne fera de mal à personne. »
« Assez de problèmes »..., songea-t-elle, le menton bas. Elle revoyait encore Mikasa se jeter devant elle, et son sang jaillir sous la paume géante de Grisha. Un autre sacrifice. Elle en avait vu, des morts, au Bataillon – et était plus attristée par le fait qu'elle y était habituée que par le décès de Mikasa. On avait certes donné sa vie pour elle...
Mais si j'étais morte... Elle croisa les mains devant sa bouche. Qui m'aurait remplacée ? Je n'ai désigné personne, réalisa-t-elle. Elle étudia Mike, Livaï, et Marion même. Marion. Était-elle seulement faite pour une telle tâche ? Non, elle était trop instable pour supporter le poids qu'un tel rôle impliquait. Livaï, lui, s'était vu offert un grade spécial par Erwin. Elle ne pouvait pas briser ça. Mike, quant à lui, avait déjà ses occupations en tant que Résistant. Alors...
Moblit. Non, lui reprendrait mon escouade. Bon sang, qui pourrait me remplacer ? Erwin a vraiment fait le bon choix... ? Hansi soupira en silence, le cœur lourd. Voici que son cadavre pendu s'imposait cruellement dans son esprit. Il la fatiguait. Elle n'avait peut-être pas assez de nerfs pour porter un tel poste.
Après tout, elle était loin d'avoir le même charisme que son prédécesseur, ni la même éloquence. Son sens de la stratégie n'égalait pas celui du suicidé. Il leur fallait un mélange de présence, de cerveau, de solidité... Un mélange de Livaï, de Marion et de Mike. Un fortiche stratège et résistant... Ses paupières s'écarquillèrent lentement.
Antoine... ?
***
« Tu penses qu'il y a des sports de combat, dans les Murs ? » songeait Antoine, le canon de son fusil pointé derrière le crâne d'Anka. Cette dernière était figée de pied en cap. Elle sentait trop bien ce cercle glacé derrière son carré châtain et épais, aussi glacé que les menottes qui l'avaient emprisonnée des mois durant.
Et le jeune homme la tenant fermement était aussi terrifiant que les souvenirs de cette incarcération, si ce n'était plus.
La collègue de Gustav ne faisait plus que fixer les froids rayons du soleil briller sur les tas de neige entourant la cour de la base. Son puits même avait été balayé. Des bleus, des membres des Divisions et des chefs d'équipe allaient et venaient là-dehors. Ailes de la liberté, armures intégrales et plastrons noirs se mêlaient dans ces groupes passants par là.
Un tel mélange, elle n'aurait jamais cru le voir avant. En réalité, elle s'était fermement persuadée qu'elle allait être condamnée à mort, après avoir littéralement planté un couteau dans le dos de Pixis. Mais Gustav m'a donnée une seconde chance, pensa-t-elle une énième fois. Le nouveau commandant ne semblait donc pas représenter un danger pour sa vie...
Mais ce français pointant une arme à feu sur elle, si. Sa conversation toute tranquille, son flegme apparent, le rendaient effrayant. Et cette Annie Leonhart semblait n'en avoir cure. Elle en avait vu, des duos exotiques – elle avait côtoyé Pixis des années durant ! –, mais ces deux-là étaient des spécimens. Surtout ce jeune Chaillot, pensa-t-elle en déglutissant une énième fois, les dents légèrement serrées.
« Pourquoi ? posa platement la blonde.
— Pour savoir quel futur tu comptes avoir, après la guerre. Si tu t'en sors vivante. »
Silence, assez pesant pour qu'Antoine semble tourner la tête vers la semi-géante. « Ouah, tu as l'air en colère. J'ai dit un truc de mal ? » L'ancienne taupe se retint de plaquer une main sur son front. « Si tu t'en sors vivante », peut-être ?
« Rien, répondit pourtant Annie.
— Madame Rheinberger, il y a des sports de combat, dans les Murs ? »
Son ton sincèrement curieux l'assura qu'il ne comptait pas la tuer de nulle-part. Soit. Elle expira longuement. Un peu de tranquillité, au bout de vingt minutes bien tendues, c'était le paradis. Elle lui répondit donc sans sourciller.
« Je ne pense pas.
— Mince, bougonna-t-il.
— Mais vous n'aurez pas un futur brillant, avec le Tribunal. »
Un ange passa. Anka crut bien avoir plombé l'ambiance, encore une fois. C'était déjà arrivé lors de son retour dans l'ancien bureau de Pixis, en acceptant de se ranger du côté des Murs. Elle avait pourtant été sincère, dans ses paroles. Si elle restait emprisonnée, elle allait mourir. Si les américains la retrouvaient, elle et sa famille allait être assassinées.
Elle avait eu foi en les États-Unis, depuis son arrivée dans les Murs à douze ans en tant qu'infiltrée. Elle n'aurait jamais cru que son service militaire et son entrée à la Garnison l'aurait menée aussi haut, jusqu'à devenir l'une des gardes rapprochés de Pixis. Et convaincue – non, persuadée – qu'autour d'elle pullulaient de sales anarchistes, des anarchistes monarchistes, elle avait mené son métier d'espionne jusqu'à s'y perdre.
Libérer Reiner en envoyant moins de gardes auprès de lui ; feindre la mort de Bertolt, et jouer de ses contacts pour qu'il s'échappe ; prévenir le commandant Reiss que l'escouade de Livaï était partie pour Shiganshina le dix-sept septembre 850 ; s'assurer que Sieg allait bien y guider des titans pour capturer Marion ; signifier à Samuel qu'il y avait probablement un Résistant, parmi Martin, Cindi ou Emilie Walmsley. Tous avaient mené leur travail d'une façon honorable. Ces plans avaient fonctionné...
Mis à part « capturer Marion ».
Cette Emilie, cette Leah, a sacrifié sa vie pour elle. Et pendant ce temps, Anka avait manigancé tout ça dans un automatisme glaçant. Aveugle aux évidences qui auraient dû s'imposer à elle, car elles étaient trop violentes. Elle aurait dû le voir, depuis son engagement dans la Garnison, qu'autour d'elle ne vivaient pas des barbares.
Elle s'était noyée dans ses propres œillères. Elle avait enchaîné injustice sur injustice, meurtre sur meurtre. Elle avait follement jonglé entre son respect pour Pixis et sa pseudo-fidélité envers les États-Unis. Elle s'était protégée telle une imbécile, afin de ne pas tomber dans le burn-out. Elle avait ignoré le fait qu'ils étaient près à égorger ses parents et son frère au moindre faux-pas.
Et elle ne s'était réveillée qu'en poignardant l'ancien commandant et se faisant mettre à terre par Hannes. « Ici, ils ne menacent pas de tuer, ils se battent pour leur vie, ils n'ont jamais mené le premier assaut, ils sont victimes de cette guerre. » Ces pensées l'avaient torturée, tout le long de son incarcération ; elles l'avaient achevée lorsque Gustav était venu lui demander son aide. Pas de torture. Simplement...
Simplement, il m'a tendue la main pour que me rachète... car il croyait encore en moi. Qu'on pointe un fusil derrière son crâne était mérité. Et elle osait démoraliser ces jeunots – dont une ex-ennemie, une ancienne puis nouvelle camarade. Vieux réflexes, vieille répartie, pour sûr. J'ai bien dit au commandant Pixis que je n'étais pas là pour changer ses couches.
Son cœur se serra sans concession. Un tel génie, doté d'un sens de la justice irréprochable, explosé par les américains...
« C'est dommage », laissa alors tomber Antoine. Elle manqua de le dévisager avec confusion, pour se rappeler qu'il la menaçait un peu de l'abattre sur place au moindre mouvement suspect.
« Peu importe, énonça Annie avec froideur. Je ne deviendrais pas patronne d'arènes de combat.
— Coach, alors ! s'exclama-t-il.
— Madame Rheinberger a clairement dit qu'on allait se faire emprisonner.
— Tu ne vas pas te battre pour ton futur ? s'étonna-t-il. »
Anka entrevut la blonde se raidir légèrement.
« Personne ne sera blanchi, après le dernier coup d'épée ou de fusil.
— Coupe-toi les cheveux, et personne ne te reconnaîtra, railla-t-il.
— Tous les anciens traîtres passeront sous la guillotine, dit simplement Anka.
— Pas si vous avez un avocat, objecta-t-il.
— Aucun avocat ne nous sauvera de ça.
— Mar..., commença-t-il. »
Il s'étrangla avant de finir sa phrase. Marion ? « Je possède un cerveau incommensurable », reprit-il d'un ton mi-goguenard. « Je peux servir d'avocat. D'avocat du Diable, même, si vous vous considérez comme la pire espèce. » La semi-géante laissa échapper un bref soupir. Elle parut abandonner la partie, car elle s'enferma dans un mutisme pour sûr habituel.
Je n'irais pas jusque-là : nous avons suivi des idéaux. Ceux qui pensent à tort d'avoir raison ne peuvent pas être calés dans la case « pire espèce ». Ils n'ont aucune idée des atrocités qu'ils commettent. Quelques mois, ou années, ou vies d'emprisonnement devraient suffire... Pour certains, du moins.
Dont Annie, peut-être, car elle semblait avoir accompli toutes ses monstruosités en âme et conscience. Devait-elle considérée comme appartenant à la « pire espèce » ?
La porte s'ouvrit alors derrière eux. « Anka Rheinberger, vous pouvez disposer », annonça Hansi. « Moblit, appelle la cheffe d'escouade Rico. » Le châtain partit au pas de course dans le rez-de-chaussée. Peu en fallut-il pour que l'élite de la Garnison se ramène, et pose ses deux iris au glace perçant sur Anka. Elle réajusta ses lunettes, vérifia ses manettes de commandement, puis hocha la tête.
Alors, l'ancienne traîtresse plaqua son poing contre son cœur, pour repartir aux côtés de – ou surveillée par – l'officière. Elles n'échangèrent pas un mot. Cour, puits, regards curieux des recrues, chevaux : et elles trottèrent dans des rues de terre ou de pavés frigorifiés.
Droit vers un quartier général qu'Anka avait cru ne jamais revoir, et dans lequel on l'avait miraculeusement sauvée.
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