Liens de sang - Partie 3
Shiganshina, 30 janvier 853
Le vent glaçant de l'hiver fouettait la nuque rasée d'Alma. Il n'y avait que ses deux uniques mèches longues, humidifiées par la neige, pour malmener son visage rougi ; ses prunelles ne voyaient plus que l'allée dans laquelle elle évoluait en manœuvre tridimensionnelle, les lames levées et les dents serrées.
Elle analysait tout de son environnement. Le bruit de ses câbles, les façades de pierres et de colombages défilant autour d'elle, quelques-uns de ses camarades évoluant plus loin... et une ombre qui se dressa subitement droit devant. Dix mètres. Elle vira à l'opposé de la tête de la maquette, et fila vers sa fausse nuque : ses épées s'y plantèrent avec vivacité. Puis la jeune fille se posta en rappel plus loin, haletante.
La coupure était tout juste assez profonde pour achever l'un de ces monstres. Il faut que je m'améliore, se maudit-elle. Ce n'est pas assez. Alors, elle chargea d'autres sabres et repartit aussi sec.
Trois titans s'enchaînèrent, elle dut sacrifier sa vitesse pour mieux les abattre. Et ce n'était toujours pas assez. L'irritation l'oppressait de plus en plus à chaque cible : pourquoi ne pouvait-elle pas contrôler le moindre de ses mouvements, comme l'avait fait Petra ? Pourquoi était-elle incapable de lui rendre honneur ?
Comment est-ce que je pourrais porter les Ailes de la Liberté, si je ne lui arrive pas même à la cheville ?!
Alma hoqueta dès que son dernier sabre éclata dans un bruit fracassant. Elle contracta d'autant plus les mâchoires. Elle avait heurté le bois de ce géant-ci sans même s'en rendre compte, et déboulait désormais dans une impasse emmitouflée dans la neige. La partie était finie. Elle avait perdu. Vingt-sept cibles sur trente-deux...
Mais alors qu'elle dérapait dans le névé, les poings serrées, des cliquetis la réveillèrent d'un coup. Elle étudia les fenêtres la surplombant d'un œil rond : trois mannequins humains s'y dressaient. Elle se saisit illico de son court fusil noir, s'accroupit vivement, et tira. Ses fausses balles rebondirent contre l'embrasure de ces fichues vitres. Il n'y en eut qu'une pour réussir son coup, et ce seul fait manqua de l'achever.
« Quatre-vingt-un pourcents de réussite », songea-t-on alors, plus haut. Elle releva la tête vers le toit derrière elle : le sang lui monta brutalement aux joues. « Chef d'escouade Antoine ?! » L'intéressé baissa les notes qu'il tenait, l'étudia un instant... puis afficha un grand rictus.
« Ça serait un honneur », railla-t-il, « mais je suis manifestement trop doué pour m'abaisser à un tel rang. » Elle se contenta de déglutir, le cœur battant. Il ne portait certes pas l'uniforme du Bataillon. Il ne porte pas les Ailes de la Liberté. Elle se releva avec un peu plus de dignité, pour baisser le regard.
« Ce n'est pas assez, quatre-vingt-un, murmura-t-elle d'une voix tragique.
— Voyons voir... Seuls huit virgule deux pourcents des effectifs ont dépassé la barre les quatre-vingts, et le seul Henri du Bataillon a atteint soixante-deux pourcents de réussite... Oh, on dirait aussi que tu étais septième de ta promotion, et Henri, huitième ! »
Elle releva le menton avec confusion : le noiraud plissa les paupières. « Cependant, tes mouvements étaient précipités. Tu as usé beaucoup de gaz. Tu étais trop agitée pour bien tirer. Tu n'as pas cherché d'abris lorsque tu as vu que tu allais te faire battre. Plutôt étrange, puisque tu es revenue vivante de la dernière bataille. En bref, contrôle-toi un peu, on dirait Eren dans ses débuts. Maintenant, Henri... », marmonna-t-il.
Et il partit sur ces beaux mots, la laissant pantoise.
Ce type était parti aussi vite qu'il était venu. Déjà avait-elle manqué l'arrêt cardiaque, mais en plus avait-il remonté son ego pour mieux le briser après.
Non. Ce n'était peut-être pas les bons mots. « Ralle, seuls des porcs à l'abattoir s'agitent autant ! » beugla dans son crâne la voix du chef-instructeur Shadis. « Tu vas finir en bouffe pour titans ! »
Les paroles d'Antoine, à côté, étaient un petit peu moins désagréables. Et j'ai quand même dépassé Henri..., pensa-t-elle. Elle étudia les environs pour retrouver son chemin. L'allée principale était juste en face. D'ici-bas, tout est si petit..., songea-t-elle en s'y dirigeant d'une expression sombre. Elle remit une mèche derrière son oreille, et laissa échapper un long soupir douloureux. Quand atteindrai-je la même vue que tu as savourée, Petra... ?
« Alma Ralle ! » s'exclama subitement Gelgar. Elle se retourna dans un sursaut : il s'était mis en rappel contre une façade de pierres. Des flocons s'accrochaient sur ses cheveux blonds en pompadour. Rien à voir avec le chignon épais d'Antoine. Elle en était presque déçue, mais plaqua tout de même son poing contre son cœur. Pourtant, malgré ce manque évident de charisme, la nouvelle que lui sortit le chef d'équipe la foudroya sur place.
Ma mère. Ma mère est là.
La chaleur subite de l'intérieur de la base la frappa de plein fouet. Elle n'avait pas vu le chemin passer. Elle se retrouvait dans une salle simplement meublée d'une table et de trois chaises. Ses cheveux étaient trempés. Ils fonçaient. Au contraire de ceux de sa mère, dont le roux tirait vers le blanc.
Elle était assise, là, en face d'elle, et son visage tout juste ridé reflétait une expression si mitigée qu'elle clouait l'adolescente sur place. Cette pauvre femmelette était-elle réellement sa parente ? Alma n'y reconnaissait que ses traits et ses prunelles. Et son choc, du reste, était sans précédent. Elle n'y croyait pas.
Sa mère.
Elles persévérèrent dans ce silence étouffant. Ni l'une, ni l'autre n'articula quoi que ce soit. La jeune fille ne savait pas ce qu'il en était de la quadragénaire, mais elle avait cet hideux sentiment d'étrangeté et de familier.
Elle ne l'avait perçue que par des mots. Elle ne connaissait d'elle que son écriture. Jamais, au grand jamais cette femme ne lui avait-elle accordée le loisir de lui montrer sa figure. Elle ne le faisait qu'à cet instant, alors que l'exploratrice atteignait ses quinze ans et s'était pour de bon engagée dans l'armée. Avait-elle subitement peur de la perdre, alors qu'elles ne se connaissaient pas ?
Néanmoins, elle eut beau se répéter ces pensées envenimées, jamais ne les persuadèrent-elles. Car la douleur, dans le regard d'Iris Ralle, était bien trop intense – si intense que même Alma se la prenait de plein fouet.
Les lèvres de la soldate tremblaient d'elles-mêmes. Elle avait peur. Elle se sentait oppressée, désorientée, violemment balancée de droite à gauche. Elle en aurait pleuré. Non, elle était sur le point d'éclater en sanglots, au beau milieu du choc la clouant sur place. Elle le sentait, à ses joues commençant à gonfler, à sa vue se brouillant petit à petit. Une peine si contagieuse... Que Diable s'était-il passé ? « Tu es bien là », murmura enfin la rousse.
Sa voix brisée éclata à ses tympans.
Elle l'entendait, pour la première fois.
« Qui êtes-vous ? » souffla-t-elle malgré elle. L'intéressée écarquilla les paupières... pour sourire avec faiblesse. Elle se prit la tête dans les mains : Alma ne vit plus rien de son expression détruite. « Bien évidemment. Tu ne me connais pas. Tu sais que je suis ta mère... et rien d'autre... » Ses doigts se crispèrent sur son carré roux.
« Alma, je suis si désolée... », gémit-elle. « Te dire que j'avais des raisons de te laisser à ton père serait injuste. Je les avais, ces raisons... Certes... Je... » Et elle s'étrangla avant la fin de sa phrase. Parler semblait si difficile que la châtaine en tremblait. Mais c'est la mère de Petra. Elle vaut quelque chose... Si c'est la mère de Petra...
« Pourquoi m'avoir laissée ? laissa-t-elle tomber.
— Je fais partie de la Résistance 2.0, répondit l'intéressée d'un ton ténu. »
Cette phrase-ci la plomba pour de bon.
« Petra aussi, en faisait partie. Et ton père ne le savait pas. Or, dans la Résistance, il faut être le plus discret possible...
— Pourquoi m'avoir enfantée, alors ? souffla la jeune fille. »
Iris Ralle se figea sur sa chaise come une statue de glace. Ses lèvres formèrent des mots muets ; sa voix se tuait dès qu'elle tentait de les franchir. Bloquait-elle ? Non. Elle se retenait.
Et au final, elle se prit la tête dans les mains et débita tout. Son ton faiblard, gémissant, poignarda Alma en plein bide.
« J'ai été en l'an 703, ai accouché de trois enfants semi-géants pour construire les Murs, suis revenue au vingt-et-unième, ait été renvoyée au quarante-et-unième, ai cru avoir été enceinte d'un quatrième bébé aux pouvoirs de titan, ai couvert ça en trouvant ton père et feignant de tomber enceinte de lui, lui ai confié ta garde, ai caché ton existence pour ne pas que tu sois en danger, ai découvert il y a une semaine que je n'étais en réalité pas revenue enceinte de mon premier transfert, en ai déduit que tu étais la vraie fille de Halszka, en ai parlé à mon mari, et suis venue te voir pour t'expliquer ça. »
La première analyse de ces informations échoua. La seconde ne laissa derrière qu'une poignée d'idées. La troisième assomma un peu plus Alma ; et, à la quatrième tentative pour comprendre ce qu'on venait de lui déblatérer, elle perdit pied. Le monde tourna affreusement autour d'elle ; un froid affreux crispa ses membre. La dernière chose qu'elle entendit fut le cri de cette femme.
Puis, plus rien.
***
« Ça, c'était un sacré malaise, grimaça Antoine.
— Si ce qu'Albert a dit est vrai, soupira Marion, sa réaction ne m'étonne pas.
— Choc émotionnel, posa simplement Annie.
— Pas très solide..., commenta Isaac.
— Allez vous coucher, bon sang. »
Le ton sec de Livaï piqua encore la semi-géante. Néanmoins, elle ne lui accorda pas l'honneur de le fusiller sur place, et se leva simplement du matelas de la chercheuse. L'unique œil de celle-ci la fixa un instant : elle s'y plongea, un peu, juste un peu, avant de traverser le peu d'espace qui la séparait de sa propre paillasse.
Il faisait froid, ici.
Le petit rictus d'Antoine manqua de l'irriter pour de bon. Ces temps-ci étaient particulièrement tendus : peu de bonnes nouvelles leur tombait dessus. Isaac avait mis une demi-journée à régénérer une pauvre blessure ouverte, et sa respiration ne s'améliorait qu'au goutte-à-goutte ; Armin oscillait entre un état déplorable et une détermination vengeresse ; et, désormais, ils avaient appris que des centaines de personnes pouvaient se transformer en titans muraux.
Laissez-moi la paix. L'américaine ne passait pas une nuit sans revoir le dernier air détruit de Reiner. Juste un peu. Elle se glissa dans ses couvertures d'un air sombre, remonta son drap jusqu'à son nez, et posa ses yeux glace sur Marion. Pourquoi est-ce que je me bats, de toute manière... ? Venger la mort de son père ne lui apportait que plus de deuils et de souffrance. Tout ce bazar me fatigue.
Tout ce bazar la fatiguait, mais elle dut bien se figer lorsque la scientifique se tourna de nouveau vers elle. Elle s'était arrachée à sa discussion avec Antoine. La blonde ne voyait d'elle que ce que les flammes dansantes de leur torche daignaient lui montrer : la parie intacte de son visage. Et son expression, son regard, la percèrent plus intensément encore qu'auparavant.
« C'est marqué sur ton front », lui avait dit l'ex-ennemie avant la bataille est, il y avait une éternité de cela. « Tu es quelqu'un d'aussi lâche que moi. » Or, lâche, monstrueuse, insensible à la justice, Marion paraissait le redevenir un peu plus chaque jour. Sans la dévorer, mais sans l'épargner. Elle était comme Annie, si ce n'était pire. Devant elle évoluait un spécimen qu'elle n'aurait jamais cru effleurer un jour.
Était-ce pour cela qu'elle n'avait pas déserté ? Car elle est la seule à pouvoir me comprendre... ? C'était « marqué sur son front », après tout. Lâche, monstrueuse, insensible à la justice. Et Marion parvint pourtant à lui servir un sourire à la faiblesse poignante. Son cœur rata un battement, elle ferma pour de bon les yeux.
« Bonne nuit », murmurait-il. La borgne avait eu l'habitude de le lui chuchoter directement, lorsqu'elles avaient dormi ensemble. Désormais qu'elle se retrouvait à côté d'Antoine, ce dernier « bonne nuit », l'authentique, tournait au muet. Pourquoi est-ce que je me bats... Ce « pourquoi » relevait du « pour qui », et ce « qui » allait ronfler dans trente minutes à cause de ses gouttes du soir. Si elle tenait beaucoup à ses camarades de promotion, Marion semblait les dépasser quelque part, et de loin.
C'était si évident qu'Annie en aurait cassé des tables. Toutefois, elles appartenaient au bien public – très peu pour elle, de les rembourser.
Elle savait encore se retenir. Elle savait si bien se contrôler qu'elle avait été incapable de faire son adieu son adieu à Marion, avant qu'ils ne s'engagent dans la « dernière bataille ». La chercheuse avait compté rentrer au vingt-et-unième. Après ça, Annie aurait été plus ou moins seule, ici, coincée dans ce siècle. Plus ou moins.
À quoi allait-elle servir, au terme de cette guerre – du moins, si elle y survivait ? Elle voyait déjà ses corvées se refroidir, devenir mornes. Non, elle allait sûrement être emprisonnée à cause du Tribunal. Peut-être allait-elle devoir s'enfuir avant le dernier coup d'épée ou de fusil. Oui, ça semblait être une bonne idée.
Mais, avant ça, elle allait rester une personne lâche. Assez lâche pour ne pas dire au-revoir, adieu, à Marion. Si c'est pour elle que je me bats, une fois qu'elle sera transférée au vingt-et-unième et qu'elle disparaîtra de ce monde-ci, il ne me restera plus rien à faire...
Elle enfonça son nez dans son coussin, le cœur fatigué. Moi qui avais espéré revoir mon père, avant que le chef d'escouade Mike ne m'annonce son assassinat... Et elle serra le poing en prime. Puis, éventuellement, aller vivre ma vie quelque part une fois cette guerre finie, avant que Marion n'annonce qu'elle comptait partir...
Et ses mâchoires se contractèrent en prime, pour se relâcher quelques secondes plus tard. Les visages de Reiner et Bertolt s'immiscèrent dans son esprit. Celui de la chercheuse l'envahit ensuite. Vint enfin Frank Leonhart. Et son coffre se tordit pour de bon. Pulsions vengeresses, désir de survivre, futur vide. Un beau mélange.
Oui. Je n'aurai aucun but. Et, si je n'aurai aucun but après ça, autant m'en trouver un éphémère en attendant. En admettant que c'était à sa portée. Elle ouvrit un œil, et le posa sur la boule que formait Marion. Que c'est à ma portée...
Puis, ses paupières s'alourdirent, les images défilant dans son crâne ralentirent, ses pensées s'arrêtèrent sur la boule que formait Marion, elle tomba dans le sommeil.
Lien vers le fanart : https://www.zerochan.net/860870
Ouais, ça fait super longtemps, mais me revoici hehe ! J'espère que ce chapitre vous aura plu, je suis super désolée pour le retard et mon absence sur cette fic >< les publications devraient reprendre régulièrement !
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