Liens de sang - Partie 2

Karanes, district est du Mur Rose, 15 janvier 853

Un enfant. Albert étudia son thé déjà froid, la gorge nouée et le coffre vide. Iris a fait un autre enfant, que je ne connais pas. Et elle me l'a caché, durant quinze ans... Il releva ses prunelles sobres et tremblantes sur son épouse, qui étudiait ses mains. Son visage triangulaire était plus que livide, et elle allait jusqu'à laisser sa frange empiéter sur ses lunettes.

Elle se sentait mal, discerna-t-il. Elle avait cru à la conséquence de son viol, avait-elle expliqué. Il se sentait mal, ressentit-il. Et elle lui avait caché sa grossesse même, lui avait-elle avoué.

Avoué. Au moins en était-elle arrivée là.

Il comprenait. Elle avait subi neuf ans de torture, après tout. Il avait continué de l'aimer, même après tant de changements dans son comportement, son physique et il en passait. Peu lui avait importé : Iris était restée Iris. Et Iris... reste toujours Iris...

Il se prit la tête dans les mains, les dents serrées au possible. « Monsieur Bronowski », s'étrangla-t-il. « Le père de... d'Alma Ralle. » Son épouse détourna le regard. Ses joues étaient en larmes, celles du quinquagénaire avaient séché depuis longtemps déjà. Mais elle tremblait de la tête aux pieds, sa respiration était sifflante...

Non. Non, je n'en peux plus. J'ai besoin d'air. « Rien. Je souhaitais le rencontrer... Mais ce n'est pas grave. » Il se dirigea vers leur porte-manteau, accroché contre leur bas mur de vieilles pierres. Ils avaient perdu leur fille Petra, il y avait trois ans de cela. Si j'avais su plus tôt que j'étais beau-père, qu'Iris avait une autre descendance...

« Albert, chevrota-t-elle d'ailleurs. Albert, où est-ce que tu vas ?!

— Faire un tour. Je suis désolée. Je dois réfléchir.

— Réfléchir..., s'étrangla-t-elle. Tu ne vas pas... »

Elle étouffa un gémissement. « ... me laisser », devina-t-il. Il prit une longue inspiration. Il revoyait le visage de Petra, il revoyait son sourire, il revoyait la dernière lettre qu'elle leur avait adressée. « Je vais revenir, Iris. Seulement faire un tour. » Il enroula avec labeur une écharpe autour de son cou et ouvrit leur porte combattant la neige et le vent. Il entendit la rousse se lever précipitamment de sa chaise, mais leva une main avant qu'elle ne l'atteigne.

« Je t'aime, d'accord ? Tu es forte. Et courageuse. Pour avoir raconté ça. » Alors, ne pars pas. Car je reviendrai. Mais sa voix vide ne parvint pas à transmettre ces dernières pensées. Il sortit seulement dans leur étroite rue aux hauts bâtiments tarabiscotés, et ferma le battant derrière lui.

Son regard était fixe ; il se fichait bien des bourrasques glaçant sa peau ; chacun de ses pas crissant dans la neige sonnait comme un non-sens. Où allait-il ? Les allées défilaient. Il traversa l'ombre de bâtisses à colombages, enjamba de solides tas de névé et marcha, marcha, fuit, jusqu'à ce que ses orteils le torturent puis le quittent puis abandonnent la partie.

Iris avait fait preuve d'une une constante détermination jusqu'à la mort de Petra, et Albert l'avait suivie là-dedans sans une once d'hésitation. Cependant, ce dernier deuil les avait achevés – ce, au point de quitter la Résistance 2.0. Car ils n'étaient plus qu'eux deux, eux seuls...

Il s'arrêta sèchement face à un amas de neige et y mit un violent coup de pied. Son long hurlement résonna dans les quartiers vides alentours.

Mais elle avait encore une fille ! Il tomba à genoux et plaqua ses paumes contre sa face brûlantes. Elles étouffèrent à peine ses cris sortis tout droit de ses tripes. « Après Petra... », gémit-il misérablement. « Pourquoi n'a-t-elle rien dit ? Pourquoi ?! » La poudreuse en face de lui épousait ses coups de poing. Y gouttèrent bientôt une larme, puis deux, puis une dizaine, et sa vue se brouilla tant qu'il ne parvint plus à les compter. Il avait beau lutter, son esprit ne se recentrait plus que sur une colère infondée.

Elle s'égosillait, dans son coffre. Elle ne s'arrêtait pas, jamais, elle l'aveuglait même. Là seulement se heurta-t-il aux limites de sa tolérance. Il ne pouvait pas encaisser plus, il était sur le point d'exploser, il sentait son esprit se déchirer en deux. Cette histoire d'Alma, c'était trop. Retourner chez lui lui semblait hors de portée. Mais, à part là-bas, où diable pouvait-il aller ?

Et je lui ai dit que je reviendrai...

« Eh ! » s'écria-t-on alors avec furie, plus loin. Il releva faiblement la tête... et rencontra le visage anguleux et mécontent d'un vieil homme courant vers lui, râteau à la main. « J'ai pas déneigé ce putain de trottoir pour rien ! C'est quoi, ton... » Le bougre s'étrangla dès qu'il dérapa face à lui. Son expression passa de colérique à confuse. « Bonhomme », laissa-t-il tomber, « qu'est-ce qu'y vous arrive ? »

Dix minutes plus tard, ils se retrouvèrent au comptoir d'un bistrot bien animé, bière à la main.

Tout était si vivant, ici. Des serveurs et serveuses zigzaguaient entre les tables carrées du lieu, leurs talons claquant contre le plancher. Bougres et bougresses discutaient vivement autour d'un verre ou d'un plat de saucisses fumées. Une odeur de cigarette, de nourriture et d'alcool envahissait le lieu ; son air chaud rougissait les joues de chacun, celles de la patronne comprises. Elle jonglait entre les différentes bouteilles de vin rangées sur les étagères derrière son bar. Une taverne allemande en bien plus antique.

« Ah, les femmes », bougonnait l'inconnu moins inconnu s'appelant Hans. « Terribles, quand elles s'y mettent. Une adultère couverte même après la mort de votre fille ? Bah tiens ! » Il avala trois grandes goulées de boisson, comme tout pilier de bar qui se respectait. Il essuya ensuite son menton du revers de la manche de sa tunique et fixa ses mains de ses yeux gris.

« C'était quoi, la raison ? grogna-t-il.

— Eh bien... Elle avait voulu couvrir un gros problème.

— En enfantant en cachette ? Pas possible, quel genre de problème elle s'est ramassée pour faire ça ?! »

Elle a construit les Murs, dû condamner des millions de personnes, a cru être enceinte de son violeur et porter une fille allant pouvoir se transformer en titan, a trouvé un gars au hasard pour éventuellement justifier tout ça et polir ses œillères au passage, puis a renié sa fille dont elle a accouché chez sa sœur alors qu'elles servaient une organisation du vingt-et-unième siècle nommée la Résistance 2.0.

« Une agression. »

L'autre claqua de la langue.

« Vieille excuse, ça. Elle a juste voulu s'amuser. Je peux te l'assurer, mon enfant ! Je suis passé par là.

— Passé par une agression ? expira Albert. »

Son interlocuteur se gaussa sur place.

« Bien joué ! Non, pas moi. Mon ancienne femme m'a aussi trompée, et a dit que son gosse venait d'une agression. J'ai vite découvert le pot aux roses. Elle avait un amant, voilà tout. Ah, ces mœurs... Pas faciles !

— Mon épouse est toujours restée avec moi ; après cette adultère, hésita Albert, elle ne s'est jamais absentée de façon... suspecte.

— Dur, dur, de voir où ça cloche. Tu te fourvoies, l'ami. Arrête de te mettre des œillères, elle t'a trompé ! Et elle le fait peut-être encore ! »

L'intéressé lui servit un sourire acide, les dents discrètement serrées. Un pain risque de sortir, si vous continuez de parler comme ça d'Iris. « Tu l'as pas vue s'absenter de façon suspecte lorsqu'elle est parti baiser avec ce bougre, si ? Voilà la preuve qu'on sait jamais. »

L'intéressé fronça les sourcils.

Certes. Mais je lui fais assez confiance pour savoir qu'elle n'est pas retournée chez cet homme... Maintenant que j'y repense, réalisa-t-il, l'œil rond, elle avait le moral extrêmement bas lorsque les médecins parlaient de grossesse nerveuse. J'ai mis ça sur le compte de ces neuf ans passés à construire les Murs... J'aurais dû voir qu'il y avait autre chose. Il fouilla dans sa mémoire, à la recherche d'une autre faille chez Iris. Et ne trouva rien, mis à part les nombreuses lettres qu'elle recevait « de la part d'Isis ». Mais c'était monsieur Bronowski qui lui parlait.

« Ah, tu réalises enfin ! » s'exclama Hans. Il lui mit une vive tape dans le dos : le quinquagénaire en recracha sa bière et toussa un instant.

« Je te rembourserai celle-là. Content que tu voies les vraies couleurs de ta bougresse, en tout cas ! Ça, c'est de l'évolution : les hommes et les femmes trompés mettent bien plus de temps à le réaliser ! Tu m'épates. » Merci. J'admire aussi ta stupidité, pensa-t-il, sérieusement irrité.

« Ça ira, refusa-t-il aimablement. Je ne vais pas tarder à rentrer, il commence à faire nuit.

— Quoi, tu vas retourner la voir ? Pas te permettre de te prendre une petite murge ?

— Je préfère mettre les pendules à l'heure rapidement. »

Hans fronça le nez sous une profonde réflexion ; Albert, lui, sortait déjà ses pièces. « Soit », grogna le plus vieux. « Raisonnable, même. Courage, fiston. Et reviens ici quand tu veux, j'y suis à chaque fin de semaine ! »

Le père endeuillé se contenta d'un petit signe de la main, salua les serveurs et ressortit dans une nuit enneigée. Ses joues le brûlèrent encore, tant à cause de la bière que de ce froid heurtant. Son silence aussi lui tomba dessus comme un roc.

Il promena son regard sur la rue tordue, dont les vieilles maisons de pierres ou de colombages se recroquevillaient sur elles-mêmes. Malgré la nuit, il repéra le chemin par lequel ils étaient arrivés. Il ne le vit pas passer. Dans quel état avait-il laissé Iris ? Son cœur s'emballa, sa marche également. Il en arriva même à courir, le souffle court. Devant ses yeux brumeux défilaient toutes ces scènes au vingt-et-unième où elle avait bu en excès ; avait attaché une corde à la poutre de leur appartement de Strasbourg ; s'était démenée pour ne pas sortir, aller chez le médecin, ni rien de sain.

Il y avait plus de trente ans de cela, elle était tombée si bas qu'il avait cru la retrouver morte un matin. Et si elle refait la même chose maintenant...

Il sprinta pour de bon dès qu'il déboula dans leur rue. Il ne vit ni les tas immaculés de névé, ni les portes passer. Il ouvrit la leur avec fracas et dérapa dans leur entrée en haletant. « Iris ! » s'écria-t-il.

Et ses genoux le lâchèrent dès qu'elle se tourna vers lui. Elle était assise à leur table, tasse à la main, les yeux bouffis, le visage pâle comme un linge.

« Albert », murmura-t-elle d'une voix brisée. Elle se leva illico et se précipita vers lui. Elle dut sentir l'odeur de la bière qu'il avait avalée, car elle hoqueta sous la stupéfaction. « Tu as bu ? Est-ce que ça va ?! Je suis désolée... », gémit-elle. « Je suis si désolée, et... »

Et il la coupa net dans sa phrase. Il l'étreignit puissamment, les épaules secouées de pleurs soulagés. « Ne t'excuse pas », murmura-t-il, la tête fourrée dans son cou. « C'est explicable... »

... car tu as dû couvrir tes traumatismes, les horreurs sans nom dont tu as souffert, je n'imagine pas même ce que tu as traversé, tu aurais pu mourir des milliers de fois... Il contracta les poings à s'en blanchir les articulations. Une tempête affreuse malmenait ses tripes. Il ne savait plus où axer ses pensées, ni même trier ce qu'il ressentait. Il allait exploser. « Je t'en veux, mais qu'est-ce que j'y peux, maintenant... ? Qu'est-ce qu'on y peut ?! » s'écria-t-il.

Et pour la deuxième fois de sa vie, il éclata en sanglots devant elle.

Lien vers le fanart : https://www.zerochan.net/1585406, par pixiv Id 314741

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