Les vieux jours - Partie 5
Quelque part au sud du Canada, 15 décembre 2005
Cela faisait trois ans qu'Isis, Iris, Albert et Sam avaient rejoint la Résistance 2.0. Prise de contact avec Stéphane Bern, appréciation des noms de code, déménagement en Amérique afin de récupérer Marion. Sam observait d'ailleurs cette ancienne ennemie balancée ici par Kenny Ackerman. Elle était fascinante, à jongler entre son dossier pour leur seconde machine à transfert spatio-temporel, et la jeune Leah assise sur ses genoux.
Sa fille jouait avec l'un des plus grands cerveaux de tous les temps ; et le cerveau en question lui tapotait gentiment la tête, ou passait ses doigts dans ses cheveux châtains, au choix. Il échangea un regard entendu avec sa femme, Isis Dainsborth – elle le pensait comme lui, ces deux-là étaient faites pour s'entendre. Sans parler de Historia, qui jouait à côté en sortant quelques « maman deux, regarde ! » ; d'une Petra Ralle de un an dormant dans une poussette juste à sa droite ; et de ce jeune Hannes, tirant sa manche dans des « eh, Marion » répétitifs. Étrangement, l'apostrophée n'osait que rarement le regarder en face, aussi à l'aise semblait-elle être avec les gosses.
La rousse s'était rapidement remise de son accouchement datant du vingt-deux avril 2002, et la présence de la chercheuse les soulageait tous les deux dans leur propre boulot. Iris et Albert aussi en avaient été allégés. Ils pouvaient se vouer à la R2.0. Ils pouvaient protéger Marion d'une attaque de la part des États-Unis, et envoyer des nouvelles cryptées à leur général.
En parlant de général, Anna était restée en France, avec Nathalie. Une discussion importante était en cours, paraissait-il. Alors, pour ajouter quelques bras, Albert et Iris séjournaient également dans cette... maison, aussi paumée que celle qu'ils avaient visité au Finistère, durant ce mois de janvier mouvementé.
Pour les parents Ralle ? Les deux couples avaient eu la décence de leur laisser une lettre. Et pour ceux d'Anna ? Certainement mis au jus par Julie et Joseph, ses beaux-darons. Et les miens, de vieux ? Ils avaient été ravis de se joindre à la fête pour servir de banque. Des extra-terrestres.
Voici comment l'organisation anti-américaine avait pu se payer pareille baraque. Deux étages surplombés d'un joli toit noir, quelques bureaux, des murs blancs, des poutres foncées et visibles. Aussi visibles que dans ce séjour arrangé pour le travail, et uniquement le travail. Tables encombrées et chaises de bois s'alignaient, ici : seul un sofa tout grisâtre faisait exception. Il fallait bien faire une sieste, parfois.
« Sam », l'interpella Iris. Il leva la tête vers elle avec surprise. Elle se relevait de ses notes, son carré roux en bazar. Elle avait retrouvé ses taches de rousseur, sa frange était droite, ses yeux n'étaient pas cernés à cause d'une dépression sévère. Elle était sous médicaments, certes... mais elle s'était engagée, et ils n'avaient pas de psy attitrés, ici.
Mais, étrangement, cela lui avait fait un bien fou, peut-être car elle se sentait utile. Enfin quoi, son sens de la compta est surhumain. Et cette crevette sait mettre Isis à terre. C'est quels genres de capacités physiques, ça ? Il flippa définitivement en voyant une jolie envie de se battre flotter dans ses prunelles brunes. Il n'y avait qu'en corps-à-corps qu'elle n'était pas une crème.
« On peut s'entraîner ? » Sauvez-moi. « Il y a Albert », rit-il nerveusement. L'intéressé leva une main en guise de reddition. « Non, mais je peux pas, je suis en train de bosser sur ce qu'Issei m'a laissé avant de se tailler au Japon pour recruter correctement le frère de Kenny, et y a en prime un gars qui sait dessiner, cet Isayama, tu comprends, c'est un travail compliqué, on a un réseau informatique à tenir, heureusement que j'ai bossé dans les PCs à Strasbourg », et tralala.
« Eh bien..., glissa-t-il en jetant un œil à Isis.
— Dis, Sam, bâilla subitement Marion. »
Tous se tournèrent vers elle avec surprise. Il n'était pas rare qu'elle parle, mais lorsqu'elle gérait une gosse de trois ans avec laquelle elle s'entendait supra ultra bien, et des trucs quantiques qu'elle adorait du plus profond de son cœur... Elle était rarement disponible. Une énième fois, il se demanda combien de cervelles son crâne contenait.
« Ta petite Leah ne pourra pas pleinement se concentrer sur ma personne si tu restes ici. Et puis, j'ai besoin de gardes du corps, moi. Stratégiquement parlant, si vous vous mettez sur la tronche dans la pièce d'à côté... Vous serez échauffés en cas d'attaque subite...
— T'es gonflée ! se plaignit-il.
— Quoi, tu vois pas que ta fille m'admire ? Remarque, je l'admire aussi. Mais ce n'est pas la question. Tu as l'air tendu comme un arc, va faire un peu de sport.
— ... T'es gonflée, en effet.
— Je sais, murmura-t-elle. Désolée. Je... »
Elle se tourna vers Iris, et lui dit quelques mots en français. L'intéressée eut un faible sourire. Quelque chose venait de passer, entre elles deux. De la compassion ? La tronche que tira Isis le conforta dans cette théorie. Alors, il se leva en grommelant, pour faire tourner ses épaules. « Dans la pièce d'à côté, alors. »
La pièce d'à côté, qui était bien plus vide. Seulement des cloisons claires, un plafond plat, et un carré de tatamis. Pendait aussi, au fond, un sac de cuir brunâtre, dont les creux témoignaient de la violence qu'il subissait un peu plus chaque jour. Il ne fallait pas non plus oublier les tables sur lesquelles s'alignaient de fausses armes.
Chacun y chopa un poignard de plastique. Iris comme lui étaient déjà en tenue. Comme l'avait joliment souligné Marion, ils devaient être prêts à n'importe-quel moment : alors, ils ne portaient que de simples t-shirts de coton, des bottes certes lourdes, et des pantalons amples et noirs. Tous étaient logés à la même enseigne, la scientifique mise à part.
« Bon », soupira la rousse. Elle enleva ses lunettes, noua rapidement son carré, et lui fit face, les jambes légèrement fléchies. Elles s'étaient sacrément renforcées, en cinq ans. Elle et sa jumelle étaient des copies conformes : heureusement que la dernière aimait garder ses tresses tarabiscotées. Et puis, la jeune mère qu'il avait en face de lui arborait toujours des taches de rousseur.
« Sam. Qui commence ? » Le Résistant observa la posture de son ennemie éphémère. « Je m'y colle... » ... puisque tes côtes ne sont pas protégées. Elle hocha la tête avec sérieux, il renforça ses appuis. Là, il s'élança sans crier gare.
S'il visa d'abord le ventre d'Iris, il changea vivement de cible. La lame se dirigea vers le point à découvert de la jeune femme : il serra le poing, et l'envoya dans sa taille. Il n'y eut pas d'impact.
Elle bloqua son poignet avec force, et le dévia vers le bas dans un cri. L'arme effleura la cuisse de Sam : il la changea de position de justesse, mais déjà la rousse enfonçait-t-elle son genou dans son estomac. Il ne se plia pas en deux. Toutefois, il fut incapable de refermer sa garde. Que pouvait faire son biceps, lorsque le bras de son adversaire restait tendu comme un arc ?
Alors, il plaqua fermement le plat de sa paume libre contre la mâchoire d'Iris, pour la forcer à baisser la tête. Elle perdit l'équilibre dans un hoquet, il tenta de se dégager. Elle enserra son torse au même instant. Lorsqu'elle planta son talon juste derrière sa cheville, il ne put que tomber en arrière... et s'écrasa sur le dos.
Son souffle se coupa sèchement. Son bras armé se retrouvait sous sa nuque, incapable de se réajuster. Les deux luttèrent un instant dans des grognements : elle tentait de plier son coude, et lui, d'enrouler ses cuisses autour de ses côtes. Puis, celle de l'autre s'appuya subitement contre son entrejambe.
Le cri qu'il poussa fut presque fatal. Son propre poignard picota son épaule : il le lâcha donc, tenta de le jeter au loin, et roula sur le côté avec agilité. Enfin, il rappa la cage thoracique d'iris, et tenta de se relever... en vain. La douleur était assez forte pour qu'il reste recroquevillé à terre, les dents serrées. C'était très peu fair-play de la part de sa belle-sœur... Mais ça peut arriver, dans un affrontement. La fourbe, bordel !
Elle se releva en chancelant, et toussa un instant. Le combat était fini. Le combat était fini... Non, les mains d'Iris étaient libres. Il se fit violence pour se cambrer, et attrapa de nouveau son arme. La jumelle de sa fiancée réagit au quart de tour : sa semelle dure écrasa son avant-bras. A la seconde où il détendait ses doigts sous la douleur, elle récupéra enfin le couteau, et recula de quelques pas.
Et, cette fois-ci, ce combat était bel et bien fini. Le suivant, lui, ne fit que commencer : le téléphone sonna, dans la salle de travail. Tandis que les deux Résistants décidaient d'échanger les rôles, Isis débarqua, la face blême.
« Stéphane... vient de nous dire qu'Anna ne nous reverra plus... »
***
Iekaterinbourg, Russie, 2 janvier 2006
Les cris de Marion avaient enfin cessé. Elle venait d'être transférée par la machine numéro huit, en route pour l'an 838 du calendrier des Murs. Aider Carla et Grisha Jäger pour la machine numéro dix ; la neuf, elle, était en construction. La onze allait être joliment installée dans leur base au Canada... et c'était à peu près tout, bien que pas si mal. Quatre bidules pareils pour une organisation comme la leur, même si elle s'était implantée au Japon et en Afghanistan en prime, c'était un exploit.
Mais pour Iris, même si sa chère nièce qu'était Leah pleurait encore le départ de la scientifique, même si voyager jusqu'en Russie lui avait coûté un bras, seule la pseudo-disparition d'Anna importait.
Cette fois-ci, pas de désespoir. Seulement une colère sans précédent – phénomène rare. Si rare qu'elle ne saisissait pas bien pourquoi l'office gris de Bern, aux meubles métalliques et simplissimes, lui apparaissait si flou. Elle ne voyait que la face triangulaire, presque fragile, et impassible, de son général ; et celle, aussi en larmes que figée, de la Nathalie se tenant dans un coin.
« Eh, général », siffla Iris, le poing tremblant. « Tu m'expliques ce bordel sans nom ? Anna ne nous reverra plus ? » Il laissa échapper un soupir, et s'affaissa un peu plus sur sa chaise. Son index tapota nerveusement le clavier blanc de son PC. « C'est confiden... »
La rousse fit le tour du bureau, et chopa violemment le journaliste par le col de son épais haut kaki. « Tu vas m'expliquer ça tout de suite », hurla-t-elle, « ou tu vas perdre la moitié de tes dents ! » Il plissa ses yeux vert pâle, pour les détourner brièvement, très brièvement.
« Elle est vivante, posa-t-il simplement. Je reste en contact avec elle. Le rôle qu'elle s'est attribuée...
— Qu'elle s'est ? répéta illico la rousse.
— Je n'ai pas pu la dissuader, murmura alors la blonde. »
La jeune Ralle se tourna vers elle... et écarquilla les paupières. Jamais le visage de l'ancienne professeure d'italien n'avait-il été aussi lugubre et désespéré qu'en cet instant précis. « Et Stéphane non plus. Ne te méprends pas, Iris. Aucun de nous deux... n'aurait voulu l'envoyer, elle. »
L'intéressée béa longuement. Puis, face à l'expression sombre du gérant, elle le lâcha en chancelant. « D'accord », chevrota-t-elle. Je vais... « Dans ce cas... j'irai aussi. » ... encore... « Il y a des choses à y faire, n'est-ce pas ? » ... me briser... « Dont une qui est capitale, n'est-ce pas ?! » ... après tant d'années ?!
« De quoi est-ce que tu parles ? » laissa tomber Nathalie, l'œil rond. Iris ferma les paupières. Son cœur était douloureux. Affreusement douloureux. Peut-être que son geste allait s'avérer être une très mauvaise idée. Oui. Elle revoyait le visage de sa cousine. Encore. Pourquoi ? A chaque fois, elle devait se tailler. Pourquoi ?
Non. J'en ai ras le cul, de rester là, passive, à la regarder partir. Nous protéger, c'est ça ? Elle contracta sèchement les mâchoires, puis planta ses pupilles dans celles de son supérieur. « Dis, Stéphane. Nos foutus Murs... est-ce que tu as déjà quelqu'un pour les construire ? »
***
Europe de l'Ouest, mai 703
Iris se releva en chancelant. Autour d'elle... Une petite table de chêne escortée de tabourets, une cuisinière à l'ancienne, et des poutres soutenant une pièce à vivre datant de l'an quarante. Si ses yeux bruns papillonnèrent d'abord sur cette environnement inattendu, ils s'écarquillèrent bien vite lorsqu'ils croisèrent ceux d'un jeune blondinet d'une vingtaine d'année. Sur sa face triangulaire au nez arqué, un choc sans nom.
Ils se dévisagèrent longuement, muets au possible. Là comprit-elle lentement, mais sûrement, le bordel dans lequel elle se trouvait. Elle venait d'être transférée du premier septembre 2006 au printemps 703... Dans une zone géographique qui correspondait à peu près au Jura... Et j'ai eu le culot de tomber chez de parfaits inconnus du quarante-et-unième ?!
C'était impensable. Toutefois, elle dut vite se reprendre lorsqu'il laissa son bol de bois tomber au sol dans un bruit qui lui explosa les tympans. « Wer... sind Sie... Nein, nein : was passiert ist besser... Ich denke... Nein... » Il recula de quelques pas, pâle comme un linge. « Wie kommen Sie rein ?! »
La rousse fit longuement la carpe. Il faisait froid, très froid, terriblement froid, assez froid pour qu'elle ne se mette à trembler, et là comprit-elle qu'elle était à poil devant ce pauvre habitant qui venait d'être témoin d'un transfert spatio-temporel. Oh, bordel de merde... Elle tâta le plancher autour d'elle à la recherche de ses lunettes, comprit rapidement qu'elle n'allait pas les retrouver, et cacha enfin ses petits seins et son entrejambe dans un cri.
Je fais quoi, maintenant ?!
Au moins eut-il la décence de lui jeter un chiffon, et de détourner son regard toujours hébété. Elle traduisit lentement ce qu'il avait déblatéré. Des années en Allemagne de l'Ouest, et elle avait du mal avec cette langue ? Elle n'aurait pu connaître pire contexte pour débarquer dans leur siècle. Son cœur, lui, battait assez fort pour que la nausée lui vienne. Peut-être était-ce dû à cela.
Le pire contexte... Elle sursauta autant que l'autre lorsque la lumière disparut encore. Un lourd coffret métallique chuta à sa droite. Le matos pour modifier quelques ADN... Le pire contexte, vraiment... ? Non, c'était une occasion en or qui s'offrait devant elle. Elle se releva avec difficulté, s'appuya contre la table, et gratifia l'inconnu de l'expression la plus désespérée qu'elle pouvait lui offrir.
« Habitants de cette ère... », grelotta-t-elle d'un ton faussement grave. « Je suis venue ici car le monde a besoin de vous. »
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