Les vieux jours - Partie 2
Strasbourg, 19 décembre 1999
« Iris... », murmura Albert. « Je suis certain que tu recevras quelque chose d'ici peu... » Mais l'intéressée se contenta d'enfoncer un peu plus sa figure triangulaire dans son oreiller, démotivée au possible.
Ses draps et sa couverture étaient chauds. Le corps de son petit-ami contre le sien servait tout aussi bien de radiateur. Dans sa chambre au lit double, armoire-bibliothèque grise, et table de chevet tout aussi joyeuse, une lumière tamisée régnait, et brillait presque sur le parquet brun du quatrième étage de cet immeuble à colombages, bien typique de la ville dans laquelle ils se trouvaient.
C'était confortable, sans pour autant réussir à la réconforter. Même son compagnon, pourtant avec elle depuis peu après cette histoire au bar, ne savait pas quoi faire. Anna, il y avait cinq ans de cela, était partie sans donner une pauvre note, un pauvre mot derrière elle. Rien. Rien du tout.
Elle avait simplement disparu.
Isis comme Iris, les premiers mois, étaient restées insouciantes. Puis, quand était venu le mois de juillet, ce silence avait commencé à les travailler. « Elle est occupée par ses études », les avait rassurées leur mère – en vain. Même leur père, au bout d'un an, avait admis que quelque chose ne tournait pas rond.
Plus de gâteau au chocolat. Plus de rire contagieux, ni de rictus bien familier. Et le pire était que, si Isis s'était d'abord faite du mouron avec elle, avait fini par lui reprocher son angoisse en jouant aux gros bras. « C'est vrai, on ne sait pas où elle est. Mais grandis, bon sang ! Tu restes coincée dans un désespoir qui n'a aucun sens ! A quoi ça sert, lorsqu'on n'a aucun contrôle dessus ?! »
Ses parents avaient laborieusement suivi. Alors, seule Iris avait nourri l'espoir vicieux de recevoir quelques nouvelles, ne serait-ce qu'une pauvre note, qu'un pauvre mot. Albert avait été son unique soutien. Iris le savait, elle devait être insupportable, à chialer comme une gosse, à être incapable de suivre des études ni de trouver un travail, à se sentir aussi utile qu'une serpillière.
Mais à quoi ça sert de s'énerver, si même moi n'ai aucun contrôle dessus ? Papa, maman, Isis, écoutez-vous. Écoutez-moi. Un peu plus...
« Un peu plus, et je serais seule au milieu de rien..., gémit-elle.
— Tu le disais toi-même, chuchota le jeune homme. Peut-être qu'Anna...
— Non, chevrota-t-elle. Vers Noël, elle devrait être là, à faire la fête avec nous. Mais rien, rien, rien du tout... Même Isis s'est taillée au Canada pour voir son cher Dainsborth... Elle se met des œillères... Elle veut oublier... Je suis sûre que, là, elle est en train de se bourrer la gueule pour oublier sa présence !
— Peut-être qu'Anna est encore là, quelque part, persista-t-il.
— Oui, bien évidemment. Sous forme cadavérique, certainement.
— Non. Je ne...
— Même Nathalie n'es plus là ! Et la police a eu beau chercher...
— C'est ce que tu répètes depuis tout à l'heure ! »
Elle écarquilla brutalement les yeux. Ça y était, cette culpabilité dévorante la heurta encore... et de plein fouet. C'est ce que je répète depuis tout à l'heure, pensa-t-elle rapidement, très rapidement, trop rapidement. Non. Depuis des semaines. Des mois. Il va s'en lasser. Je ne veux pas qu'il parte. Pas lui. Papa, Maman, Isis, c'est déjà trop. Je n'ai personne. Personne d'autre. Juste... cet appartement. Et qu'est-ce que je fais ici... ? Je suis un poids mort, je ne mérite pas d'exister, ni de monopoliser un cœur aussi bon. Mais je suis incapable de passer l'éponge, même au bout de cinq ans. Je suis quoi, une nuisance ? Oui. Je devrais...
« Iris, tu devrais aller voir un médecin. »
L'intéressée sursauta presque. « ... Quoi ? » souffla-t-elle, le pouls affolé. Là vit-elle, au milieu de ses larmes sauvages, la face rectangulaire aux joues creuses de son partenaire. Elle reflétait une inquiétude aussi sincère que celle que lui avait servie Anna lorsqu'elle avait sept ans, et qu'elles faisaient ce gâteau au chocolat.
L'odeur du met en question envahit ses narines avec brutalité. Elle se leva subitement ; Albert attrapa illico la bassine reposant au pied du lit, et tint l'interminable carré roux de la jeune femme. Celle-ci ne put retenir la bile brûlante qui remontait sa gorge. Elle hoqueta difficilement, cracha, haleta, cracha, renifla, gémit de douleur, trembla sans s'en rendre compte, vomit enfin ce liquide dépourvu de tout reste de nourriture.
Puis, elle laissa échapper un sanglot éreinté. « Pourquoi... un médecin... ? » murmura-t-elle d'une voix brisée. « C'est juste moi qui ne peux pas me reprendre... Simplement ça... Car je suis restée au stade de gosse », rit-elle jaune.
Elle ne rit pas longtemps. Son compagnon lui prit le menton, et tourna sa figure vers lui dans un sérieux tombal.
« Tu vomis à la seule évocation d'un plat, dit-il, les pupilles humides.
— Non, jappa-t-elle faiblement. Arrête.
— Tu es si atterrée que tu n'as même plus la force de manger autre chose que de la soupe, ni même de te laver tous les jours.
— Arrête ça...
— Tu n'as pas confiance en toi, et je dois cacher toute trace d'alcool pour ne pas que tu te fasses du mal...
— Arrête !
— Je n'arrêterai pas ! s'écria-t-il. »
Elle se figea sous la stupeur. Jamais ne l'avait-elle entendu hausser le ton. « Je m'inquiète pour toi », continua-t-il donc d'un timbre tremblant. « Je t'aime, et je ne sais plus quoi faire. Je te vois dépérir un peu plus chaque jour depuis des années, Iris... Alors, à partir du moment où on en arrive à cette situation, tu dois t'en remettre à un professionnel. Je ne peux rien faire d'autre... que de te prêter mon épaule. Et quand bien même je convaincrais ta famille de revenir, rien ne changerait avec seulement ça. »
Il contracta brièvement les mâchoires. « Je le sais », siffla-t-il, « car mon père a longtemps été dans le même état que toi... Alors, je t'en supplie... » Ses poings se serrèrent, dans un vain espoir de retenir la tristesse qui l'envahissait, lui aussi.
« Vas-y, au moins pour nous... »
***
Strasbourg, 26 décembre 1999
Albert s'assit dans un long soupir sur le lit qu'il partageait avec Iris. Elle avait été voir un médecin le matin, malgré ses « mais c'est seulement dans la tête » et « je ne vois vraiment pas en quoi je suis malade ». Il l'avait éventuellement convaincue en pointant ses symptômes somatiques : quarante-deux kilogrammes pour un mètre soixante-cinq, vomissements quotidiens, baisse drastique d'appétit, faiblesse musculaire.
Elle n'était pas revenue du cabinet médical de l'hôpital public de Strasbourg.
Comme il s'y attendait, elle s'était faite hospitaliser après quelques entretiens. Il n'avait pas été surpris une seule seconde lorsque l'infirmière des urgences était venue lui apprendre cela. « Vous pouvez aller la voir une dernière fois. Ensuite, il faudra attendre quelques jours avant d'entrer de nouveau en contact avec elle. Elle sera hospitalisée en psychiatrie, et... » Et il l'avait interrompue, puisqu'il connaissait déjà la démarche.
Elle lui en avait voulu, profondément. Elle était restée figée, n'avait répondu à aucune de ses paroles, n'avait pas même pris la peine de remarquer leurs larmes. Peut-être n'avait-elle pas eu conscience qu'elle-même pleurait. En silence. Toujours en silence, durant une demi-heure aussi interminable que douloureuse.
Bon sang... Il jeta un œil à son réveil, le cœur serré. Non, soulagé. Non, anxieux au possible. Et si elle ne lui pardonnait pas de l'avoir lancée dans cette démarche ? En effet, il n'avait pas vu l'ombre de sa silhouette, lorsqu'il avait apporté à son secteur un sac d'habits et autres affaires de toilette. Et maintenant... Qu'est-ce qu'il me reste à faire ?
Ses petits yeux bruns parcoururent douloureusement cette pièce qui lui semblait quasi morte. Cette vieille tapisserie rêche n'arrangeait rien à ce constat. Et les vieux meubles non plus, et la lumière froide de l'extérieur non plus. Même les flocons qui voletaient derrière leur fenêtre ne le réjouissaient pas.
Il la connaissait pas cœur, sa prochaine tâche : prévenir la famille Ralle. Peut-être qu'apprendre où leur rejet avait mené Iris allait leur mettre un coup de pied au derrière. Le téléphone, pensa-t-il donc. Il se remit laborieusement sur ses pieds, sortit dans le petit couloir sombre, et arriva dans cette cuisine low-cost aux affaires blanches ou ternes, au choix. Leur appartement ne relevait décidément pas du luxe, puisque le trentenaire était le seul à travailler, dans leur couple.
Il repéra vite le combiné noir au fil plastique en tire-bouchon. Posé là-bas, loin de l'évier beige, proche de leur mini-réfrigérateur. Le bruit de ses chaussures de cuir contre le parquet explosèrent presque ses tympans. Ce n'était pas un problème : ils allaient être vaccinés contre tout bruit parasite dans quelques minutes.
Après avoir fouillé le tiroir du dessous, il trouva enfin leur répertoire. Médecin, sœur, cousine, tantes et oncles, parents. Parents Ralle. Entre Jade et Joseph, entre la femme au foyer et le militaire retraité, avec qui Albert allait-il devoir interagir, pour la première fois depuis deux ans ?
Il composa leur numéro, l'estomac noué, et porta le combiné à sa joue creuse. Si la sonnerie qui suivit fut cruelle, le « allô ? » curieux qu'on lui servit n'arrangea rien. Jade. Mais il inspira un bon coup, et ouvrit la bouche. « Bonsoir », dit-il. Son propre ton tendu manqua de lui arracher une grimace agacée. « C'est Albert Pfund », continua-t-il, sans réussir à se détacher de son malaise.
Un long silence suivit. Allait-on lui raccrocher au nez ? Il attendit, attendit encore, et finit par maudire le tic-tac de leur horloge. Elle l'invitait à compter les secondes, il ne devait pas céder. « ... Albert ? » répéta-t-on finalement.
Le timbre hébété, que même le grésillement de la ligne ne parvint pas à apaiser, lui fit serrer les dents. Comment Diable pouvait-il leur annoncer quelque chose d'aussi grave ? Il se retrouvait dépourvu de toute confiance en soi. Incapable d'énoncer un mot. Non. Non, se rabâcha-t-il.
« Je... vous souhaite tout d'abord un joyeux Noël, et m'excuse de vous appeler à cette heure, murmura-t-il d'une voix rauque.
— Non... Ce n'est pas grave. Joyeux Noël à vous aussi, Albert. »
« Vous » ? Ils avaient dû sacrément vouloir prendre de la distance, pour passer du tutoiement à une telle formalité. Tant pis. J'irai droit au but, puisque vous ne vous comptez pas vous décoincer. Il respira encore un bon coup... cette fois-ci, pour ne rien montrer de son ressentiment.
« Iris vient d'être hospitalisée.
— ... Oh. D'accord. »
C'est une blague ?! Il laissa le temps battre méchamment à ses tempes, l'œil écarquillé et la main contractée sur le pauvre objet. Il était à court de parole, il avait terriblement envie de lui raccrocher au nez. Peut-être n'en valaient-ils finalement pas la peine. Et pourtant...
« Qu'est-ce qu'il lui arrive ? » énonça-t-on plus ou moins froidement. Albert s'appuya contre la surface du meuble. L'aurait-il eu en face qu'elle se serait pris une claque. Lui-même se surprit à pencher pour un peu de violence, mais le sourire de sa compagne avait disparu depuis trop longtemps. Et voici qu'on lui balançait de l'indifférence. Forcée ou pas, il s'en fichait.
« Albert ? répéta la mère d'Iris.
— En psychiatrie, jeta-t-il. Dépression sévère, qui persiste depuis quelques années. Vous avez dû passer à côté, à entendre votre...
— Quoi ? »
Il manqua de laisser échapper un hoquet stupéfait. Du terrassement ? Avait-il bien analysé cette phrase sans sujet ni verbe ni complément ?
« Comment ça, dépression sévère... ? Qu'est-ce que tu entends par là ?
— Chérie ? s'éleva une voix lointaine.
— Albert, qu'est-ce qu'il lui est arrivée ? »
Il resta muet un moment. Il était passé d'une profonde tristesse à de la peur à de la tension à de la colère au choc au soulagement à une désinhibition qui n'allait pas tarder. La tête lui tournait ; il ferma les yeux, un doigt sur la tempe.
« Vous devriez savoir... à quoi c'est dû.
— Anna, toujours... ?
— Et, sauf votre respect, votre négligence.
— Tu... !
— Est-ce que vous vous rendez compte dans quel état vous l'avez laissée ? Vous avez assez joué les aveugles ! N'aurais-je pas été là qu'elle serait morte, vous saisissez ?! »
Pas de réponse.
« Et maintenant..., chevrota-t-il. Sa santé est presque foutue en l'air. Si vous ne revenez pas, vous ne méritez même pas d'être appelés parents. Quel genre de famille... laisse l'un de ses membres comme ça ?!
— Albert, coupa Jade.
— N'osez pas me dire que j'ai tort, ou...
— Viens chez nous.
— Pardon ? »
On inspira longuement, de l'autre côté. D'un rythme saccadé, qui prouva enfin une once de culpabilité. « On dirait qu'il va falloir parler », murmura la mère d'Iris. « Tu connais l'adresse, n'est-ce pas ? Nous n'avons pas déménagé. Alors... s'il-te-plaît... », s'étrangla-t-elle. « Viens discuter avec nous. »
Il se retrouva dans leur séjour une demi-heure plus tard.
En effet, pas grand-chose n'avait changé. Ni le tapis rouge et brun, ni les fauteuils classiquement moelleux, ni la chaleur qui émanait du poêle casé à côté de leur bibliothèque à la fine vitre. Seuls les deux individus assis de l'autre côté de la table basse vide de toute boisson faisaient exception.
La figure ronde de Jade avait gagné en rides, mais ses cheveux bruns et raccourcis l'aidaient à ne pas paraître trop âgée, malgré les petites touches de blanc qui s'y incrustaient çà et là. Joseph, lui, souffrait d'une calvitie encore plus importante qu'avant, et ses dents étaient étrangement droites. Le jeune homme le voyait, puisque ses lèvres sèches se plissaient machinalement. Il avait beau persévérer dans sa posture raide, le tourment qui l'habitait restait visible. Jade n'est pas mieux lotie, vit-il aux plaies longeant l'ongle de son pouce. Il se sentait presque calme, à côté.
« Hospitalisée », résuma Joseph du mieux qu'il le put. « En psychiatrie. Pour une potentielle dépression. » Albert hocha la tête ; l'autre s'immobilisa un instant... puis passa une main sur son front, couvrant ses yeux au passage. Néanmoins, la manière dont la commissure de sa bouche trembla ne trompa pas.
« A cause de la disparition d'Anna ? reprit Jade à sa place.
— Je vous ai déjà expliqué cela au téléphone.
— Il y a forcément autre chose à développer, insista-t-elle. Une perte d'emploi ? Problèmes relationnels ?
— Dans le mille, flûta-t-il entre ses incisives. Rappelez-vous de...
— ... la fois où nous n'avons plus supporté ses plaintes ? Nous sommes humains, se défendit-elle, les bras tremblotants. Nous aussi, nous avons souffert. Alors...
— Non, trancha subitement son mari. »
Elle se tourna vers lui avec stupeur. Celle-ci se renforça d'autant plus lorsqu'elle vit l'air détruit du retraité.
« Nous n'avons pas été humains, cracha-t-il, le menton bas. Nous nous sommes comportés comme des lâches, et avons emporté Isis dans cette démarche.
— Joseph !
— Tu vas encore le nier ?! Combien de fois l'avons-nous ignorée ?! Ça se voyait comme un pif au milieu de la figure, bon sang ! »
L'intéressée béa simplement, les larmes aux yeux. « On va... appeler Isis », murmura l'ancien militaire. Face à cette expression quasiment anéantie, Albert ne put que rester interdit. Lui qui avait connu cet homme sous un prisme si sévère... Il en découvrait une toute autre facette.
Un silence pesant s'immisça vicieusement entre eux, tandis que le père se levait de son siège avec pénibilité. Là le jeune homme comprit-il d'où venait la forme trop droite de ses dents. Elles étaient limées. Limées sous la peur et les souvenirs trop lointains de sa seconde fille.
Dehors, il faisait déjà nuit. La neige luisait sous les lumières jaunes des lampadaires tarabiscotés de Strasbourg. Et, chez l'allemand, la peine reprenait déjà le dessus. Quelle vision Iris avait-elle, de la fenêtre verrouillée de sa chambre d'hôpital ?
Il serra les mâchoires, le coffre douloureux. Il la revoyait régurgiter, tousser, se tenir contre les murs pour ne pas chuter dans sa marche entre la cuisine et la chambre. Il se revoyait attendre discrètement devant la porte de la salle de bain lorsqu'elle prenait sa douche, dans la crainte qu'elle ne tombe et ne se blesse. Et, surtout, taire tout cela auprès de ses amis.
« Comment va ta chérie ? », « tu nous la présentes quand ? », « tu traînes, Albert ! », « c'est une coutume allemande, de garder autant de secrets ? », « je commence vraiment à me demander si tu ne nous mentirais pas un peu, haha ! » Il avait toujours affiché un sourire amusé, et sorti quelques « lorsque nous aurons le temps, elle est très occupée ».
Là réalisait-il qu'il avait été aussi seul qu'elle, durant ces mois, ces années interminables. Et, face à une Jade murée dans un mutisme déchiré, à côté d'un Joseph dont le « Isis, c'est papa » chevrotant s'élevait tout juste, il plaqua ses mains contre son visage. C'était trop. Ce jour-ci... Ce jour-ci, il n'en pouvait plus.
Pour la première fois depuis bien trop longtemps, il éclata en sanglots.
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