Le calme avant la tempête - Partie 3
Base américaine ouest, 5 décembre 852
« On leur mettra la pâtée », renifla Porco. « C'est aussi simple que ça. » Peak, en train de s'étirer plus loin, se contenta de poser ses yeux sombres sur lui. À l'intérieur de la cour de leur base, encadrés par ses pans gris – tantôt fissurés, tantôt en sérieuse rénovation –, ils sortaient de leur entraînement journalier, non sans courbatures.
« Tu mettras la pâtée à Ymir », songea-t-elle en se relevant. Elle passa une main sur les marques pourpres marquant son court visage.
« Moi, je vais avoir bien plus de mal...
— Tu es plus agile qu'avant, commenta Reiner. »
Ils furent deux à le dévisager avec surprise. Lui aussi se redressait de l'herbe humide. Son souffle se transformait en buée, sous l'air froid régnant ici. Finalement, sa camarade afficha un petit sourire. « Et toi, un poil plus déterminé qu'avant. » Tu aurais pu te passer de ça, pensa le titan Mâchoire, le nez froncé.
Le visage rectangulaire et fort de l'intéressé, lui, se figea dans l'instant.
La jeune femme baissa le menton. Le bougre ne leur avait toujours pas avoué ce qu'il s'était passé, dans les Murs. Expliquer son état était manifestement la dernière chose qu'il voulait faire. Et, si choses horribles s'étaient-elles passées, il ne tentait pas même de les oublier. Plus que ça, son comportement est de plus en plus singulier.
Quelqu'un haleta alors, derrière Porco. Il se retourna, et haussa un sourcil en voyant Armin boitiller vers une cloison, ses yeux bleus à demi fermés et le visage en sueur. Il revenait d'une heure de vive marche : le semi-géant avait beau tenter de trouver sa situation médiocre, il admettait que le bougre faisait de gros efforts. Du moins, sur le plan physique.
Pour ce qui était de la stratégie, il bloquait encore, et pour cause : on lui avait amputé une jambe car il avait voulu sauver Annie. Annie, leur ancienne camarade et nouvelle ennemie, pour eux. Annie, son ancienne ennemie et sa nouvelle camarade, pour lui. Ces situation s'opposaient tant que le jeune homme ne parvenait pas à les comparer. Il ne souhaitait plus que secouer ce blondinet comme un prunier afin qu'il les aide...
... ce qu'il ne fera pas, s'il compte nous trahir.
« Reiner ! » s'exclama une voix bien plus enfantine. Gaby débarquait, elle aussi hors d'haleine. Et elle aussi, marquée de rouge. Sa couette brune était en bazar. Elle s'était entraînée contre l'apostrophé, lequel s'était plus vite remis de sa fatigue qu'elle.
« Comment est-ce que je me suis débrouillée, aujourd'hui ? demanda-t-elle, les paupières plissées.
— Bien.
— Mais je ne t'ai toujours pas battu.
— Je pense que tu y arriveras, soupira-t-il.
— Je le savais ! »
Tant son rictus que le poing qu'elle leva d'avance poussèrent Porco à se retenir de plaquer sa main contre son front. Il se contenta de choper sa gourde. « Lorsque les Murs arriveront », gronda-t-elle alors, « je me vengerai de cet Antoine. »
Porco en recracha presque sa boisson.
« Gaby... Quasiment personne, ici, n'est capable de battre si facilement Antoine.
— Il m'a prise par surprise, voilà tout ! insista-t-elle avec véhémence. La prochaine fois, je lui mettrai la pâtée !
— Mais ce n'est pas lui que tu affronteras, fit remarquer Reiner. Tu rencontreras probablement le chef d'escouade Mike. »
La petite Braun fit la moue.
« Il est moins rapide, de ce que tu m'as rapportée : j'ai la capacité de me charger de lui. Alors...
— Mike est le second soldat le plus fort des Murs, fit remarquer Peak.
— Et j'ai vécu pire, et j'ai survécu !
— En te cristallisant. De toute manière, demain, Reiner s'occupera de te charcuter avec des lames.
— Qu'il essaye, railla-t-elle. »
Cette gamine... Dont la face triangulaire se décomposa lorsque son frère éloigné partit chercher sa propre bouteille, et se dirigea vers l'intérieur. Porco plissa les paupières. « On verra ça demain, Gaby », lui assura Reiner. Puis, il pénétra le hall, et disparut en direction des vestiaires.
Le petit silence suivant, l'enfant l'éclata bien vite. « Il verra ! » insista-t-elle. Mais cette fois-ci, personne ne put balayer l'ambiance de plomb ayant pesé sur eux.
***
Qu'est-ce que... je vais faire... ? pensa Reiner, l'œil rond. Il était étalé sur sa couchette, alignée entre bien d'autres, dans leur long dortoir aux froids murs de béton. Matelas aussi raide, inconfortable, insupportable, que la situation dans laquelle il s'était mis.
Pourquoi Diable avait-il assisté Marion, Isaac, et Carla dans leur fuite ? Le second était certes venu le voir de son air à en horrifier plus d'un. Il lui avait très rapidement chuchoté des mots et des menaces en allemand, et avait fait mine de lui redonner le poignard qu'il lui avait très discrètement volé – cette excuse visant les caméras les surveillant. « On veut ton aide. Si tu ne la donnes pas, qui sait ce qui arrivera à toi ou Gaby. »
Mais, son aide, Reiner leur avait donnés sans réfléchir.
Presque par instinct. S'il n'avait, au début, pas voulu comprendre pourquoi, il était désormais bien obligé de voir la vérité en face. Durant la dernière bataille, avoir manqué de tuer Annie avait été un geste automatique, mais qui l'avait frappé avec une grande violence après-coup ; les remords, l'horreur, le déchirement, les souvenirs éclairs de ce qu'elle pourrait vivre si elle était capturée ici, s'étaient enchaînés dans son crâne jusqu'à manquer de le rendre taré.
Pour se racheter, il avait dû assister Isaac et Carla et Marion cela pour se racheter. Ce petit acte de bonté – seulement mettre des affaires sous le lit de Marion – lui avait fait du bien, durant une poignée de minutes. Mais il avait encore sombré, car ces deux camps l'écartelaient toujours avec cruauté. Il avait ensuite ressenti le besoin de préserver Armin, il avait manqué de retrouver un état ou des œillères stables... Jusqu'à ce que Gaby, le seul membre de sa famille, ne débarque.
Qu'est-ce que je vais faire ? se rabâcha-t-il sans merci. Il se serait arraché les yeux, s'il s'avait en face. Il était une pourriture. Porco, Peak, Gaby, étaient ses camarades et sa famille. Mais Armin aussi, était un camarade, et est désormais de notre côté – cependant, pour combien de temps... ?
Reiner pouvait bien accomplir une petite chose qui n'allait rien changer à l'équilibre de ce conflit. Il comptait accomplir une petite chose de rien, une nouvelle fois, qui parviendrait de nouveau à l'alléger un peu. Ce compromis entre les Murs et les américains, il l'avait déjà en tête. Il n'allait pas se faire prendre la main dans le sac, et Armin allait même coopérer.
Et puis, même s'il était récalcitrant, il n'avait pas le choix. Si. Non. Non, il ne pouvait pas en être autrement. Il le savait depuis des semaines. Je le sais, depuis des semaines. Ni Gaby, ni Porco, ni Peak...
Gaby. Mike Zacharias. Le couteau de celui-ci se planta brutalement dans sa chair. Il se redressa en hurlant, les yeux exorbités. Porco, allongé à côté de lui, bondit illico. « Quoi ?! » Parole qui le sortit tout juste de cette énième hallucination, sans parvenir à l'empêcher de ahaner tel un buffle, le regard fixé sur le mur d'en face et le visage transpirant.
« ... Rien », dit-il d'une voix rauque. « Seulement... un autre cauchemar. »
***
Shiganshina, 6 décembre 852
Isaac observa Marion se pencher sur Chèvre. Celle-ci, tenue en chaîne à l'intérieur des écuries, coincée entre trois murs de vieille pierre et une porte coulissante de bois, l'observait de ses yeux aux fentes indéchiffrables. « Le code... », marmonnait la chercheuse. « Où ça ? Comment ? » Elle se releva vers l'albinos, dégagea les mèches chatouillant son cache œil noir et sa cicatrice hideuse, et posa son iris vert sur lui.
« Tu es sûr que Kenny ne sait rien de plus sur les chèvres ?
— Sûr, en effet, lâcha Livaï à sa place. »
Lui était éternellement adossé contre l'une des cloisons de bois de ce petit box. Isaac en gardait l'entrée, nouvel équipement sur le dos. Sa petite ombre fine s'allongeait sur la paille recouvrant le sol de pierre du lieu. « Tu ne te souviens de rien ? » demanda le caporal-chef. L'intéressée passa une main sur la partie intacte de son front. Ses épaules s'affaissèrent.
« Non », murmura-t-elle. « Je suis désolée. » Tous les remords craquelant sa voix contractèrent le coeur du semi-géant. Mais il eut beau tendre sa main pâle vers elle, l'officier fut plus rapide.
« Ce n'est pas comme si tu y pouvais quelque chose.
— Ça serait juste un plus, si tu te souviens, posa rapidement Isaac. Sinon...
— ... il faudra se contenter de simples recherches, en effet, compléta la scientifique. »
Elle se tourna vers l'animal, s'agenouilla devant, et lui grattouilla le menton.
« Rien dans ses oreilles. Ni gravé sur ses sabots. Ce qui ne m'étonne pas, car ils doivent être taillés régulièrement. Je n'ai trouvé aucun tatouage visible...
— Visible ? intervint le noiraud.
— Oui, et... »
Et elle s'étrangla de suite. « Mais oui ! » s'exclama-t-elle. La biquette sursauta dans l'instant, et tomba sur le côté, raide comme un cadavre. Elle simulait sa mort, naturellement. L'américain retint un petit sourire.
« ... Mais oui ? hésita-t-il.
— Il me faut un rasoir.
— Tu te fous de nous ? jeta Livaï, éberlué.
— Pour lui tondre les poils ! argumenta-t-elle vivement.
— Oh. »
Il retourna à son poteau. « Isaac. Hèle le premier clampin qui passe. Je me chargerai de lui expliquer. » L'intéressé le fusilla encore du regard, mais se tourna vers le long couloir lourdement gardé par les élites du jour, alignés le long des compartiments, entre les quelques chevaux qui y passaient leur tête rectangulaire. Ici, leur odeur forte gagnait sur le bruit des sabots et les discussions des recrues travaillant non loin.
Le premier clampin s'avéra être Alma. Elle passait par là, seau en main ; Isaac y reconnut des brosses de toutes sortes. Dès qu'il leva la main pour l'interpeller, elle manqua de sursauter, et l'étudia de deux yeux ronds et tremblants. Déjà peur ? pensa-t-il avec ennui.
« Un rasoir. » Elle l'étudia avec stupéfaction – mieux encore, elle paraissait si choquée qu'elle en laissa tomber son matériel. Marion s'avança à la droite de l'albinos. « Il faut simplement qu'on tonde des animaux », expliqua-t-elle. La jeune fille baissa le menton, hocha la tête, ramassa ce qu'elle avait renversé sur les larges dalles impeccables, et partit de ce pas.
L'américain se tourna vers la chercheuse, les lèvres pincées. « Quelque chose entre toi et elle... ? » Après un soupir, elle se tourna vers lui, dans un petit sourire peiné. Peiné. Le coeur d'Isaac rata illico un battement : il la prit par les épaules, elle le dévisagea avec confusion. Néanmoins, elle finit par expirer doucement. « Quelques différents. Mais tout s'est réglé. »
Il l'étudia un instant. Elle ne se dégageait pas de ses fines mains pâles. Elle l'observait simplement en retour, de son seul œil. Elle va partir, se souvint-il. Qu'allait-il devenir, après cela ? Il ne voulait pas qu'elle s'en aille. Il voulait la côtoyer encore, la connaître d'autant plus, lui déclarer sa flamme mille et une fois. Pourquoi devait-elle retourner au vingt-et-unième siècle ? Ici... Si elle le veut, je pourrais la rendre heureuse...
Il entrouvrit ses lèvres fines, mais une marche solide l'arrêta net. Il se retourna d'un air sombre vers... Ymir, laquelle rameutait en effet de quoi tondre cette chèvre. Un long silence tomba sur ce corridor de pierres et de bois : il ne vit pas bien l'expression de la brune, mais le malaise qui suivit était trivial.
« Vous avez besoin de ça, non ? » dit-elle finalement. Au vu de son ton tranchant, elle était manifestement pressée de retourner sous les rayons froids et blancs de l'hiver naissant. Ou elle m'en veut... Il baissa le menton, et prit la boîte qu'elle lui tendait. Quelques secondes suivirent : il leva ses prunelles sang sur elle, pour rencontrer son regard à la neutralité faussée.
« Une crevette comme toi... J'y crois toujours pas. » Il cligna des paupières avec confusion. Mais déjà faisait-elle volte-face. « T'aurais pu me dire plus tôt que t'étais mon frangin », jeta-t-elle. « Je pouvais pas le deviner à ta tronche. Et arrête, avec tes yeux de chien battu. T'as une vie, après Marion. »
Ainsi débarrassa-t-elle le plancher, sous les airs stupéfaits d'Isaac et de Marion. Une vie... après Marion. Ses pensées se remirent en ordre avec labeur. Elle avait raison. Et il ne l'avait jamais vu. Et les visages d'Ayla, d'Ulysse, de Jules, d'Eha, défilèrent dans son crâne. Ici... Dans ce siècle, même si Ymir ne me connaît pas... j'ai une famille.
« Qu'est-ce que vous foutez ? » lâcha alors Livaï. L'albinos le gratifia d'un énième regard mauvais. Cependant, je vais devoir le supporter, lui. Qu'est-ce qu'il fera ? Lorsque Marion partira, qu'est-ce qu'il deviendra ? Il fallait être aveugle pour ne pas voir qu'il tenait, mine de rien, à la scientifique – ou peut-être l'américain le sondait-il trop, au milieu de son ressentiment. Oui, la seconde option était la plus probable.
Il la rumina un instant, tandis que la chercheuse rasait les poils de Chèvre dans des gestes peinés. Un peu plus, et elle en verserait des larmes. Cela est compréhensible. Ce sont ses animaux préférés. Il aurait ressenti la même chose, s'il avait été forcé à mettre à nu un pangolin.
« C'est fait », soupira alors la châtaine. Le plus petit en sursauta presque. Il l'avait observée, sans réaliser l'avancée de sa tâche. Certainement voulait-il tout voir d'elle – dans la mesure du possible – avant de lui dire adieu. Son regard dut néanmoins vite être happé par ce pauvre animal à la chair brune.
Regard qui s'illumina en voyant les chiffres tatoués sur différents membres de la bête.
« C'était aussi simple que ça ? » laissa tomber le caporal-chef. Marion recula de quelques pas, et épousseta son pantalon blanc. « Je suis surprise aussi », souffla-t-elle. « Je n'aurais jamais fait une chose aussi simple... mais... » Elle marqua une pause, tant orale que physique. Isaac haussa un sourcil blanc, Livaï fronça les siens, elle tapa du poing dans sa main.
« Mais j'étais un génie ! » s'écria-t-elle.
***
« Sérieusement ?! » se gaussa Antoine, plié en deux sur sa chaise. « Comment t'as pu cracker ça aussi facilement ? Ça vient certes de toi-même, mais... » Il dut essuyer les larmes de rire perlant au coin de ses yeux clairs, mais ne parvint pas à entièrement cesser de se tordre sur place. Livaï, adossé dans un coin du bureau de Hansi, s'en pinça l'arête du nez.
« Enfin..., hoqueta-t-il. T'étais un génie, en effet... Maintenant... il faut que je me calme...
— Excellente idée, jeta son alter-ego.
— Marion, posa une Hansi au sérieux tombal. Tu es sûre de toi ?
— Certaine. »
Un petit silence s'écoula entre elles deux. Puis, les épaules de la major se mirent à trembler à leur tour. Puis, elle aussi éclata de rires. Bordel de merde..., s'exaspéra Livaï. Marion avait déjà eu sa propre dose, et devait avoir trop mal aux abdominaux pour suivre. Et voici que les éclats du Chaillot et de la haute-gradée se noyaient entre les livres et les tas de papiers quasi-poussiéreux.
La châtaine et le trentenaire échangèrent d'ailleurs un regard. Il n'en avait certes pas cru ses oreilles, lorsqu'elle avait martelé, des heures durant, qu'elle avait mis ces chiffres dans son ordre de préférence... des meilleurs bouts de viande à manger sur une chèvre. Elle était si sûre d'elle qu'il avait cru halluciner.
Et pourtant, il fallait bien admettre qu'elle seule aurait pu coder puis décoder une telle plaisanterie.
« Tu es sûre que ce n'est pas dans l'ordre inverse ? insista-t-il encore.
— Oui. Ce sujet-là est sacré, pour moi, grimaça-t-elle.
— Et si tu en avais décidé autrement, chez les américains ?
— Je n'aurais qu'à mettre cette suite de chiffres à l'envers.
— Il n'y a aucun autre code là-dedans ?
— J'ai toujours juré pour les stratégies les plus simples face aux ennemis les plus complexes, même au début... »
Et elle s'étrangla illico. Les deux bougres se calmèrent dans l'instant, subitement à l'affût. « ... du vingt-et-unième », finit-elle, l'œil rond. Elle posa une main frissonnante sur son front, et dut s'adosser contre le mur tant elle chancelait. L'officier quitta son poteau préféré, et la retint par l'épaule avant qu'elle ne s'effondre à terre.
Il bloqua brièvement en sentait que ses muscles tremblaient dans leur entièreté. Des souvenirs éclairs ? « Marion ? » demanda une Hansi bien plus grave. L'intéressée serra les dents. « Mal de crâne... », s'étouffa-t-elle.
Son interlocuteur lui prit l'épaule, et planta deux pupilles acérées dans les siennes. « Ne te fiche pas de moi », articula-t-il. « T'es pâle comme un cul. Des souvenirs éclairs, c'est ça ? » Il la sentit se figer, sous ses doigts. Puis, ses lèvres s'entrouvrirent dans un « oui » faiblard. Il la lâcha donc, et croisa les bras.
« Lesquels ?
— Simplement... Rebecca. Et... je crois... »
Elle déclina la tête : ses boucles châtaines cachèrent la partie intacte de son visage.
« Marion..., murmura Antoine.
— Rhys. Je ne sais pas... à qui j'aurais sorti un truc pareil... Il faudrait demander à Kenny... Non, se précipita-t-elle brutalement, la respiration sifflante. Rebecca. Doit en savoir plus. Kenny... n'était que mon garde du corps. Rebecca, martela-t-elle. »
Livaï l'étudia quelques instants. Il les sentait de là, ses horreurs et ses traumatismes. À quel point était-il perturbant de se souvenir d'un passé totalement inconnu ? Il jeta un regard à son alter-ego, qui fixait Marion de deux prunelles perturbées. Même moi, je n'aimerais pas vivre ça.
« On va ramener Rebecca, alors, décida Hansi.
— Ça part sur un bleu, trancha son collègue. »
Il ouvrit la porte, et fut presque ébloui par la froideur de la lumière de ce décembre-ci. Elle coulait à flots des fenêtres du corridor administratif. Dans la cour, des recrues et des membres des Divisions circulaient. Lorsqu'il tourna la tête à droite et à gauche, il tomba sur...
Alma, qui se raidit de la tête aux pieds.
« Ca... Caporal », se précipita-t-elle. Elle plaqua vivement son poing contre sa poitrine, très peu à l'aise. Tiens. Celle qui a flippé devant Isaac, et est revenue en chialant de sa discussion avec Marion ? « Va chercher Rebecca », abrégea-t-il. Elle acquiesça illico, et partit sans demander son reste. Et je parie que ce sera Ymir qui se rameutera ensuite ?
Il retourna dans l'office de la major, et en ferma le battant. Juste à sa gauche, la borgne n'en menait toujours pas large. Mal de crâne, en plus de ça. Si elle se fait transférer, on ne la reverra plus avant un moment... Ses paupières s'agrandirent avec lenteur. Repartir, encore ? Alors qu'elle est si près de son but ?
« Ton mal de crâne », intervint alors la brune. « Il ressemble aux prémisses d'un transfert ? » L'intéressée expira un bon coup, mais ses frissons ne parurent pas se calmer. Autant rester à côté, au cas où elle se casserait la figure.
« Non. Il se calme, de toute façon...
— Même si c'était un transfert, on ne pourrait pas y faire grand-chose, souffla Antoine.
— Tu t'y connais, en effet, articula son double. »
L'autre se contenta de faire la moue. On aurait bien dit que l'idée qu'elle ne revienne pas dans le passé, et n'aille pas plus dans le futur, semblait l'alléger un poil. Hansi également s'affalait un peu plus sur sa chaise droite. « Ça de moins », paraissait-elle songer. Le petit homme la rejoignait là-dessus.
Dans quel bordel cela le – non, les mettrait-il ?
On frappa trois coups à la porte ; il s'en écarta donc. « Entrez. » Et on entra. À sa très absente surprise, ce n'était pas Ymir qui accompagnait Rebecca, mais Sasha, laquelle les salua également. « Repos », lui indiqua sa supérieure. « Rebecca... » Celle-ci pénétra la pièce, et posa ses prunelles sombres et vides sur Marion, puis Antoine, puis son interlocutrice principale. La plus jeune partit dans l'instant.
« Marion a l'air d'avoir retrouvé d'autres souvenirs », lui apprit la haute-gradée. Rebecca entrouvrit ses lèvres pulpeuses, les bras plus ballants encore qu'auparavant. Clouée sur place. Muette. Béante. Antoine lui-même montra sa stupeur, sans pour autant intervenir. Et Marion, elle...
... posa un œil éberlué sur l'américaine.
« Rebecca », murmura-t-elle. Le caporal-chef fronça les sourcils, et passa une main devant la face ronde de la française. Elle se tourna vers lui dans un sursaut. « Est-ce que tu sais qui je suis ? » Lourd silence.
Elle m'a oublié ? Encore ? Elle avait la même tronche, il y a un an et demi... Et elle avait fini par se souvenir des Murs, la dernière fois. Mais perdre la mémoire, dans un tel contexte ? Non, pensa-t-il, les sourcils froncés. Que ses souvenirs se mélangent cinq minutes, d'accord, mais de là à avoir un blocage de...
« Livaï, oui », laissa-t-elle tomber. Arraché à ses pensées, il manqua la crise cardiaque. Saloperie, ragea-t-il. Réponds plus vite, bon sang.
« Dans ce cas, pourquoi avoir l'impression de voir un fantôme lorsque Rebecca...
— Elle ne devrait pas être là ! s'écria subitement Marion. »
Tous sursautèrent, la mentionnée comprise. Elle se tourna vers Marion, et la dévisagea avec horreur. Deux retardées, face à face : cela promettait. Superbe. On a un autre problème, maintenant. Et Hansi de prendre une longue inspiration.
« Pourquoi ? posa-t-elle.
— Elle était à la base... et... est venue ici, réalisa subitement la châtaine. Oui, au temps pour moi. Donc... souvenirs éclairs... On parlait de la Trinité Poitevine, et j'ai dit que « j'ai toujours juré pour les stratégies les plus simples face aux ennemis les plus complexes. » Et là, j'ai ajouté, « même au vingt-et-unième siècle. » Je t'ai dit un truc pareil ? »
La tranquillité brutale de son ton souffla les trois autres : elle cligna des paupières avec confusion.
« Quoi ? J'ai dit un truc de mal ?
— Non..., lâcha une Rebecca sur le cul. Tu es bien trop détendue...
— Je devrais quoi, pleurer toutes les larmes de mon corps ? Ce sujet est important, tant pour moi que pour les Murs, et peut-être aussi pour toi, puisqu'on s'est connues au vingt-et-unième.
— Quand on bossait ensemble, enchaîna l'américaine, tu disais en effet que tu préférais largement la simplicité.
— C'est donc probable que j'aie appliqué cette logique sur les chèvres ?
— Très, oui. Mais est-ce que tu te souviens d'autres choses ? se précipita-t-elle.
— Eh bien...
— Il y a autre chose d'important ? s'interposa Livaï.
— Je lui ai effacé la mémoire. Ce n'est pas normal qu'elle se remémore ça.
— Ça ne m'avait pas fait oublier Kenny, réfléchit rapidement Marion, tant et si bien que Stéphane Bern avait décidé de m'effacer la mémoire par-dessus. De ce qu'on m'en a dit, tu avais seulement ciblé les informations sur la machine numéro sept. Vous êtes manifestement deux à avoir presque foiré.
— Attendez, les arrêta sèchement le petit homme. Vous pouvez développer tout ce bordel ? »
Toutes deux se tournèrent brusquement vers lui, avec cette même expression farouche. Il ne se sentit pas spécialement attaqué, mais la scène restait insolite pour qu'il soit à court de mots durant un petit moment. Ces deux-là, qui n'avaient quasiment pas interagi, échangeaient et agissaient désormais comme si elles se connaissait depuis des années ? Pour Rebecca, pourquoi pas, mais ce qui était de Marion...
« Eh, calmez-vous, laissa tomber Antoine. Marion, qu'est-ce qu'il t'arrive ?
— Quoi, qu'est-ce qu'il m'arrive ? demanda-t-elle, les sourcils froncés.
— Tu agis comme si tu la connaissais depuis des années. »
Bien évidemment, elle fit la carpe dans l'instant. Elle ne s'en rend pas compte. Et ça ressemble bien à de vieux réflexes qui ressurgissent. Est-ce qu'elle commence à dégénérer... ? Dégénérer, comme ils avaient pu le constater, avec son alter-ego qui s'était rameuté en beuglant qu'elle devait la tuer, et se tuer en prime, car il paraissait que tout le monde était mort. Le caporal-chef s'en souvenait bien, de la force avec laquelle elle s'était débattue, alors que lui et Mike avaient tenté de la retenir.
Plongée dans son Instinct, jusqu'à en être démente.
Lien vers le fanart : https://www.zerochan.net/2281715, par Yeleleow sur Tumblr
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