Face-à-face - Partie 2
Antoine ne prit pas la peine d'ouvrir la porte. Il la défonça purement et simplement, et entra à grands pas dans la boutique de thé de son oncle. Ce fut un Sven pris au dépourvu qu'il rencontra d'abord : le résistant le fusilla du regard, couteau en main. « Kenny », articula-t-il simplement. L'énergumène hocha la tête en couinant, et fila à l'étage. Là rangea-t-il son arme dans sa ceinture.
De la pièce aux nombreuses étagères, il n'en voyait pas grand-chose. Seul cet escalier tarabiscoté attirait toute son attention vrombissante. Sa vision ne s'obscurcissait qu'à cela. Et, dès que le fameux Kenny le descendit en boitillant et râlant, béquille en main, il ne fit que crisper ses doigts sur le poteau à sa droite. Les iris égéens de son parent se posèrent sur lui. Il haussa un sourcil, peu impacté par sa fureur.
« T'as quoi, d'un coup ? grigna-t-il. Tu sais combien ça coûte, une porte ?
— Petite discussion, articula son neveu. »
Il remit le battant en question sur ses gonds, et fit face à Fabien. Celui-ci plissa les paupières. Il était toujours singulier de le voir avec une main et un pied en moins. Cependant, la colère sourde du jeune homme et son cœur battant à tout rompre recouvraient le peu de compassion qui tentait d'y pointer.
Peut-être se fourvoyait-il. Lui, torturer Marion ? Après des années dans leur petite ville de l'ouest de la France, et toutes ces parties de Double Dash ? Le seul fait qu'elle se soit faite charcuter le mettait presque hors de lui. Alors, qu'était-il prêt à faire, si Fabien en était le responsable ?
« Petite discussion, hein, reprit d'ailleurs celui-ci. Je t'écoute.
— Marion s'est faite torturer. »
Et le silence de tomber sur eux comme un roc.
Non. Il vit pourtant l'expression de l'homme au chapeau tourner brièvement, très brièvement, au lugubre. Seulement, l'impassibilité reprit le dessus. Cet air de type qui se détachait de tout, qu'il avait toujours observé chez lui. Mais il lui apparaissait si faussé, ce jour-ci, qu'Antoine dut fermer les yeux quelques secondes pour ne pas exploser.
« Tu le savais ? continua-t-il du mieux qu'il le put.
— Oui. »
C'est... c'est une blague. « Comment ? » siffla-t-il. Fabien tira une chaise à lui. « En chopant une discussion au has... » Ce fut peu, très peu, mais de trop.
Le plus jeune fonça sur lui sans s'en rendre compte, et le plaqua violemment contre le mur. Des boites tombèrent plus loin dans un grand fracas : l'homme au chapeau, lui, l'étudia d'un œil rond. « Tu... », débita Antoine. « Toi... Marion... »
Il tenta de sortir d'autres mots, tout en se retenant pour une raison obscure ; et son horreur, son désarroi, et sa haine, l'envoutaient avec trop de talent. Il tenta de prendre une longue inspiration, en vain. Sa respiration bloquait purement et simplement. Puis, l'autre durcit son expression, et posa sa paume intacte sur son poignet. Simple contact qui l'électrisa sur place.
Antoine le prit par le col, et le balança à terre dans un cri déchiré.
« Pourquoi ?! » tonna-t-il enfin. Il ignora la grimace de douleur de son interlocuteur. Ce dernier ne répondait pas. Il ne faisait rien. Il restait passif, là, face à lui. La hargne de son neveu en prit un coup. Par terre, son oncle. Mais le bourreau de Marion. Mais son oncle.
Mais le bourreau de Marion. Et, en se souvenait du simplement hurlement qu'elle avait poussé, il se saisit méchamment de la pauvre chemise de Fabien, pour remonter son visage à sa hauteur. « Explique-moi ! » rugit-il, les larmes aux yeux. « Pour quelle foutue raison ?! Marion, on cause de Marion ! Tu te souviens d'elle, au moins ?! Comment tu as pu... »
Il serra sèchement les dents, les paupières crispées. Pire idée. La scène de l'amputé gravant la peau de la chercheuse était trop forte. Il jeta Kenny à terre, et lui ficha un violent coup de pied dans la hanche. « ... lui faire un truc pareil ?! »
Les paroles qu'il hurla ensuite, il les réalisa déformées. Et l'air impénétrable du quinquagénaire, lui, l'enfonça un peu plus dans son désespoir. Il ne sut pas combien de coups il lui ficha. Il se sentait simplement déchiré. Son corps parlait à sa place. Tabasser celui qui l'avait éduqué. Quelle force y mettait-il ?
Puis, alors qu'il ouvrait la bouche pour déverser son incompréhension et sa fureur, il réalisa que l'autre ne montrait aucun signe de douleur physique. Non, il attendait juste de cesser de servir de défouloir. Mais ce qui le heurta le plus, ce fut son expression... vide. Vide. Il cessa lentement tout mouvement, les bras ballants.
Un silence tombal envahit la boutique. Antoine chancela un moment, pour s'appuyer contre le comptoir, pâle comme un linge. « Fabien... », souffla-t-il faiblement. Aucun sanglot ne sortit de sa gorge. Sa propre douleur était aussi muette qu'affreuse. « Pourquoi... ? »
L'intéressé se rassit simplement, attrapa sa béquille, et se releva, non sans mal. Aucune réponse ne franchit ses lèvres sèches. Ce fait seul acheva son neveu. Il ne sut plus quoi faire, cette situation lui échappait complètement. Il se contenta donc de béer, la mâchoire légèrement tremblante.
Mais ce silence ne dura pas bien longtemps. Des pas fermes s'approchèrent de l'enseigne : Livaï débarqua dans la pièce, et jeta un œil à la porte qui chuta purement et simplement sur le parquet poussiéreux. Là, il remarqua ensuite le bordel entourant les deux Chaillot, et remonta un œil rond sur eux. « Eh », lâcha-t-il. « Qu'est-ce que vous avez foutu ? »
La pénombre de la boutique ne permit pas à Antoine de voir l'air de son alter-ego. Toutefois, il la devinait brièvement peu aimable. « Livaï ? » hésita ensuite une voix trop familière. Son cœur cessa presque de battre. C'était Marion. Marion, et son ton hésitant et blanc et blanc et surtout blanc. Il l'avait retranchée dans ses traumatismes.
Une nouvelle fois, il s'était laissé aller. Et là réalisa-t-il que ce n'était rien d'autre que son lien qui l'avait poussé là-dedans.
Il porta une main tremblante à son front, les paupières écarquillées. « Elle voulait... parler... à Fabien. Je vais juste... » Il se détacha laborieusement du faux bar le soutenant, et partit dans la direction de l'officier, sans un regard pour son ancien tuteur. « Elle est en sécurité, avec toi, n'est-ce pas ? » murmura-t-il avec faiblesse à Livaï. « Je retourne à la... »
La main qui l'arrêta net lui coupa le souffle. L'autre le fusillait de ses prunelles acérées. Ses traits fins étaient définitivement durs.
« Avant ça, des explications, articula-t-il. Marion n'a rien pu me sortir.
— Da gibt's nicht, Livaï, énonça platement Fabien. »
Antoine lui regarda en arrière, d'autant plus perdu. Il s'était assis sur son siège, les coudes sur ses genoux. Il n'avait manifestement pas une once de compassion pour ses moignons. Et ses iris cernés de rides, eux, fixaient son chapeau au sol.
« Il n'est pas sous tes ordres, de toute façon. Il a juste appris ce qu'il s'est passé dans les Bas-fonds.
— De ça aussi, j'aimerais en savoir plus, jeta-t-il.
— Tu te barres aussi, alors. Je te l'ai dit : je n'en causerai qu'à Marion.
— Tu penses qu'elle est en état ?
— A elle de voir. Mais elle a bien hurlé un « Kenny » lorsque je me suis fait démembrer, ricana-t-il faiblement. C'est que dalle pour toi ; par contre... »
Il appuya sa nuque contre l'une des poutres de son escalier brun. « Pour elle et moi, pas la même. Elle veut des éclaircissements, n'est-ce pas ? » Antoine béa un instant. « Pour elle et moi »... ? Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? Il relâcha définitivement ses muscles sous l'incompréhension douloureuse qui s'abattit sur lui. Je ne sais rien, comme ils me le répètent. Mais... Il referma la bouche, les pupilles tremblantes. Mais Livaï et Annie non plus, réalisa-t-il lentement. Cette situation est complètement différente.
« ... Soit », laissa tomber le caporal-chef. Sur ce, il fit volte-face, et sortit de nouveau. Sans oublier de remettre grossièrement la porte en place. De longs instants coulèrent entre l'oncle et le neveu : ce dernier posa un doigt sur sa tempe. Un mal de crâne, et il paraissait sévère. Encore. Encore...
Fabien persévéra dans son mutisme. Antoine ne fit pas mieux. Ils étaient deux tombes, entre ces quatre murs. C'est un bordel sans nom... et... Il bloqua subitement.
Attends. Fabien est un Chaillot. Génétiquement modifié. Qui souffre du... Non, connaît aussi le lien Shihong. S'est-il seulement lié à quelqu'un ? Ses neurones esquissèrent une connexion, mais il la refoula illico.
Il se reconcentra sur cette salle obscure, dont les meubles de vieux bois étaient à peine éclairés par les rayons timides du soleil. Tout était flou, ici. Sauf, peut-être, le thé éparpillé sur le sol, non loin de ce Fabien inerte et lugubre. Les yeux clairs et embués du jeune homme les fixèrent avec labeur. Puis, il se détacha de la cloison de pierres taillées et étrangement noircies, et s'avança.
Chacun de ses pas lents fit écho avec le tic-tac de la pendule du fond. Le comptoir, à sa droite. L'ancien agent-double, à sa gauche. Ces nombreuses feuilles séchées, devant ses bottes. Il s'y était arrêté par automatisme. Son cœur déchiré n'eut pas son mot à dire lorsqu'il s'accroupit, et les regroupa de ses mains secouées de soubresauts.
Lorsqu'il tenta d'empiler les boîtes, elles lui glissèrent entre les doigts. Il ne les contrôlait plus. Son esprit était trop embrumé. Il n'était pas même capable d'accomplir cette esquisse de ménage. Un pic de douleur assaillit sa cervelle : il contracta les mâchoires dans un gémissement ténu. Il avait mal, si mal, que les meubles semblaient danser autour de lui. Ou étaient-ce ces étoiles parasitant sa vue ?
Fabien, lui, ne pipait toujours mot.
On déplaça de nouveau la porte d'entrée, et la posa contre un pilier annexe. Antoine la vit, cette lumière, étendre son ombre devant lui. Toutefois, il ne parvint pas à décoller son genou des planches froides, sur lesquelles il avait jeté son seul parent restant. Non, il y avait également Mikasa, comme parent. Mais qu'en avait-il à foutre, à cet instant précis ?
« Antoine », l'interpella Livaï. « Il faut que tu sortes. » L'intéressé esquissa un mouvement. Ce fut plus facile qu'il ne le pensa : il se releva comme un pantin, se retourna, et partit d'une démarche raide. Son regard passa à peine sur Marion. Cette fois-ci, son carré ondulé ne cachait pas ses taches de rousseur. Ni son œil vert. Ni ses traits encore un peu ronds, et surtout graves au possible.
Il passa à côté d'elle, elle posa doucement sa main sur son épaule. Et alors qu'il était incapable de lui faire face, la chercheuse remonta sa paume sur le sommet de sa tête, et la lui tapota brièvement. Il la gratifia d'un air déboussolé, auquel elle répondit par ce sourire typiquement teinté de tristesse. Constat mis en avant par sa balafre rougeâtre.
Il se retrouva collé contre la devanture, rênes en main, le visage levé vers ce ciel parfaitement clair. Il tenta bien d'assourdir ses oreilles, mais son ouïe était trop fine. Heureusement, il put choisir de ne pas comprendre l'échange en allemand auquel il n'était pas censé assister.
Pour le français, ce fut une autre histoire.
D'abord, un silence. Quelques pas, quelqu'un qui s'adossa contre un pilier. Une chaise glissa également contre ce parquet mal balayé, que Livaï devait certainement avoir en horreur. De longues secondes coulèrent ensuite. N'écoute pas. Il reconnut Marion, inspirer avec difficulté. N'écoute pas. Ce seul élément lui broya un peu plus le cœur. N'écoute pas. Car sa douleur, il la sentait d'ici.
« Qui t'a fait cette balafre ? » Antoine sursauta presque. Fabien avait brisé ce lourd mutisme avec brio. Il avait certainement devancé la chercheuse, mais son ton restait effroyablement plat.
« Ça t'intéresse, maintenant ? laissa tomber Marion, glaciale.
— Ça se voit encore mieux que ton nez au milieu de ta figure.
— Une sergente. Je ne suis pas venue... pour ça.
— Je sais. »
Un ange s'attarda par là. La scientifique lui mit presque une droite.
« J'ai eu des réminiscences. » Rien. « Explique-moi ce qu'il s'est passé dans la base américaine. » Nada. « C'est assez dur comme ça... de supporter... » Pause. « ... ta tête », murmura-t-elle d'une voix brisée. Le jeune Chaillot serra les dents. Il y avait plus que ce qu'il avait pu constater entre ces deux-là, durant leur adolescence, dans leur petite ville de la France. Il ne voulait pas en savoir plus ; néanmoins, son corps entier l'y força presque.
« Quels souvenirs ? abrégea Fabien.
— Toi... dans la vingtaine. »
Ils s'y sont vus... Bien évidemment, il m'a dit qu'il avait travaillé chez les américains...
« Je vois.
— Qu'est-ce que tu y faisais ?
— Rhys m'a dit de te surv... »
On jeta un objet dans un cri de rage. « Je ne veux pas entendre son nom », siffla-t-elle avec agressivité. « Tu m'as... traumatisée, et tu oses remuer le couteau dans la plaie... ? Est-ce que tu sais ce que j'ai enduré ?! » Elle laissa échapper un rire désespéré. « Bien sûr que non... Tu n'as jamais été torturé, toi, hein ? On ne t'a jamais gravé « mentir, c'est pas bien » sur le bras, n'est-ce pas ?! »
Quoi ? pensa Antoine, l'œil rond. Une colère brisée naquit dans son coffre. Il n'eut pas la force de bouger.
« Non, c'est vrai, lâcha-t-il avec acidité. Je sais pas ce que ça fait, d'être violenté. Ma main et mon pied non plus.
— Ne joue pas au Caliméro, gronda-t-elle. Qu'est-ce qu'il s'est passé, dans la base américaine ?
— On est juste...
— ... sortis ensemble, c'est ça ? »
Cette fois-ci, il manqua de s'étouffer. Il se contenta toutefois de se plier en deux, les lèvres entrouvertes et les paupières écarquillées. Fabien... et Marion ? Ensembles... ? Le monde tourna violemment autour de lui. Son crâne. Il explosait presque. « Non. »
Immobilisme glaçant. Non. « On était dans la même base. » Son timbre était robotique. « Je te gardais car tes travaux étaient top secrets. Tu m'as reconnue, je te connaissais pas encore. T'étais choquée. Tu m'as demandée ce que je foutais ici, t'as pleuré. Puis, t'as compris le problème. T'as appris à connaître le moi version un peu plus de vingt ans. »
Marion n'intervint pas ; Antoine, lui, resta appuyé contre la devanture, la main crispée sur sa chemise. Il craignait sérieusement le reste, il ne savait pas ce qu'il pouvait encaisser. Son oncle, et Marion, les deux personnes les plus proches de lui dans ce millénaire en bordel. Son avis sur le premier était déjà salement mitigé, et il n'en revenait toujours pas. Alors, si la seconde lui échappait également...
« Au final, tu m'as dit que tu m'aimais. »
Lourd silence. Un oiseau chanta, quelqu'un courut comme un dératé à la gauche d'Antoine. Bertolt, reconnut-il. « Que je... t'aimais... » Le traître, maigre au possible, descendait cette rue sinueuse au sol peu fiable, dont les maisons de colombages et de pierre vieillottes étaient puissamment illuminées par les lourds rayons du soleil. « Je... le savais déjà, ça... », ricassa Marion. Je n'ai pas eu le temps de te torturer, toi. Tu fous quoi ici ?
Le grand dadais posa ses iris kaki et exorbités sur lui. « Je voulais savoir si les paroles de Rebecca étaient justes. » Il haleta un instant, puis hoqueta sous l'horreur. « D'accord. Je t'aimais. Dans ce cas, je ne comprends pas. » Viens donc me voir. Et puisque le jeune Chaillot semblait rester figé sous le choc, le semi-géant serra les dents, et fonça sur lui. « La raison pour laquelle tu m'as torturée. » Viens donc... Il vint, à grandes enjambées, en silence, décidé à tuer. Quelques mètres. Une distance moindre. Antoine était à portée de coup, mais son corps ne lui répondait pas. Là vit-il la lame qu'on allait planter dans son abdomen.
« Tu me l'as demandé. »
Ces mots le heurtèrent le plein fouet. Il se décala vivement ; le poignard entailla tout juste sa peau. Il tordit le bras de son opposant muet avec rage, et le plaqua violemment contre le mur. Poignet dans le dos. Poignard dans le dos. Il le récupéra, et le plaqua contre la carotide du semi-géant.
« Ferme ta grande gueule, articula-t-il à mi-voix.
— ... Quoi ? chevrota Marion. Tu te fous de moi. Jamais...
— Tu vas rester sagement silencieux, siffla-t-il, ou je t'égorge.
— J'étais lié à toi, la coupa l'oncle.
— Je...
— C'est pour ça que j'ai voulu défoncer Wilson, et beuglé ton prénom. Et toi ? jeta-t-il. Pourquoi est-ce que t'as hurlé Kenny au lieu de Fabien en voyant mes blessures ? T'en as conscience, maintenant, et t'es la seule à te mettre des œillères. Tu te souviens de nous. Mais, tu sais, il s'est passé trente ans, pour moi. »
Face à la fureur sourde d'Antoine, il déglutit simplement, et relâcha tous ses muscles.
« Toi, on t'a effacée la mémoire lorsque je t'ai balancée chez la Résistance. Malgré mon lien. J'ai ensuite obéi à Rhys. A cause du lien. Je suis resté passif lorsque je vous ai vus, Antoine et toi, vous rapprocher, et ce rat se lier à toi. Contre mon lien.
— Et la torture ? coupa-t-elle d'une voix tremblante. Me sors pas de conneries. Comment est-ce qu'on peut charcuter son lien ?!
— J'en ai assez bouffé ! tonna brutalement l'oncle. »
Un hoquet stupéfait s'échappa des lèvres de Bertolt. Le neveu, lui, resserra sèchement sa prise, les muscles tremblants et l'œil rond. Il était devenu une bombe à retardement, chacun de ses membres le hurlait.
« Tu sais ce que ça coûte, pour un Chaillot, d'aller contre ses gènes ? » rit-il. « Ouais, dans les Bas-fonds, je te revoyais pour la première fois depuis des décennies. Je savais que t'avais tout oublié de nous. Je savais que j'allais devenir taré avec ce qui allait suivre. » Une chaise racla contre le sol. « Dans les années 2000, t'avais conscience que la Résistance allait attaquer la base, et tu voulais pas tomber entre les mains de Rhys. Alors, tu m'as demandé, à moi, de le faire ; en disant que sinon, tu le supporterais pas. »
Suivirent des pas incertains se rapprochant du mur. Quelle tête tirait Fabien ? Quelque chose d'assez percutant pour que Marion ne recule.
« Et moi non plus, j'aurais pas pu voir ça, murmura-t-il. Il y serait pas allé de main morte.
— Tu n'as pas été conciliant, tenta-t-elle de gronder.
— Tu connais les méthodes des 'ricains... ? Arracher des ongles, sectionner des auriculaires, trancher un pied. Si j'avais pas été conciliant, le pain que je t'ai mis, il t'aurait massacré la moitié de tes dents.
— Tu as essayé de me noyer, débita-t-elle. Tu as défoncé ma peau. Tu m'as frappée, et...
— ... et sans ça, il m'aurait viré. Là, c'était la porte ouverte à toutes les fenêtres pour lui. »
On se leva brutalement de son siège, pour se rattraper de justesse à un meuble au hasard. « Marion », laissa-t-il tomber. « Je savais que t'allais me haïr. Mais... » Toute la douleur que son ton laissait tout juste transparaître coupa le souffle d'Antoine. Non, ça, il ne l'avait jamais entendu de sa part. Leur discussion le mortifiait déjà ; mais leur état, à eux deux, manquait de l'achever. Il aurait aimé disparaître, à cet instant précis. On le bouffait de l'intérieur, il ne voulait plus vivre ça.
« ... pendant ces années... je t'ai toujours aimée. »
Lorsque le plus petit manqua de tomber à genoux, Bertolt tenta de se dégager de son emprise : il le relâcha, et frappa brutalement ses deux oreilles. Il chuta à terre, sonné ; et le Résistant, lui, le rejoignit sans mal. C'était définitif. Marion était hors de sa portée. Il l'avait vu chez Livaï : des sentiments, ça ne disparaissait pas avec des modifications de mémoire. Même... s'il la violentée. Et détruite. Non... Il porta une main affreusement tremblante à son front. Non, personne n'aime son bourreau. Mais le passé...
« Le passé peut pas être effacé », énonça lentement Fabien. « Crache sur moi autant que tu le voudras. A ce stade... ça relève de la pichenette. Je reste avec mes souvenirs, fous ce que tu veux des tiens. Maintenant, tu peux te casser, j'ai rien d'autre à ajouter. »
Et un lourd silence de ponctuer ses mots laborieux. La chercheuse n'y répondit pas. Elle était sûrement pâle comme un linge – avec, peut-être, quelques larmes pour saupoudrer le tout. Celles tout aussi muettes d'Antoine étaient cachées par les longs cheveux tombant devant sa face. Il n'en eut cure, son cerveau surchauffait. Non. Il était débranché. Non. Il ne savait plus.
Ils s'aimaient. Mon oncle et Marion s'aimaient. Aujourd'hui... ça n'a pas changé pour lui. Pour elle, si. Pas pour lui. Ils s'aimaient. A côté, je ne suis rien. Oui. Je ne sais plus. Probablement. Peu... peu importe. « J'ai d'autres personnes », souffla alors Marion. « Carla est là. Antoine est là. » Celui-ci rouvrit lentement les yeux. « Je suis désolée... Mais je n'arrive pas à ressentir une once de peine pour toi. Voilà tout. »
Elle tourna les talons ; le jeune homme resta genoux à terre, même lorsque la poignée de la boutique s'abaissa. « Antoine est là. » Cependant, son menton, lui, se releva enfin.
« Au revoir, Kenny », murmura-t-elle.
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